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Date : 20220928


Dossier : IMM-1014-21

Référence : 2022 CF 1357

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

LUBOMIR FERKO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur, un citoyen de la République tchèque âgé de 36 ans, a demandé l’asile au Canada au motif qu’il craint d’être persécuté en raison de son ethnicité rom. Il est arrivé au Canada en avril 2014 en compagnie d’Erika Slepcikova, qui était alors sa conjointe de fait, et de leurs deux filles.

[2] La première demande d’asile de la famille a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) en juillet 2014. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été accueillie le 21 septembre 2015. La cour de révision a conclu que la décision était déraisonnable étant donné que la SPR n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve et de témoignages importants qui étayaient les demandes d’asile de la famille. La décision rendue par la SPR a été annulée et l’affaire a été renvoyée à un autre tribunal de la SPR pour nouvel examen. Toutefois, entretemps, le demandeur et Mme Slepcikova se sont séparés. Leurs demandes d’asile ont donc été scindées et réexaminées séparément par la SPR.

[3] Dans une décision datée du 19 octobre 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. Dans des instances distinctes, la SPR a accueilli les demandes d’asile de la conjointe du demandeur et de leurs enfants. La SPR a aussi a accueilli les demandes d’asile des parents du demandeur et de deux membres de sa fratrie quelque temps auparavant.

[4] Le demandeur a interjeté appel de la décision par laquelle sa demande d’asile a été rejetée devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. La SAR a rejeté l’appel dans une décision datée du 14 janvier 2021. La conclusion déterminante de la SAR était que la discrimination à laquelle le demandeur serait exposé en République tchèque du fait de son ethnicité rom n’équivalait pas à de la persécution.

[5] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Il affirme que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’effet cumulatif de la discrimination à laquelle il serait exposé en République tchèque. Il affirme également que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte, dans l’évaluation de sa demande d’asile, de la situation de personnes qui se trouvent dans une situation semblable à la sienne, à savoir en particulier, ses parents, des membres de sa fratrie et son ex-conjointe. Enfin, le demandeur a fait valoir que la SAR avait commis une erreur en refusant d’admettre de nouveaux éléments de preuve en appel.

[6] Pour les motifs qui suivent, je juge que les conclusions de la SAR quant aux nouveaux éléments de preuve et au profil du demandeur sont déraisonnables, ce qui est suffisant pour justifier un réexamen de l’affaire. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner la conclusion de la SAR selon laquelle le traitement subi par le demandeur en République tchèque n’équivalait pas à de la persécution.

II. CONTEXTE

[7] Le demandeur est né en République tchèque en octobre 1985. Mme Slepcikova, sa conjointe de fait pendant la période en cause, est née en avril 1987. Le demandeur et Mme Slepcikova ont eu deux filles : Kamila, qui est née en février 2005, et Daniela, qui est née en janvier 2007.

[8] Selon le demandeur, toute sa vie en République tchèque, il a subi des insultes, des menaces et du harcèlement physique fondés sur son appartenance ethnique, et ce, à l’école, au travail, dans la rue, dans les magasins et dans les transports en commun. Il a mis fin à ses études à l’âge de 16 ans. Il s’est souvent vu refuser du travail en raison de son ethnicité rom. Le demandeur craignait particulièrement les skinheads.

[9] Pendant une partie de la période en cause, le demandeur et Mme Slepcikova ont vécu avec les parents du demandeur et des membres de sa fratrie. Les familles ont dû déménager fréquemment pour éviter les menaces et le harcèlement. En janvier 2004, les familles ont emménagé dans une maison dans la ville de Kynšperk nad Ohří. Dans la nuit du 1er août 2004, la maison a été incendiée pendant que tous ses occupants dormaient. Ceux-ci ont réussi à s’échapper, mais la maison a été détruite. Des voisins témoins de l’événement ont déclaré que des skinheads avaient jeté un cocktail Molotov sur la maison. La police s’est rendue sur les lieux. Selon un rapport de police, il s’agissait d’une attaque à caractère raciste. Il n’y eut aucune arrestation.

[10] En 2006, le demandeur, Mme Slepcikova et leur fille Kamila ont déménagé dans la ville de Sokolov. Après son entrée à l’école, Kamila a été victime de discrimination et de harcèlement de la part de ses camarades de classe et de ses professeurs, sans que les responsables de l’école acceptent de faire quoi que ce soit. Le demandeur et Mme Slepcikova ont également fait l’objet de menaces et d’un harcèlement constants dans leur vie quotidienne.

[11] Mme Slepcikova a décrit avoir été attaquée par des skinheads à deux reprises : une première fois en juin 2013, lorsqu’elle a été attaquée par un chien qui avait été lâché sur elle, et une autre fois en février 2014, lorsqu’elle a été violemment battue par des skinheads dans un parc. La famille a décidé de quitter la République tchèque pour le Canada peu après le dernier incident.

[12] Les parents du demandeur et deux jeunes membres de sa fratrie étaient partis pour le Canada en 2009 et y avaient demandé l’asile. Les demandes d’asile de ceux-ci ont finalement été accueillies par la SPR dans une décision datée du 31 juillet 2013. Il est important de souligner que leurs demandes d’asile étaient fondées sur plusieurs des mêmes expériences que celles vécues par le demandeur, à savoir,par exemple, l’attentat à la bombe incendiaire de 2004 et les expériences du demandeur à l’école. En outre, comme il a été mentionné précédemment, lorsque la SPR a réexaminé la demande d’asile du demandeur en 2019, les demandes de son ex-conjointe et de leurs enfants avaient également été accueillies. Ces demandes reposaient, elles aussi, sur plusieurs, sinon toutes, les mêmes expériences que celles décrites dans la demande d’asile du demandeur.

[13] Le nouvel examen de la demande d’asile du demandeur par la SPR a eu lieu le 28 août 2019. La SPR a admis en preuve le dossier certifié du tribunal qui avait été préparé dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision de la SPR de 2014. Ce dossier comprenait la décision initiale de la SPR, les formulaires Fondement de la demande d’asile (FDA) remplis par le demandeur et Mme Slepcikova en avril 2014 (comprenant leurs exposés circonstanciés respectifs), la décision rendue en 2013 par laquelle la SPR avait accueilli les demandes d’asile des parents du demandeur et de deux membres de sa fratrie, les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays, une transcription de l’audience du 14 mai 2014 tenue devant la SPR et les observations écrites rédigées par le conseil après l’audience. Le demandeur et Mme Slepcikova ont tous deux témoigné à l’audience du 14 mai 2014. Entre autres, le demandeur a décrit ce qu’il avait vécu en République tchèque (dont le fait que leur maison a été la cible d’une attaque à la bombe incendiaire en 2004) et Mme Slepcikova a décrit comment elle avait été agressée en 2014 par des skinheads. La décision de 2015 par laquelle la Cour fédérale avait fait droit à la demande de contrôle judiciaire a également été déposée devant la SPR.

[14] Seul le demandeur a témoigné à l’audience du 28 août 2019. Encore une fois, il a notamment décrit ce qu’il avait vécu en République tchèque, y compris l’attaque à la bombe incendiaire. Il a également raconté ce qu’il savait des deux attaques dont Mme Slepcikova a été victime.

[15] La SPR a néanmoins conclu que le demandeur n’avait pas établi une crainte fondée de persécution pour deux raisons principales. Premièrement, le demandeur n’avait pas établi que la discrimination et le harcèlement auxquels il avait été exposé en République tchèque équivalaient à de la persécution. Deuxièmement, bien qu’il existait une preuve indiquant que certains Roms étaient exposés à des risques en République tchèque, le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir un lien entre sa situation personnelle et la discrimination ou d’autres préjudices subis par d’autres Roms.

[16] Dans son appel devant la SAR, le demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas établi une crainte fondée de persécution du fait qu’elle avait fait abstraction d’éléments de preuve pertinents (notamment des éléments de preuve concernant les membres de sa famille) et en concluant que le traitement discriminatoire dont le demandeur avait fait l’objet en République tchèque n’équivalait pas à de la persécution.

[17] Le demandeur a également demandé l’admission de nouveaux éléments de preuve à l’appui de son appel. En particulier, le demandeur a présenté un affidavit (souscrit par lui-même le 7 novembre 2019) ainsi qu’une lettre de son médecin de famille, le Dr Ashfaq Saleem (datée du 31 octobre 2019).

[18] Dans son affidavit, le demandeur déclare avoir été agressé sexuellement par deux skinheads de sexe masculin en République tchèque alors qu’il avait 16 ans. Le demandeur a expliqué que, jusqu’à récemment, il n’avait raconté l’incident à personne, sauf à Mme Slepcikova, en raison de la honte et de l’embarras qu’il ressentait. Bien qu’il ait été évalué par une psychologue, Mme Pilowsky, en mai 2014 dans le cadre de sa demande d’asile, le demandeur ne lui avait pas fait part de l’incident. Il a expliqué dans son affidavit que c’était parce qu’il n’avait pas suffisamment d’intimité lors de l’évaluation et parce qu’il avait honte et était gêné de parler de l’incident à Mme Pilowsky et à l’interprète féminine qui l’assistait lors de l’évaluation. En outre, le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas révélé l’incident devant la SPR parce que sa mère et sa sœur étaient présentes à l’audience en tant qu’observatrices et qu’il avait trop honte et était trop gêné pour raconter l’incident en leur présence.

[19] Dans une lettre, le Dr Saleem indique que le demandeur « a récemment mentionné qu’il avait été violé par deux hommes à l’âge de 16 ans, alors qu’il se trouvait en République tchèque ». Selon le Dr Saleem, le rejet de la demande d’asile du demandeur, sa séparation d’avec sa femme et l’incident de viol ont « exacerbé » l’anxiété et la dépression du demandeur et, en conséquence, celui-ci « n’arrive pas à dormir et à se concentrer et [a] souvent des flash backs de son viol ».

III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

A. L’admissibilité des nouveaux éléments de preuve

[20] Bien que la lettre du Dr Saleem ait été jointe en tant que pièce à l’affidavit du demandeur, la SAR a évalué l’admissibilité de chacun des documents séparément. Elle a conclu qu’aucun des deux documents n’était admissible à titre de nouvel élément de preuve en application du paragraphe 110(4) de la LIPR, selon l’interprétation dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96.

[21] La SAR a conclu que, malgré l’exigence prévue au sous-alinéa 3(3)g)iii) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257, selon lequel le mémoire d’un appelant doit inclure des « observations complètes et détaillées » concernant la façon dont les éléments de preuve qu’il souhaite présenter sont conformes aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR, « aucun argument que ce soit n’a été présenté concernant l’admissibilité de l’affidavit ». Pour ce seul motif, la SAR a conclu que l’affidavit ne satisfaisait pas aux exigences prévues au paragraphe 110(4) et qu’il n’était donc pas admissible.

[22] Subsidiairement, la SAR a conclu que l’affidavit n’était pas admissible parce qu’il n’était pas crédible (comme l’exige l’arrêt Singh). Plus précisément, la SAR ne croyait pas que Mme Pilowsky aurait interrogé le demandeur de la manière que ce dernier l’a décrite, c’est-à-dire, tout en laissant la porte de la salle de consultation ouverte et en « discuta[nt] » avec une tierce partie qui se tenait dans le cadre de porte.

[23] En ce qui concerne la lettre du Dr Saleem, selon la SAR, celui-ci a simplement souligné que le demandeur lui avait « récemment » mentionné avoir été violé. Compte tenu de l’absence de précision quant à la date à laquelle le demandeur a avisé le médecin, la SAR ne peut savoir si la communication a eu lieu avant ou après le rejet de la demande d’asile par la SPR et, par conséquent, si elle est réellement nouvelle ou non. La SAR a donc conclu que la lettre n’était pas admissible en application du paragraphe 110(4) de la LIPR.

B. Le bien-fondé de la demande d’asile

[24] La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en minimisant les répercussions de l’incendie criminel sur le demandeur parce qu’il n’était pas visé personnellement et en procédant à une analyse superficielle des raisons pour lesquelles les mauvais traitements passés subis par le demandeur n’équivalaient pas à de la persécution. Toutefois, après avoir effectué sa propre analyse indépendante de la preuve, la SAR est parvenue à la même conclusion, à savoir que la discrimination dont le demandeur avait été victime par le passé n’équivalait pas à de la persécution.

[25] La SAR a également conclu que la SPR n’avait pas examiné adéquatement la preuve concernant la situation dans le pays. Toutefois, après avoir effectué sa propre analyse indépendante de la preuve, la SAR a conclu, à l’instar de la SPR, que le demandeur n’était pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution en République tchèque. Selon la SAR, même si le traitement réservé aux Roms en République tchèque soulève « de graves préoccupations en matière de droits de la personne », les éléments de preuve sur les conditions dans le pays ne démontrent pas que chaque personne d’ethnicité rom en République tchèque est victime de discrimination ou de persécution. La preuve présentée par le demandeur n’est pas suffisante pour établir un lien entre sa situation personnelle et les éléments de preuve sur la situation dans le pays. En outre, la SAR a conclu qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que le demandeur avait le même profil personnel que celui des membres de sa famille, dont les demandes d’asile avaient été accueillies. Le simple fait qu’ils soient tous d’ethnicité rom n’était pas un motif suffisant pour conclure qu’ils avaient en commun un profil semblable, ce qui aurait permis d’appuyer une conclusion favorable dans le cas du demandeur.

[26] Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR portant que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

IV. LA NORME DE CONTRÔLE

[27] Les parties reconnaissent, tout comme moi, que la décision de la SAR sur le fond (notamment la conclusion concernant l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve) doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35, et Singh, au para 29. La Cour suprême du Canada a confirmé le caractère approprié de cette norme de contrôle dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 10.

[28] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid.). Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ou de modifier les conclusions de fait de ce dernier, à moins de circonstances exceptionnelles : voir Vavilov, au para 125. Pour autant, l’examen fondé sur la norme de la décision raisonnable ne constitue pas une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux : voir Vavilov, au para 13. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

[29] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

[30] Comme il a été mentionné plus haut, le demandeur conteste la conclusion de la SAR selon laquelle les nouveaux éléments de preuve qu’il a présentés ne sont pas admissibles. Il conteste également la conclusion de la SAR selon laquelle son profil n’est pas suffisamment semblable à celui des membres de sa famille ou de son ex-conjointe pour établir une crainte fondée de persécution.

[31] Selon moi, comme je vais l’expliquer, la décision de la SAR est déraisonnable à ces deux égards.

A. L’admissibilité des nouveaux éléments de preuve

[32] Concernant les nouveaux éléments de preuve, je juge que la conclusion tirée par la SAR selon laquelle ils ne sont pas admissibles est déraisonnable pour les raisons qui suivent.

[33] Premièrement, il était déraisonnable pour la SAR de conclure que « aucun argument que ce soit n’a[vait] été présenté » au sujet de l’admissibilité de l’affidavit du demandeur. Dans ses observations écrites à l’appui de l’appel, le conseil traite clairement des exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR et consacrées par l’arrêt Singh en lien avec l’affidavit du demandeur et la lettre du Dr Saleem. La SAR a mal interprété le dossier sur ce point important.

[34] Deuxièmement, la décision de la SAR concernant l’affidavit (à titre subsidiaire) est inintelligible. La SAR a écrit ce qui suit : « [J]e tiendrai compte de l’affidavit afin d’établir si son contenu satisfait naturellement aux exigences énoncées au paragraphe 110(4) et aux critères prévus dans l’arrêt Singh ». Pourtant, elle n’offre aucune analyse des exigences prévues au paragraphe 110(4).

[35] Le paragraphe 110(4) de la LIPR prévoit ce qui suit :

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[36] L’affidavit du demandeur est postérieur à la décision de la SPR et, en ce sens, il s’agit d’un élément de preuve postérieur au rejet de la demande. Toutefois, ce qui importe, c’est le fait que l’on cherche à établir au moyen de l’affidavit : voir Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 au para 16. L’agression sexuelle que le demandeur a mentionnée et qu’il aurait subie à l’âge de 16 ans est manifestement antérieure au rejet de sa demande d’asile. Par conséquent, les questions déterminantes au titre du paragraphe 110(4) sont celles de savoir si les éléments de preuve concernant l’incident étaient normalement accessibles au demandeur ou, s’ils l’étaient, si le demandeur ne les aurait pas normalement présentés à la RPD, dans les circonstances. Le demandeur a tenté de répondre à ces questions en expliquant pourquoi il n’avait pas communiqué l’incident plus tôt : il avait trop honte et était trop mal à l’aise pour en parler. La SAR n’a jamais traité de cette explication; en fait, elle ne s’est aucunement penchée sur les exigences du paragraphe 110(4). Elle s’est plutôt concentrée exclusivement sur la question incidente de la crédibilité d’une partie de l’explication du demandeur concernant la raison pour laquelle il n’avait pas communiqué l’incident à Mme Pilowsky (le manque d’intimité). On peut alors se demander si la SAR était effectivement attentive et sensible à la question qui lui était soumise : voir Vavilov, au para 128. Le fait de ne pas avoir traité de l’explication du demandeur au sujet de la communication tardive de l’incident crée une lacune importante dans l’appréciation de la preuve par la SAR et mine le caractère raisonnable de la conclusion d’inadmissibilité.

[37] Troisièmement, même en supposant, pour les besoins de l’analyse, que la SAR pouvait raisonnablement douter de la crédibilité du récit du demandeur concernant sa rencontre avec Mme Pilowsky, il était déraisonnable de la part de la SAR de rejeter l’affidavit du demandeur dans son ensemble pour manque de crédibilité sur la base de ce seul motif. Sans autre analyse, et la SAR n’en propose pas, ce n’est pas parce que le demandeur a manqué de crédibilité lors de cette rencontre particulière qu’on peut nécessairement conclure qu’il n’a pas été digne de foi lorsqu’il a affirmé avoir été victime d’une agression sexuelle à l’âge de 16 ans, mais que, jusqu’à présent, il avait trop honte et était trop mal à l’aise pour en parler dans le cadre de sa demande d’asile.

[38] Enfin, même si le Dr Saleem aurait certainement pu préciser dans sa lettre la date à laquelle le demandeur lui a communiqué pour la première fois l’agression sexuelle, le terme « récemment », lu dans son contexte, ne peut raisonnablement pas être considéré comme aussi ambigu que la SAR l’a estimé. Il ressort clairement de l’affidavit du demandeur que, hormis Mme Slepcikova, il n’avait parlé à personne de l’agression sexuelle; il ne l’a fait qu’après la décision par laquelle la SPR avait rejeté sa demande pour la deuxième fois. La lettre du Dr Saleem ne servait qu’à corroborer l’affirmation faite par le demandeur dans son affidavit selon laquelle il lui avait communiqué l’incident. En lisant la lettre indépendamment de l’affidavit auquel elle était jointe en tant que pièce, la SAR n’a pas évalué de manière raisonnable son contenu ni son admissibilité en tant que nouvel élément de preuve.

[39] Il convient également de souligner à cet égard que la SAR indique par erreur que la lettre du Dr Saleem est datée du 19 octobre 2019, alors qu’elle est en fait datée du 31 octobre 2019. Lorsque la bonne date est prise en compte, la possibilité qu’une communication « récente » ait pu avoir lieu avant la date à laquelle la SPR a rejeté la demande d’asile (c’est-à-dire le 30 septembre 2019) est plus limitée que ce que la SAR a vraisemblablement pu penser. L’erreur en tant que telle n’était peut-être pas déterminante. Toutefois, elle étaye la conclusion selon laquelle l’interprétation de la lettre du Dr Saleem par la SAR est déraisonnable.

B. La crainte fondée de persécution du demandeur

[40] Le demandeur a fondé sa demande d’asile sur ses propres expériences en République tchèque, sur les expériences des membres de sa famille (y compris son ex-conjointe) et, plus largement, sur les expériences d’autres Roms en République tchèque. Il est important de souligner que les expériences des membres de sa famille n’étaient pas simplement semblables aux siennes; à plusieurs égards — par exemple, l’attaque à la bombe incendiaire qui a ciblé leur maison en 2004 et les expériences du demandeur à l’école — elles étaient identiques. Il existait également un lien personnel direct entre le demandeur et les agressions subies par Mme Slepcikova lorsqu’ils étaient ensemble et le traitement subi par leur fille à l’école.

[41] Compte tenu de ces chevauchements entre la demande d’asile du demandeur et celles des membres de sa famille, il est compréhensible que le demandeur ait accordé une grande importance, devant la SPR puis devant la SAR, au fait que le Canada avait reconnu que les membres de sa famille avaient qualité de réfugié au sens de la Convention.

[42] La SAR a traité ainsi de la question :

La SPR n’a pas été convaincue par les éléments de preuve concernant le traitement réservé aux proches de l’appelant. Elle a souligné que [traduction] « chaque demande d’asile […] doit être tranchée de manière indépendante en fonction des faits et des éléments de preuve propres au demandeur d’asile particulier [note de bas de page omise] », et qu’il appartenait au final à l’appelant d’[traduction] « établir qu’il a de bonnes raisons de craindre la persécution » s’il retournait en République tchèque.

Je souscris à l’évaluation de la SPR. La conclusion selon laquelle les proches de l’appelant et sa conjointe de fait seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution s’ils retournaient en République tchèque en raison de leur ethnicité rom reposait sur leur situation particulière. Faute d’éléments de preuve montrant que l’appelant se trouve, du moins en partie, dans la même situation, je ne suis pas en mesure de conclure qu’il a leur profil. Le fait que l’appelant, comme ses proches et sa conjointe de fait, soit d’ethnicité rom n’est pas un motif suffisant pour conclure qu’ils ont en commun un profil semblable. Une conclusion à l’égard du contraire reviendrait à dire que tous les Roms en République tchèque sont exposés à une possibilité sérieuse de persécution. Comme nous l’avons souligné, cela n’est pas appuyé par les éléments de preuve sur les conditions dans le pays.

[43] Le demandeur soutient que l’évaluation qui précède concernant le lien entre sa demande d’asile et celles des membres de sa famille est déraisonnable. Je suis d’accord avec lui.

[44] Il est clair que chaque demande d’asile doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres. De plus, en aucun on ne peut d laisser entendre que la SPR (ou la SAR) est liée par la conclusion tirée par un autre tribunal dans une autre affaire, même si l’affaire concerne un membre de la famille du demandeur d’asile. Voir Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 296 au para 11, et les décisions qui y sont citées. Toutefois, lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, il existe des similitudes importantes entre la situation du demandeur d’asile et celle d’autres personnes dont les demandes d’asile ont été accueillies, pour qu’un résultat différent soit raisonnable, le décideur doit fournir une explication motivée de ce qui distingue sa décision des décisions favorables antérieures : voir Ruszo aux para 12-18 et les décisions qui y sont citées. Ce n’est pas ce qui s’est passé en l’espèce. La SAR a plutôt conclu que le seul élément commun entre la demande d’asile du demandeur et celles des membres de sa famille était leur ethnicité rom. Cette position ne tient absolument pas compte du fait que toutes les demandes reposaient en partie sur un incident lié à une bombe incendiaire survenu en 2004, ainsi que sur plusieurs autres expériences communes importantes. La SAR n’a pas tenu compte du fait que le demandeur et les membres de sa famille n’étaient pas simplement dans une situation semblable en raison de leur ethnicité rom; ils s’appuyaient tous, dans une large mesure, sur les mêmes expériences pour étayer leurs demandes.

[45] Comme il est souligné dans l’arrêt Vavilov, « l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (au para 95). Lorsqu’une décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, comme c’est le cas dans le cadre du règlement d’une demande d’asile, « les motifs fournis à [cet individu] doivent refléter ces enjeux » (Vavilov, au para 133). Les parties devant la SAR (ou la SPR, d’ailleurs) sont « en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon et que les résultats ne dépendent pas seulement de l’identité du décideur » (Vavilov, au para 129). S’il existe une explication raisonnée permettant de distinguer les demandes d’asile des membres de la famille du demandeur de la demande d’asile de ce dernier, la SAR ne l’a pas fournie. La décision ne satisfait donc pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence sur une question d’une importance capitale.

VI. CONCLUSION

[46] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à la SAR pour nouvel examen.

[47] Bien que j’ai conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la conclusion de la SAR selon laquelle le traitement subi par le demandeur en République tchèque n’équivalait pas à de la persécution, il ne faut pas en déduire que j’aurais jugé cette conclusion raisonnable. Si le demandeur souhaite invoquer ce motif lors du réexamen de l’affaire, il appartiendra à la SAR de trancher à nouveau la question, sur la base de l’ensemble du dossier à sa disposition.

[48] Enfin, les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1014-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés datée du 14 janvier 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1014-21

 

INTITULÉ :

LUBOMIR FERKO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Max Berger

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Idorenyin Udoh-Orok

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger Professional Law Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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