Dossier : IMM-1914-21
Référence : 2022 CF 590
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 22 avril 2022
En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné
ENTRE :
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MIKHAEL MANDEL LAMONT
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Le contexte
[1] M. Mikhael Mandel Lamont est un citoyen de Trinité-et-Tobago qui est entré au Canada avec un permis d’études en 2007. Il a par la suite obtenu un permis de travail postdiplôme, mais sa demande de résidence permanente au titre de la catégorie de l’expérience canadienne a été rejetée en août 2018. En juillet 2020, il a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui a également été rejetée par une agente d’immigration.
[2] Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision défavorable, faisant valoir que l’agente a appliqué le mauvais critère pour évaluer son degré d’établissement au Canada et qu’elle n’a pas évalué les répercussions qu’aurait le renvoi sur sa santé mentale.
II.
La décision faisant l’objet du contrôle
[3] L’agente a examiné trois facteurs : l’établissement du demandeur au Canada, les conditions défavorables dans le pays et les soins médicaux dont il pouvait se prévaloir à Trinité‑et-Tobago.
[4] L’agente a d’abord conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que ses relations et sa participation à la vie active au Canada étaient si importantes que son renvoi du Canada aurait des répercussions négatives sur lui ou sur ses amis; elle a plutôt laissé entendre qu’il lui serait possible de maintenir virtuellement les relations qu’il a nouées. Elle a accordé un poids positif à l’établissement du demandeur au Canada, mais n’a pas été en mesure de conclure qu’il avait atteint un [traduction] « degré exceptionnel d’établissement »
.
[5] Elle s’est ensuite penchée sur les conditions défavorables à Trinité, notamment sur le fait que le demandeur y a déjà été victime de racisme. Elle a fait remarquer que le gouvernement de Trinité déploie des efforts importants pour lutter contre le problème du racisme et de la violence, mais a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que la situation dans le pays aurait une incidence négative directe sur lui ou lui causerait des difficultés justifiant une dispense.
[6] En ce qui concerne les problèmes de santé du demandeur, l’agente a reconnu que le demandeur avait reçu un diagnostic de dépression et d’anxiété, mais a affirmé qu’il n’avait pas établi qu’il n’aurait pas accès à un traitement médical à Trinité.
[7] Enfin, l’agente a mentionné que le rejet de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’empêchait pas le demandeur de présenter une demande pour revenir au Canada ultérieurement.
III.
Les questions en litige et la norme de contrôle applicable
[8] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :
L’agente a-t-elle appliqué le mauvais critère pour évaluer le degré d’établissement du demandeur au Canada?
L’agente a-t-elle dûment tenu compte des répercussions qu’aurait le renvoi sur la santé mentale du demandeur?
[9] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).
IV.
Analyse
A.
L’agente a-t-elle appliqué le mauvais critère pour évaluer le degré d’établissement du demandeur au Canada?
[10] Le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur lorsqu’elle a exigé qu’il démontre un degré d’établissement exceptionnel ou extraordinaire pour que sa demande soit accueillie. Bien qu’il reconnaisse que la dispense est une mesure exceptionnelle en soi, le demandeur fait valoir qu’il n’est pas nécessaire que le pouvoir de l’accorder soit exercé de façon exceptionnelle ou que le demandeur lui-même se trouve dans une situation exceptionnelle (voir Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 au para 21). Il soutient que cela reviendrait à imposer une norme distincte et élevée, ce qui va à l’encontre des enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61. Comme nous le verrons ci-dessous, le demandeur propose une question aux fins de la certification à cet égard.
[11] Tout d’abord, il n’est pas contesté que la dispense prévue au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], peut être qualifiée de mesure exceptionnelle ou extraordinaire. Il s’agit d’une exception et non de la règle.
[12] Même s’il ne s’agit pas d’une norme de preuve à laquelle il doit satisfaire à l’égard de tous les facteurs examinés, le demandeur doit démontrer pourquoi cette mesure exceptionnelle devrait lui être accordée. Le rôle de l’agent est de soupeser chaque facteur individuellement et d’évaluer si, dans l’ensemble, le critère est respecté.
[13] En ce qui concerne l’établissement du demandeur au Canada, l’agente a souligné que, depuis son arrivée en 2007, le demandeur est autonome. Elle a reconnu qu’il s’était fait de nombreux amis et qu’il avait tissé des relations au Canada (il a d’ailleurs déposé de nombreuses lettres d’appui), mais a mentionné que ces relations pourraient être maintenues si le demandeur quittait le pays. Enfin, l’agente a tenu compte du fait que le demandeur s’est porté volontaire pour faire partie du conseil d’administration de l’Association de water-polo de l’Ontario, mais elle a souligné l’absence d’éléments de preuve indiquant que l’organisation serait confrontée à des difficultés si le demandeur quittait le Canada.
[14] Après avoir brièvement examiné les éléments de preuve du demandeur, l’agente a affirmé qu’elle reconnaissait les liens et les relations tissés au Canada, mais qu’elle ne pouvait conclure que le demandeur avait atteint un degré exceptionnel d’établissement au Canada.
[15] Respectueusement, j’ai quelques difficultés à accepter l’évaluation de ce facteur par l’agente. J’ai examiné la longue déclaration que le demandeur a faite à l’appui de sa demande et je n’y vois que des facteurs positifs. Le demandeur a démontré qu’il s’était très bien établi au Canada au cours des 13 dernières années. L’agente l’a reconnu, mais elle a minimisé ce facteur positif en faisant des remarques générales, notamment en disant qu’il pourrait maintenir ses relations après son départ. Bien qu’elle accorde un poids positif à ce facteur, elle affirme qu’il n’est pas exceptionnel. Toutefois, il n’a pas besoin d’être exceptionnel pour jouer en faveur de l’octroi de la demande. Il a seulement besoin d’être positif.
[16] Pour déterminer si le critère est respecté, l’agent doit examiner tous les facteurs dans leur ensemble et les soupeser les uns par rapport aux autres.
[17] En l’espèce, l’agente a accordé à tous les facteurs un certain poids positif; aucun n’est défavorable. Cela signifie-t-il qu’elle devait faire droit à la demande du demandeur? Je ne le crois pas. Compte tenu de la nature exceptionnelle de la mesure et du pouvoir discrétionnaire conféré à l’agente, il lui aurait tout de même été loisible de conclure que la situation du demandeur n’était pas exceptionnelle.
[18] Cependant, ce qui rend la décision déraisonnable à mon avis, c’est l’évaluation que l’agente a faite de l’état de santé du demandeur, sous la rubrique [traduction] « Manque de soins médicaux »
.
B.
L’agente a-t-elle dûment tenu compte des répercussions qu’aurait le renvoi sur la santé mentale du demandeur?
[19] Le demandeur a fourni une preuve substantielle des mauvais traitements et de la discrimination dont il a été victime de la part de sa mère dans son enfance et des répercussions que ces mauvais traitements ont eues et ont encore sur sa santé mentale. Il a fourni des éléments de preuve sur les progrès qu’il a accomplis grâce à la thérapie depuis qu’il est au Canada et sur les répercussions qu’aurait un retour à Trinité-et-Tobago.
[20] Pourtant, l’agente n’a pas tenu compte de cette preuve et a plutôt vérifié si le demandeur pouvait recevoir des soins médicaux dans son pays. Ce n’était pas la question qui se posait.
[21] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il était inapproprié pour un agent de se concentrer exclusivement sur la possibilité d’obtenir un traitement dans le pays d’origine du demandeur et de passer sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale (au para 48).
[22] Dans cet arrêt, le demandeur « souffr[ait] d’un trouble de stress post-traumatique, ainsi que d’un trouble d’adaptation avec anxiété et humeur dépressive, en raison de ce qu’il a[vait] vécu au Sri Lanka »
(au para 46). En l’espèce, l’agente a reconnu que le demandeur souffrait de dépression et d’anxiété et qu’il avait vécu des événements traumatisants dans son enfance à Trinité. Tout comme dans l’arrêt Kanthasamy, elle a inexplicablement passé sous silence le rapport psychologique du demandeur et n’a pas du tout tenu compte des répercussions négatives du renvoi sur les problèmes de santé mentale diagnostiqués du demandeur. À mon avis, cela constitue une analyse indûment étroite et déraisonnable de ce facteur important.
[23] J’estime que cette erreur est déterminante dans l’affaire dont je suis saisie et qu’elle justifie l’intervention de la Cour.
V.
Question à certifier
[24] Comme il a été mentionné ci-dessus, le demandeur propose que la question suivante soit certifiée relativement à la première question soulevée dans la présente demande :
Au moment de prendre une décision au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, le décideur administratif entrave-t-il son pouvoir discrétionnaire s’il exige du demandeur qu’il établisse que sa situation est « exceptionnelle » pour justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire?
[25] Je vois deux raisons de ne pas certifier cette question. Premièrement, elle ne serait pas déterminante quant à l’issue d’un appel : la question déterminante est le fait que la santé mentale du demandeur n’a pas été prise en compte. Deuxièmement, elle bénéficie d’une source jurisprudentielle : dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a expliqué en détail comment l’article 25 de la LIPR devrait être interprété et appliqué.
VI.
Conclusion
[26] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire. Le défaut de l’agente de tenir compte des répercussions du renvoi sur la santé mentale du demandeur entraîne une lacune dans l’analyse qui, à mon avis, rend la décision déraisonnable. La question proposée par le demandeur n’est pas déterminante en l’espèce et ne sera pas certifiée.
JUGEMENT dans le dossier IMM-1914-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de l’agente d’immigration datée du 18 mars 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Jocelyne Gagné »
Juge en chef adjointe
Traduction certifiée conforme
Mélanie Vézina
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-1914-21
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INTITULÉ :
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MIKHAEL MANDEL LAMONT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 9 MARS 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ
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DATE DES MOTIFS :
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LE 22 AVRIL 2022
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COMPARUTIONS :
Kes Posgate
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POUR LE DEMANDEUR
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Charles J. Jubenville
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Battista Smith Migration Law Group
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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