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Date : 20221004


Dossier : IMM-5240-17

Référence : 2022 CF 1374

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

SIMPHIWE ZWELET SIMELANE

TAKHELE PRINCE ZULU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, qui sont cousins et tous deux citoyens du Swaziland, sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) le 27 septembre 2017 (la décision).

[2] Les demandeurs sont entrés au Canada depuis les États‑Unis le 23 juin 2017. Ils ont présenté leurs demandes d’asile au point d’entrée à titre de demandeurs d’asile visés par une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs.

[3] La SPR a joint les demandes d’asile des demandeurs Simelane (M. Simelane) et Zulu (M. Zulu) à celles de leur mère/tante et de ses deux enfants mineurs. Les enfants mineurs ne sont pas parties à la présente demande de contrôle judiciaire. Les demandes d’asile ont été rejetées par la SPR, qui a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande et je renvoie l’affaire à un tribunal de la SPR différemment constitué pour nouvelle décision.

II. Le contexte procédural

[5] La présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été mise en suspens, au même titre que de nombreuses autres demandes, dans l’attente de la décision de la Cour suprême du Canada quant à la demande d’autorisation d’appel présentée dans l’affaire Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223. La Cour suprême a rejeté la demande d’autorisation d’appel le 5 mars 2020 (dossier no 38864).

III. Le contexte factuel

[6] La mère de M. Simelane est la tante et la tutrice de M. Zulu. Elle s’appelle Phindile Constance Nxumalo (Mme Nxumalo). Elle était mariée à Khulekani Ncube (M. Ncube), qui était le beau-père de M. Simelane et l’oncle de M. Zulu.

[7] Mme Nxumalo est une personne protégée au Canada.

[8] Les demandes d’asile des deux demandeurs sont fondées sur leur appartenance à un groupe social, sur leur famille et sur leurs opinions politiques présumées, et le risque auquel ils seraient exposés découle du fait que M. Ncube était membre actif du Mouvement démocratique uni du peuple (People’s United Democratic Movement – le PUDEMO) et que Mme Nxumalo était son épouse.

[9] Après qu’un pont ait été bombardé en septembre 2008, les autorités du Swaziland ont voulu arrêter M. Ncube, mais celui-ci a fui en Afrique du Sud. Mme Nxumalo est alors devenue la cible des autorités dans leur quête pour retrouver M. Ncube.

[10] À plusieurs reprises, Mme Nxumalo a été placée en détention par la police swazie et interrogée sur l’endroit où se trouvait son mari. Elle a été agressée physiquement et menacée à la pointe d’un fusil par la police plus d’une fois. À diverses occasions, des policiers ont placé un sac en plastique sur son visage puis ont appuyé sur celui-ci à tel point qu’elle avait du mal à respirer. Sa maison a également été fouillée en mai et en juin 2010 par des policiers qui étaient à la recherche de M. Ncube.

[11] À un moment donné, Mme Nxumalo est allée vivre chez sa sœur dans une autre ville. La police l’a retrouvée et l’a de nouveau interrogée au sujet de M. Ncube. Ils l’ont également placée en détention et agressée, la menaçant de la tuer [Traduction] « de la même façon qu’ils tuent ceux qui travaillent pour le PUDEMO ».

[12] M. Ncube est mort dans un accident de voiture le 24 septembre 2013. Les demandeurs allèguent que l’accident était suspect, car la voiture n’était pas endommagée et M. Ncube avait une large entaille à l’arrière de la tête.

[13] Après le décès de M. Ncube, l’entourage de Mme Nxumalo a fait pression sur elle pour qu’elle épouse son beau-frère au Zimbabwe, comme le veut la coutume. Elle a refusé, et craint que la famille se serve de ses enfants pour la forcer à l’épouser.

[14] Dans son exposé circonstancié, M. Simelane relate des ennuis survenus en juin 2016, lorsque la police a fait une descente au domicile de sa mère et demandé où cette dernière se trouvait. Chaque fois qu’il y organisait une fête ou un rassemblement, la police faisait irruption et demandait à quel endroit se trouvait la propriétaire de la maison (sa mère).

[15] Bien que M. Simelane soit citoyen de l’Afrique du Sud par filiation paternelle, il n’a jamais, depuis sa naissance, passé une journée complète en compagnie de son père. Son père a sa propre famille en Afrique du Sud. M. Simelane affirme qu’il ne serait pas en sécurité en Afrique du Sud ou au Swaziland.

[16] Dans son exposé circonstancié, M. Zulu indique de se reporter aux exposés circonstanciés de Mme Nxumalo et de M. Simelane pour obtenir des précisions sur sa crainte de persécution. Il affirme avoir été giflé, menacé, battu et fouetté par la police en septembre et en octobre 2016 parce qu’il refusait d’indiquer où se trouvait Mme Nxumalo. Les coups de fouet ont laissé des cicatrices permanentes sur ses hanches.

[17] M. Zulu affirme que quelques policiers se sont à nouveau présentés à lui en décembre 2016 pour lui demander s’il avait d’autres renseignements. Il leur a dit que non et a ajouté qu’il les informerait s’il apprenait quoi que ce soit. Les policiers ont laissé à M. Zulu un numéro de téléphone où celui-ci pourrait les joindre, puis sont repartis.

IV. La décision

[18] La SPR a conclu que le témoignage des demandeurs et l’exposé circonstancié étaient « cohérent[s], détaillé[s] et appuyé[s] par une preuve fiable ». La SPR a également indiqué qu’elle n’avait « aucun motif valable de mettre en doute les allégations de fait présentées dans les formulaires Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) et dans les témoignages de vive voix ».

[19] La SPR avait antérieurement déterminé que Mme Nxumalo avait qualité de réfugié au sens de la Convention parce qu’elle était mariée à une personne qui avait été prise pour cible en raison de ses opinions politiques. La SPR a conclu que, puisque les agents de persécution étaient les autorités de l’État, la protection de l’État et une réinstallation à l’intérieur du pays ne constituaient pas des solutions viables relativement au risque auquel Mme Nxumalo était exposée.

[20] La SPR a conclu que les quatre autres demandeurs d’asile, dont deux sont mineurs, n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

[21] En ce qui concerne M. Simelane et M. Zulu, la SPR a accepté leurs déclarations portant qu’ils étaient en désaccord avec le gouvernement actuel sans toutefois être actifs sur le plan politique et qu’ils n’avaient pas attiré l’attention des autorités puisqu’ils n’avaient pas exprimé leurs opinions publiquement.

[22] La SPR a conclu que M. Simelane et M. Zulu n’étaient pas des réfugiés, puisqu’il n’y avait eu qu’un seul incident d’agression contre M. Zulu et qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse qu’ils soient persécutés par les autorités qui tentaient de retrouver Mme Nxumalo. Par conséquent, ils n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

V. La norme de contrôle

[23] La Cour suprême du Canada a établi que, lorsqu’une cour procède à un contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond – autre qu’un contrôle lié à un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale – la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Bien qu’il s’agisse d’une présomption réfutable, aucune des exceptions à cette présomption n’est présente en l’espèce.

[24] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‐mêmes la question en litige : Vavilov, au para 83.

[25] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

[26] Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. Cela vaut notamment pour les décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu. Vavilov, au para 133.

VI. Les questions en litige

[27] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

  • La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que l’agression physique et les coups de fouet qu’a subi M. Zulu aux mains des autorités de l’État ne constituaient pas de la persécution ou la preuve de l’existence d’un risque futur de persécution?

  • La SPR a-t-elle fait abstraction de la preuve de l’existence d’un risque pour le demandeur Simelane en Afrique du Sud et commis une erreur de fait en ce qui a trait à la citoyenneté des demandeurs?

VII. Analyse

A. L’agression physique et les coups de fouet subis par M. Zulu constituaient-ils de la persécution ou la preuve d’un risque futur de persécution?

[28] M. Zulu soutient que les nombreux coups de fouet qu’il a reçus, lesquels lui ont laissé des cicatrices permanentes, correspondent à la définition de torture qui est énoncée à l’article premier de la Convention contre la torture. Le demandeur s’appuie sur le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié des Nations Unies qui prévoit que « [d]e l’article 33 de la Convention de 1951, on peut déduire que des menaces à la vie ou à la liberté pour des raisons [...] d’opinions politiques ou d’appartenance à un certain groupe social sont toujours des persécutions ».

[29] En réponse à l’argument du demandeur, le défendeur fait valoir que lorsque des policiers ont de nouveau rendu visite à M. Zulu après l’incident des coups de fouet, ceux-ci sont repartis malgré que M. Zulu leur ait dit qu’il ne savait pas où se trouvait sa tante. Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure que le fait d’être questionné sur l’endroit où se trouvait Mme Nxumalo ne constituait pas un mauvais traitement ou de la persécution.

[30] Le raisonnement sur lequel la SPR s’est appuyée pour soutenir que les coups de fouet reçus par M. Zulu (Takhele) n’étaient pas assimilables à de la persécution est le suivant :

Bien que la police puisse demander aux enfants de Mme Nxumalo où se trouve cette dernière, les éléments de preuve n’établissent pas que cet interrogatoire équivaut à un mauvais traitement suffisant pour constituer de la persécution. Takhele a été agressé, une fois, par la police au cours d’une intervention, mais lors de la visite suivante, les policiers sont partis après qu’il eut dit qu’il ne savait pas où se trouvait la demandeure d’asile adulte. Les éléments de preuve ne font pas état d’une violation soutenue et systématique des droits de la personne qui soit suffisante pour constituer de la persécution. Bien qu’il y ait eu un cas de violence, dans les autres cas la police n'a fait que poser des questions, puis est partie.

[31] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], la Cour suprême a confirmé le sens attribué au terme « persécution » par James Hathaway, soit « violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l’absence de protection de l’État ».

[32] Le raisonnement voulant qu’un seul incident de « mauvais traitement » ne constitue pas de la persécution est fondamentalement contraire au principe selon lequel les demandeurs d’asile n’ont pas à établir qu’ils ont été persécutés dans le passé : Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 à la page 258 [Salibian].

[33] Le raisonnement suivi dans la décision de la SPR est que M. Zulu a été agressé au cours d’une intervention, mais qu’il ne l’a pas été lors d’une visite suivante. Ce raisonnement a mené à la conclusion suivante : « [l]es éléments de preuve ne font pas état d’une violation soutenue et systématique des droits de la personne qui soit suffisante pour constituer de la persécution ».

[34] Les demandeurs soutiennent que c’est précisément là l’erreur qui a été jugée déraisonnable par le juge Lemieux dans Ranjha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 637 au para 42 :

[42] Selon moi, dans son analyse de la persécution le tribunal a commis l’erreur de ne pas avoir déterminé l’aspect qualitatif des incidents, savoir s’ils constituaient une violation fondamentale de la dignité humaine, comme c’est le cas pour la mutilation corporelle dont il est fait état dans l’arrêt Chan, précité, savoir la torture, les raclées, les sévices physiques violents ou la dispersion de grands rassemblements pacifiques. Il me semble que le tribunal a commis cette erreur en exagérant la nécessité de l’existence d’incidents constants et répétés.

[35] M. Zulu soutient que la SPR, qui a pourtant admis que Mme Nxumalo a été victime de harcèlement et d’agressions répétées constituant de la persécution, n’a présenté aucun fondement factuel ou analyse quant aux raisons qui l’ont amenée à conclure que la police se bornerait à l’interroger et qu’elle ne le soumettrait pas à de mauvais traitements ou à la torture dans l’avenir.

[36] Je suis d’accord. La SPR n’a présenté, à l’appui de sa conclusion, ni raisonnement ni analyse reposant sur les faits établis.

[37] M. Zulu soutient en outre que la SPR a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas eu persécution du fait qu’un seul incident n’équivalait pas à une « violation soutenue et systématique des droits de la personne qui soit suffisante pour constituer de la persécution ».

[38] Dans sa conclusion selon laquelle M. Zulu n’a pas été persécuté, la SPR a fait allusion aux coups de fouet précédemment mentionnés et examinés en indiquant que M. Zulu avait été « agressé, une fois, par la police au cours d’une intervention ».

[39] La SPR a conclu que les enfants de Mme Nxumalo n’étaient pas exposés à un risque futur de persécution et a déclaré ce qui suit : « [l]e tribunal n’est pas convaincu que les enfants de Mme Nxumalo craignent avec raison d’être persécutés parce qu’ils peuvent être questionnés sur l’endroit où se trouve la demandeure d’asile adulte ».

[40] L’exposé circonstancié de M. Zulu contient toutefois les allégations suivantes :

  • En février-mars 2016, alors que M. Zulu résidait chez sa tante, des policiers qui étaient à la recherche de cette dernière, se sont présentés à plusieurs reprises et l’ont accusé de cacher cette dernière. Lorsque M. Zulu a dit aux policiers que sa tante était partie alors qu’il se trouvait lui-même dans un pensionnat en Afrique du Sud, ceux-ci lui ont demandé où et pourquoi elle était partie, ce à quoi il a répondu qu’il ne savait pas. Ils lui ont dit qu’ils reviendraient et qu’il devrait, à ce moment-là, leur fournir davantage d’information.

  • En septembre-octobre 2016, sept ou huit policiers sont revenus et ont interrogé M. Zulu plus avant sur l’endroit où sa tante se trouvait. Ils l’ont battu, fouetté et giflé, et ont menacé de l’arrêter sous prétexte qu’il dissimulait de l’information. Il garde des cicatrices de l’incident qui est survenu ce jour-là.

  • Aux alentours de décembre 2016, quelques policiers sont revenus et ont, une fois de plus, demandé de plus amples renseignements. Lorsque M. Zulu leur a assuré qu’il les informerait sans tarder s’il apprenait quoi que ce soit, ils lui ont donné un numéro de téléphone où il pourrait les joindre, puis sont partis.

[41] Ces détails sont essentiels pour établir la nature des incidents subis par M. Zulu, mais ils sont absents de la décision. Il est seulement fait mention d’« un cas de violence » et « d’autres cas » où la police n'a fait que « poser des questions, puis est partie ». La décision ne contient aucune évaluation des éléments de preuve présentés à l’appui des allégations selon lesquelles M. Zulu a subi une violation des droits de la personne.

[42] En l’absence d’une telle évaluation, on voit mal comment la Commission a pu conclure qu’elle n’était « pas convaincu que les enfants de Mme Nxumalo craign[aient] avec raison d’être persécutés parce qu’ils [pouvaient] être questionnés sur l’endroit où se trouv[ait] la demandeure d’asile adulte ».

[43] Une autre indication que la SPR n’a pas évalué la nature des incidents tient au fait qu’elle mentionne à plusieurs reprises que les demandeurs ne sont pas actifs sur le plan politique. Cette observation inutile est formulée aux paragraphes 6, 19 et 26 de la décision. Bien qu’il s’agisse d’un fait non contesté, la Commission s’est appuyée sur ce fait pour parvenir à la conclusion suivante :

[26] Simphiwe Simelane et Takhele Zulu déclarent tous deux qu’ils ne sont pas d’accord avec le gouvernement actuel, même s’ils ne sont pas actifs sur le plan politique. N’ayant pas exprimé publiquement leurs opinions politiques personnelles, ils n’ont pas attiré l’attention des autorités qui pourraient leur faire subir de mauvais traitements. Même si le tribunal ne peut pas demander aux gens de cesser leurs activités politiques afin d’être en sécurité, ce n’est pas le cas de ces demandeurs d’asile. Étant donné leur vie dans la collectivité telle qu’elle est établie par leurs actions passées, il n’existe pas de possibilité sérieuse que les autorités les persécutent ou les maltraitent gravement du fait de leurs opinions politiques présumées. En outre, il n’existe pas de possibilité sérieuse que l’intérêt de la part des autorités à trouver Mme Mxumalo (sic) implique un traitement de nature persécutoire ou implique vraisemblablement un traitement décrit à l’article 97 de la Loi. Ils n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger pour ces motifs.

[44] La SPR semble reconnaître que les opinions politiques comprennent les opinions politiques présumées. Malgré cela, elle insiste sur l’absence d’un engagement politique de la part des demandeurs pour conclure que ces derniers ne risquent pas d’être persécutés en raison de leurs opinions politiques présumées.

[45] Il convient de souligner que, malgré l’absence d’une preuve en ce sens, la SPR a conclu qu’aucune opinion politique présumée ne pouvait être imputée aux demandeurs puisque ces derniers n’étaient pas actifs sur le plan politique auparavant.

[46] Ces conclusions vont à l’encontre de l’information présentée dans le document de la CISR intitulé « La jurisprudence sur la définition de réfugié au sens de la Convention » (décembre 2010 – chapitre 4, section 4.6), qui énonce les précisions qui ont été apportées, dans l’arrêt Ward, à la définition d’« opinions politiques » aux fins de la définition de « réfugié » au sens de la Convention.

[47] Il est précisé, en premier lieu, qu’« il n’est pas nécessaire que les opinions politiques en question aient été carrément exprimées » et, en deuxième lieu, que « les opinions politiques imputées au demandeur d’asile » par le persécuteur « n’ont pas à être nécessairement conformes à ses convictions profondes ». Le facteur pertinent, pour toutes les demandes d’asile, demeure la perception du persécuteur.

[48] En soulignant que les demandeurs n’avaient pas publiquement exprimé leurs opinions politiques personnelles, la SPR n’a pas tenu compte du fait qu’il n’était pas nécessaire que les demandeurs aient exprimé leurs opinions politiques. Il n’apparaît pas clairement, à la lecture des motifs, que le résultat aurait le même si la SPR avait tenu compte des précisions apportées dans l’arrêt Ward.

[49] La deuxième erreur qu’a commise la SPR tient au fait qu’elle a limité son évaluation de la persécution des demandeurs aux seules opinions politiques présumées, sans tenir compte de l’existence d’un lien avec la persécution de l’unité familiale du fait de son appartenance à un groupe social. Les faits ne sont pas contestés : les demandeurs ont reçu des menaces et ont été interrogés à plusieurs reprises sur l’endroit où se trouvait Mme Nxumalo, et M. Zulu a reçu des coups de fouet qui lui ont laissé des cicatrices permanentes. Les persécutions qu’ont subies les demandeurs sont liées à Mme Nxumalo, qui a elle-même été persécutée en raison de la persécution dont son défunt époux faisait l’objet à titre de membre du PUDEMO.

[50] Bien que la Cour ne soit pas saisie de l’évaluation du risque concernant Mme Nxumalo, la nature précise de la demande d’asile de cette dernière est essentielle pour établir un lien entre l’un des motifs prévus dans la Convention et la situation des demandeurs à titre de membres de la famille d’une personne persécutée en raison d’opinions politiques réelles (celles de l’époux de Mme Nxumalo) et présumées (celles de Mme Nxumalo).

[51] En ce qui concerne Mme Nxumalo, la Commission a conclu qu’« [i]l existe un lien avec la Convention sur les réfugiés du fait de l’appartenance à un groupe social en tant qu’épouse d’une personne qui a été prise pour cible du fait de ses opinions politiques ».

[52] Un examen de l’exposé circonstancié détaillé contenu dans le formulaire FDA de Mme Nxumalo révèle que cette dernière n’a pas été prise pour cible uniquement à titre d’épouse d’un membre du PUDEMO. Son exposé circonstancié fait état d’un long historique de surveillance, d’arrestations, de détentions, d’interrogatoires, de harcèlement et de menaces en lien direct avec les activités et les allées et venues de son époux, ainsi que d’au moins deux incidents où elle a été accusée d’avoir elle-même des liens avec le PUDEMO.

[53] La SPR n’a pas tenu compte des opinions politiques présumées de Mme Nxumalo et, de ce fait, n’a pas évalué le lien entre la situation des demandeurs et le motif des opinions politiques présumées (de cette dernière) prévu dans la Convention. La SPR a considéré les deux motifs de façon distincte. Elle a jugé que le lien entre la situation de Mme Nxumalo et les motifs prévus dans la Convention tenait uniquement à l’appartenance de cette dernière à un groupe social à titre d’épouse d’une personne ayant été prise pour cible en raison de ses opinions politiques et a envisagé le lien entre la situation des demandeurs et les motifs prévus dans la Convention uniquement sous l’angle des opinions politiques présumées. Le harcèlement, l’agression et les interrogatoires que les demandeurs ont subis en lien avec l’endroit où se trouvait Mme Nxumalo ne pouvaient équivaloir à de la persécution puisque la SPR n’a jamais considéré Mme Nxumalo comme une personne ciblée en raison de ses opinions politiques.

[54] Récemment, dans Theodore c Canada(Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 651, au paragraphe 8, la juge Roussel, qui était alors membre de notre Cour, a résumé comme suit la jurisprudence relative aux demandes d’asile présentées par des membres d’une même famille :

Il est reconnu que le fait qu’un membre de la famille ait été persécuté ne donne pas à tous les autres membres de la famille la qualité de réfugié. Les demandeurs qui fondent leur demande d’asile sur l’appartenance à un groupe familial doivent démontrer l’existence d’un lien personnel entre eux et la persécution qui aurait été exercée pour un motif prévu à la Convention. La famille, en tant que groupe social, doit être l’objet de représailles ou de vengeance pour espérer se voir accorder la protection du Canada. Les demandeurs doivent démontrer qu’ils ont été ou seront ciblés par les persécuteurs parce qu’ils sont membres de cette famille (Ramirez Estrada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1019 aux para 8-10; El Achkar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 472 aux para 40-41; Ndegwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 847 au para 9; Granada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1766 aux para 15-16).

[55] Les demandeurs ont présenté des éléments de preuve établissant l’existence d’un lien personnel entre eux et la persécution qui aurait été exercée pour un motif prévu dans la Convention. Ils ont démontré qu’ils ont été pris pour cible parce qu’ils sont membres de la famille. La SPR a toutefois commis une erreur en n’évaluant pas leurs demandes d’asile à la fois sous l’angle de l’appartenance à un groupe social et sous l’angle des opinions politiques présumées.

B. La SPR a-t-elle fait abstraction de la preuve de l’existence d’un risque pour demandeur Simelane en Afrique du Sud et commis une erreur de fait en ce qui a trait à la citoyenneté des demandeurs ?

[56] Cette question découle du paragraphe 27 de la décision :

Takhele Zulu est également un citoyen de l’Afrique du Sud. Les faits déterminés précédemment n’établissent pas qu’il existe une possibilité sérieuse que ce demandeur d’asile subisse de la persécution ou qu’il fasse vraisemblablement l’objet d’un traitement décrit à l’article 97 de la Loi en raison du travail de Khulenkani Ncube au Swaziland avant son décès en 2013. En outre, pour les motifs susmentionnés, il n’existe pas de possibilité sérieuse qu’il soit exposé à de la persécution ou à de mauvais traitements graves de la part de la famille Ncube.

[57] Le demandeur souligne que la SPR a commis une erreur de fait en affirmant que M. Zulu était citoyen de l’Afrique du Sud alors que seul M. Simelane détient la citoyenneté sud-africaine par filiation paternelle. M. Zulu ne détient ni la citoyenneté sud-africaine ni un statut équivalent à celui d’un ressortissant sud-africain exigeant que la SPR procède à une analyse des risques auxquels il serait exposé dans ce pays.

[58] Le défendeur reconnaît qu’une erreur de fait a été commise, mais soutient que les demandeurs n’ont pas établi que cette erreur était déterminante quant à l’issue de leur demande d’asile ou que la SPR a commis une erreur dans l’évaluation des risques auxquels l’un ou l’autre des demandeurs seraient exposés en Afrique du Sud. Tous deux avaient étudié en Afrique du Sud pendant une longue période, y compris après le départ de leur mère/tante pour le Canada, et aucun n’avait été interrogé par les autorités sud-africaines.

[59] La SPR a manifestement commis une erreur de fait, aux paragraphes 1 et 27 de sa décision, quant à la question de savoir qui des demandeurs détenait la citoyenneté sud-africaine. Toutefois, au paragraphe 6 de sa décision, elle a correctement indiqué que M. Simelane « est un citoyen du Swaziland par sa naissance dans ce pays et il est également un citoyen de l’Afrique du Sud par son père ». Bien que cette erreur de fait soit préoccupante et que le demandeur ait raison d’affirmer que la Commission n’a fait mention d’aucun élément de preuve documentaire se rapportant à l’Afrique du Sud, je garde à l’esprit la mise en garde formulée par la Cour suprême, à savoir qu’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Vavilov, au para 102.

[60] Par conséquent, je conclus que les demandeurs n’ont pas établi que l’erreur commise par la SPR était décisive ou déterminante quant à leur allégation concernant l’existence d’un risque en Afrique du Sud.

VIII. Conclusion

[61] Les faits de la présente affaire sont complexes. La SPR avait pour mandat d’évaluer les allégations de cinq membres d’une famille ayant tous eu leur propre lot d’ennuis avec la police swazie. Bien que je reconnaisse qu’il s’agissait là d’une tâche laborieuse, la décision ne peut être maintenue.

[62] Les allégations des demandeurs selon lesquelles ils craignaient pour leur sécurité au Swaziland en raison de leur appartenance à un groupe social et de l’existence d’un lien avec le motif des opinions politiques présumées prévu dans la Convention ont été rejetées sous prétexte que, en dehors d’un unique incident d’agression, les demandeurs avaient seulement été « questionnés » sur l’endroit où se trouvait Mme Nxumalo. Bien que les persécutions passées constituent le meilleur indice de l’existence d’un risque prospectif, l’importance excessive accordée à la fréquence des agressions et l’absence d’une analyse concernant la nature des violations des droits de la personne – à savoir des interrogatoires, des menaces et, à une occasion, des coups de fouet – constitue une erreur qui justifie l’intervention de la Cour.

[63] Malgré la quantité d’éléments de preuve dont la SPR disposait, les motifs se rapportant expressément aux demandeurs sont très sommaires. Ils reposent sur la généralisation dénuée de fondement selon laquelle la rareté des persécutions antérieures est suffisante pour écarter le risque prospectif et la crainte fondée de persécution.

[64] Comme il est indiqué dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 133, les motifs fournis à la personne concernée doivent refléter les enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. La SPR n’a pas satisfait à cette norme.

[65] Pour les motifs exposés ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal de la SPR différemment constitué pour nouvelle décision.

[66] Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5240-17

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal de la SPR différemment constitué pour nouvelle décision.

  3. Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5240-17

 

INTITULÉ :

SIMPHIWE ZWELET SIMELANE, TAKHELE PRINCE ZULU c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 octobre 2022

 

COMPARUTIONS :

Cheryl Robinson

 

Pour les demandeurs

 

Meva Motwani

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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