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Date : 20221005


Dossier : IMM-3105-20

Référence : 2022 CF 1378

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

ANDA TRAMOSLJANIN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Anda Tramosljanin, est une citoyenne de la Bosnie-Herzégovine âgée de 67 ans. Unique membre de sa famille immédiate, son fils vit au Canada avec sa femme et leur fils de 11 ans. Mme Tramosljanin a vécu au Canada avec sa famille sans interruption pendant environ de sept ans et pendant la majeure partie des cinq années précédentes.

[2] Mme Tramosljanin a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. À l’appui de sa demande, elle s’est principalement appuyée sur les difficultés auxquelles elle serait exposée en Bosnie-Herzégovine, dont la séparation d’avec sa seule famille immédiate et les répercussions de la séparation sur l’intérêt supérieur de son petit-fils. Un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté sa demande. Mme Tramosljanin sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

[3] Dans sa demande de contrôle judiciaire, Mme Tramosljanin soulève plusieurs questions. Elle soutient que l’agent n’a pas évalué dans leur ensemble les facteurs énoncés dans sa demande, mais qu’il a plutôt minimisé l’importance de chacun en utilisant une approche cloisonnée. Elle affirme également que l’agent a manqué de compassion dans son évaluation des difficultés auxquelles elle serait exposée en Bosnie-Herzégovine et de l’intérêt supérieur de son petit-fils. Enfin, Mme Tramosljanin prétend que l’agent a mal évalué l’accès au programme de parrainage d’un parent.

[4] Je conclus que les questions déterminantes sont l’évaluation que l’agent a faite des difficultés auxquelles Mme Tramosljanin serait exposée en Bosnie-Herzégovine et de l’accès au programme de parrainage d’un parent. En ce qui concerne ces deux questions, je conclus que l’agent n’a pas tenu compte d’observations et d’éléments de preuve fondamentaux, mais s’est plutôt fondé sur des suppositions qui allaient à l’encontre des éléments de preuve présentés dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Puisque j’ai relevé une erreur susceptible de contrôle, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments de la demanderesse sur la question de l’intérêt supérieur de l’enfant. Toutefois, il ne faudrait pas en déduire que j’approuve l’évaluation de l’agent sur cette question.

[5] Pour les motifs qui suivent, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[6] Mme Tramosljanin est une citoyenne de la Bosnie-Herzégovine. Elle n’a aucune famille immédiate dans son pays de citoyenneté. Elle est fille unique et orpheline. Sa mère est décédée il y a de nombreuses années, et son père, plus récemment. Le fils unique de Mme Tramosljanin, Marko, a quitté la Bosnie-Herzégovine pour venir au Canada vers 2003. À cette époque, le mari et le père de Mme Tramosljanin vivaient en Bosnie-Herzégovine. Son mari est décédé en 2005 et, environ deux ans plus tard, son père est décédé des suites d’une longue maladie.

[7] Pendant la majeure partie des douze dernières années, soit depuis juin 2010, Mme Tramosljanin a vécu au Canada avec son fils, sa bru et son petit-fils. Elle est entrée pour la dernière fois au Canada le 15 décembre 2015 et a continué de renouveler son statut de visiteur et de vivre avec sa famille depuis.

[8] En septembre 2018, Mme Tramosljanin a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, que l’agent a rejetée le 30 juin 2020.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[9] Les questions déterminantes sont l’évaluation qu’a faite l’agent i) des difficultés auxquelles elle serait exposée en Bosnie-Herzégovine et ii) de l’accès au programme de parrainage d’un parent.

[10] Pour examiner la décision de l’agent, j’applique la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer dans le cadre du contrôle d’une décision administrative sur le fond est celle de la décision raisonnable. Aucune exception à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce.

[11] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a décrit la norme de la décision raisonnable comme un type de contrôle empreint de déférence, mais néanmoins « rigoureux », et dont l’analyse a pour point de départ les motifs du décideur (Vavilov, aux para 13, 296). Les motifs écrits du décideur sont interprétés « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » (Vavilov, au para 103).

[12] Selon la description de la Cour dans l’arrêt Vavilov, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Le décideur administratif doit veiller à ce que l’exercice de tout pouvoir public soit « justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95).

IV. Analyse

A. Demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire

[13] L’étranger qui présente une demande de résidence permanente depuis le Canada peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour lui accorder une dispense des exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] pour des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché (LIPR, art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351 (Commission d’appel de l’immigration), la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif de ce pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21).

[14] Étant donné que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est « de mitiger la sévérité de la loi selon le cas », il n’y a pas d’ensemble limité de facteurs justifiant une dispense (Kanthasamy, au para 19). Ceux-ci dépendent des circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74-75).

B. Absence de soutien social en Bosnie-Herzégovine

[15] Un des facteurs importants invoqués par la demanderesse était l’absence de soutien social pour elle en Bosnie-Herzégovine. Elle a expliqué qu’elle n’avait plus de famille là-bas. Elle est enfant unique, et son seul enfant vit au Canada avec sa famille. L’agent a accordé du poids à ce facteur, mais a ensuite fait remarquer que Mme Tramosljanin a vécu la majeure partie de sa vie en Bosnie-Herzégovine et a conclu que, [traduction] « selon la prépondérance des probabilités, [elle] a sans doute encore des liens solides et durables en Bosnie, par exemple avec des membres de sa famille élargie, des amis, d’anciens collègues et des membres de sa communauté religieuse ».

[16] Dans son analyse, l’agent n’a pas tenu compte du fait que Mme Tramosljanin a vécu la majeure partie des dix dernières années à l’extérieur de son pays de citoyenneté. Il ne dispose d’aucun élément de preuve démontrant que Mme Tramosljanin a encore des [traduction] « liens solides et durables en Bosnie ». Cette conclusion se fonde sur l’hypothèse selon laquelle une personne ayant vécu presque toute sa vie dans un pays doit nécessairement y avoir des « liens solides et durables », peu importe sa situation personnelle. Dans le cas de Mme Tramosljanin, son fils et elle ont tous deux affirmé qu’il ne lui restait plus personne dans son pays de citoyenneté; tous les membres de sa famille sont décédés, à l’exception de son fils, qui vit au Canada; elle n’a pas travaillé depuis de nombreuses années; elle est une personne âgée; pendant plusieurs années avant son arrivée au Canada, elle a pris soin de son mari malade, puis de son père malade; et elle a passé la majeure partie des dix dernières années au Canada. Sur la base d’une hypothèse non étayée, l’agent a écarté l’une des principales raisons pour lesquelles Mme Tramosljanin sollicite une dispense. Compte tenu de la preuve dont l’agent disposait, sa conclusion était déraisonnable.

C. Accès au programme de parrainage d’un parent

[17] L’avocate de la demanderesse a présenté des observations à l’agent sur l’accès limité et incertain au programme de parrainage d’un parent, soulignant que la sélection des demandes se fait selon un système de quotas et de loterie. Elle a expliqué que la famille n’avait aucune garantie que sa demande de parrainage serait même sélectionnée aux fins de traitement pour une année donnée, en raison des quotas annuels limitant le nombre de demandes sélectionnées en vue d’être traitées. La demanderesse ne pouvait donc pas simplement attendre qu’une demande de parrainage d’un parent soit forcément traitée. En fait, il se pouvait même que la demande ne soit jamais sélectionnée aux fins de traitement. L’avocate a également souligné que, même lorsqu’une demande est sélectionnée, il y a des retards dans leur traitement, et le temps de traitement moyen est d’environ 20 à 26 mois.

[18] À plusieurs reprises, l’agent a invoqué la capacité de la demanderesse de présenter une demande dans le cadre du programme de parrainage d’un parent et d’attendre son traitement [traduction] « de la façon habituelle ». Dans sa décision, l’agent ne tient pas compte de l’observation de l’avocate selon laquelle, même si la famille remplit les exigences financières du programme de parrainage d’un parent, son accès reste néanmoins théorique en raison du quota annuel limitant le nombre de demandes traitées. Comme il s’était essentiellement appuyé sur la possibilité de présenter une demande dans le cadre du programme de parrainage d’un parent, l’agent se devait de répondre aux observations de la demanderesse concernant l’accès limité et incertain à ce programme (Vavilov, aux para 127-128).

V. Conclusion

[19] Pour les raisons qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3105-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 30 juin 2020 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3105-20

 

INTITULÉ :

ANDA TRAMOSLJANIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

POUR LA DEMANDERESSE

 

John Provart

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee and Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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