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Date : 20220929


Dossier : T-1700-21

Référence : 2022 CF 1363

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2022

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

HERBERT WATKINS

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Herbert Watkins, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du 6 octobre 2021 (la décision contestée) rejetant la demande de mesure corrective qu’il a présentée au titre du paragraphe 66(4) du Régime de pensions du Canada, LRC 1985, c C-8 [la Loi]. M. Watkins a demandé une mesure corrective afin de recouvrer une somme équivalant à trois années de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada (le Régime). Il allègue qu’il avait droit à ces prestations et que le refus de les lui accorder résulte de l’avis erroné qu’il a reçu d’un évaluateur médical du Régime.

[2] M. Watkins allègue que le décideur a rejeté la demande de mesure corrective sans avoir lu ses observations et que la décision contestée est inéquitable sur le plan procédural parce qu’il a été privé de la possibilité de présenter sa position pleinement et équitablement. Subsidiairement, il soutient que la décision contestée est déraisonnable. Si le décideur a lu ses observations, il l’a fait de façon superficielle et n’y a pas accordé d’importance. Enfin, M. Watkins allègue que ses observations ont été écartées en raison d’une attitude discriminatoire envers sa déficience physique, en contravention de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, c 11 [la Charte].

[3] Le défendeur soutient que la décision contestée est le résultat d’un processus équitable et qu’elle est raisonnable.

[4] Bien que je ne sois pas convaincue que les droits de M. Watkins garantis par la Charte ont été violés, je conclus qu’il a établi qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale et que la décision contestée ne traite pas des points essentiels de ses observations. Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II. Le contexte

[5] M. Watkins n’est plus en mesure de travailler depuis décembre 2004. Il souffre d’un trouble de douleur chronique et de fibromyalgie, qui ont pour origine une blessure subie en milieu de travail en 2003. Il a présenté une demande de prestations d’invalidité du Régime en août 2005, et un évaluateur médical l’a rejetée. Il affirme qu’en janvier 2006, au cours d’un appel téléphonique, l’évaluateur médical lui a donné un avis erroné en lui conseillant de ne pas présenter de demande de réexamen de la décision parce que son état s’améliorerait probablement grâce à la physiothérapie et qu’une demande de réexamen serait rejetée.

[6] M. Watkins a présenté une deuxième demande quelques années plus tard, en août 2009, après avoir obtenu les conseils du personnel du Bureau des conseillers des travailleurs de l’Ontario. Cette deuxième demande a été accueillie, et, depuis, M. Watkins est réputé être devenu invalide en mai 2008, soit quinze mois avant la présentation de la demande. Il s’agit de la période de rétroactivité maximale permise par la Loi.

[7] M. Watkins affirme qu’il a rétroactivement droit aux prestations du Régime, pour lui-même et pour les personnes mineures à sa charge, depuis janvier 2005, le premier mois où il n’a pas été en mesure de travailler, et que ces prestations lui ont été refusées à cause de l’avis erroné du premier évaluateur médical. Il a présenté une demande de mesures correctives au titre du paragraphe 66(4) de la Loi, qui confère au ministre ou à un délégué le pouvoir de compenser la perte de prestations causée par l’avis erroné :

Refus d’une prestation en raison d’une erreur administrative

(4) Dans le cas où le ministre est convaincu qu’un avis erroné ou une erreur administrative survenus dans le cadre de l’application de la présente loi a eu pour résultat que soit refusé à cette personne, selon le cas :

a) en tout ou en partie, une prestation à laquelle elle aurait eu droit en vertu de la présente loi,

b) le partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension en application de l’article 55 ou 55.1,

c) la cession d’une pension de retraite conformément à l’article 65.1,

le ministre prend les mesures correctives qu’il estime indiquées pour placer la personne en question dans la situation où cette dernière se retrouverait sous l’autorité de la présente loi s’il n’y avait pas eu avis erroné ou erreur administrative.

Where person denied benefit due to departmental error, etc.

66(4) Where the Minister is satisfied that, as a result of erroneous advice or administrative error in the administration of this Act, any person has been denied

(a) a benefit, or portion thereof, to which that person would have been entitled under this Act,

(b) a division of unadjusted pensionable earnings under section 55 or 55.1, or

(c) an assignment of a retirement pension under section 65.1,

the Minister shall take such remedial action as the Minister considers appropriate to place the person in the position that the person would be in under this Act had the erroneous advice not been given or the administrative error not been made.

 

III. Les questions en litige et les normes de contrôle

[8] L’allégation de M. Watkins selon laquelle il y a eu manquement à l’équité procédurale appelle une norme de contrôle qui s’apparente à celle de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique]. L’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable », intrinsèquement souple et tributaire du contexte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 77 [Vavilov], citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 22-23 [Baker], entre autres. La question principale est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54. En l’espèce, la question est de savoir si M. Watkins a eu une possibilité valable de présenter ses arguments et de les voir évalués de façon complète et équitable : Baker, au para 32.

[9] Le caractère raisonnable de la décision contestée doit être apprécié conformément aux directives données par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov. La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse : Vavilov, aux para 12, 13, 75 et 85. Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[10] Lorsqu’elle évalue la conformité d’une décision administrative à la Charte, la Cour doit appliquer l’approche en deux étapes conformément aux arrêts Doré, Loyola et TWU : Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré]; École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 [Loyola]; Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32 [TWU]. D’abord, la Cour doit examiner si la décision a touché ou fait intervenir une protection garantie par la Charte : Loyola, au para 39. Le cas échéant, elle doit ensuite examiner si la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits protégés par la Charte et des objectifs de la loi qui sont en jeu : Doré, au para 57.

IV. L’analyse

A. La question préliminaire : l’admissibilité de l’affidavit de M. Watkins

[11] Le défendeur soutient que des parties de l’affidavit de M. Watkins déposé à l’appui de la présente demande sont inadmissibles et devraient être radiées. En vue de répondre aux objections relatives à l’admissibilité soulevées dans le mémoire du défendeur, M. Watkins a sollicité l’autorisation de déposer des observations en réponse. Le défendeur ne s’est pas opposé à cette requête, et j’ai accordé l’autorisation sollicitée.

[12] Voici les paragraphes et les pièces contestés ainsi que les motifs des objections du défendeur :

  1. Les paragraphes 29 à 34 et les pièces N et O sont inadmissibles parce qu’ils visent à présenter des éléments de preuve dont le décideur ne disposait pas et qui ne sont donc pas pertinents : Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 [Bernard] aux para 13-17;

  2. Les paragraphes 35 à 37 et la pièce P sont inadmissibles parce qu’ils visent à présenter des renseignements et une lettre protégés par le privilège relatif aux règlements : Buck c Canada (Procureur général), 2022 CanLII 19523 (CF) [Buck].

[13] En réponse aux objections, M. Watkins fait valoir que les paragraphes 29 à 34 et les pièces N et O contiennent des éléments de preuve sur une question d’équité procédurale dont le décideur administratif ne pouvait être saisi (les communications ont eu lieu après que la décision contestée eut été rendue) et qui n’interviennent pas dans le rôle du décideur administratif comme juge du fond : Bernard, aux para 25-27. À ce titre, il soutient que la preuve relève d’une exception à la règle générale selon laquelle le dossier dans le cadre du contrôle judiciaire se limite au dossier dont disposait le décideur.

[14] Je suis d’accord. Les paragraphes 29-34 et les pièces N et O décrivent des communications entre l’avocat de M. Watkins et Service Canada qui portaient sur la question de savoir si les observations de M. Watkins avaient été reçues et examinées. Ces éléments de preuve sont liés aux arguments sur l’équité procédurale soulevés dans la présente demande, et M. Watkins les invoque uniquement à l’appui de ces arguments. Ils ne pouvaient être présentés au décideur, puisque les réserves de l’avocat ont été suscitées par la décision contestée et que les communications ont eu lieu après que celle-ci eut été rendue.

[15] À l’audition de la présente affaire, le défendeur a soulevé une objection supplémentaire, à savoir que ces éléments constituent une preuve par ouï-dire inadmissible et une preuve indirecte provenant de l’avocat qui a plaidé la demande. Il n’a pas expliqué pourquoi il soulevait cette objection pour la première fois à l’audience. M. Watkins n’a pas eu l’occasion de traiter de ce point dans sa réponse écrite ou de prendre d’autres mesures pour le faire, comme celle de se faire représenter par un avocat différent à l’audience. Il n’a pas été contre-interrogé au sujet de son affidavit, et le défendeur n’a pas présenté de preuve qui contredirait le contenu des paragraphes 29-34 ou des pièces N et O. Dans ces circonstances, compte tenu du préjudice envers M. Watkins, je refuse de radier les parties contestées de son affidavit au titre de l’objection supplémentaire.

[16] Quant à l’objection fondée sur le privilège relatif aux règlements, il existe une présomption prima facie selon laquelle les communications privilégiées visant un règlement sont inadmissibles en preuve, excepté « quand les considérations de justice que pose l’espèce le requièrent » : Buck, au para 20, citant Sable Offshore Energy Inc c Ameron International Corp, 2013 CSC 37 aux para 2 et 12. Les trois conditions du privilège relatif aux règlements sont les suivantes : (i) un litige était en cours ou envisagé; (ii) l’intention expresse ou tacite des parties à la communication était qu’elle ne soit pas révélée au tribunal judiciaire en cas d’échec des négociations; et (iii) la communication avait pour objet le règlement amiable du différend : Buck, au para 23, citant Mohawks of the Bay of Quinte c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2013 CF 669 au para 34.

[17] La pièce P de l’affidavit de M. Watkins est une lettre de l’avocat du défendeur datée du 25 novembre 2021, et les paragraphes 35 à 37 de l’affidavit décrivent le contenu de cette lettre. Le défendeur affirme que la lettre remplit les conditions du privilège relatif aux règlements : (i) la lettre a été envoyée après que M. Watkins eut déposé l’avis de demande dans la présente instance; (ii) comme il s’agit d’une communication entre avocats, l’intention implicite était que la lettre soit transmise sous toutes réserves et qu’elle ne soit donc pas versée au dossier de preuve; et (iii) il est manifeste que la lettre a été transmise dans l’intention de parvenir à un règlement, car le demandeur y était invité à présenter de nouveaux éléments de preuve aux fins d’examen, et elle était accompagnée d’un projet de lettre à la Cour demandant une suspension, le temps que les parties négocient un règlement.

[18] M. Watkins fait valoir que la lettre ne portait pas de mention « sous toutes réserves » et ne mentionnait pas de conditions pouvant constituer un règlement de la présente instance. Il y était simplement proposé que les parties sollicitent une ordonnance sur consentement suspendant l’instance, et ce, afin que le défendeur ait la possibilité d’examiner les observations et les documents de M. Watkins.

[19] Je suis d’accord avec M. Watkins. La lettre ne contient pas d’offre ou de conditions à négocier. De plus, rien n’indique expressément ou implicitement l’intention que le contenu de la lettre ne soit pas communiqué à la Cour en cas d’échec des négociations. Enfin, l’exposé des faits et du droit du défendeur présenté dans la présente instance révèle certains faits énoncés dans la lettre du 25 novembre 2021. Le défendeur n’a pas établi que la lettre répond aux conditions du privilège.

B. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?

[20] M. Watkins fait valoir qu’un principe fondamental de l’obligation d’équité procédurale veut que les personnes visées aient la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position : Baker, au para 28. Il allègue que le décideur n’a pas examiné ses observations écrites d’octobre 2020, qui totalisaient 98 pages d’arguments et de renseignements à l’appui de sa demande présentée au titre du paragraphe 66(4).

[21] Lorsqu’il a déposé la présente demande de contrôle judiciaire, M. Watkins croyait que Service Canada n’avait pas même reçu ses observations, et ce, pour les raisons suivantes :

  1. L’avocat de M. Watkins a tenté à plusieurs reprises d’obtenir de Service Canada la confirmation que les observations d’octobre 2020 avaient été reçues, mais Service Canada ne lui a pas répondu;

  2. Ensuite, le 3 mars 2021, M. Watkins a reçu une lettre de Service Canada accusant réception de sa [traduction] « lettre du 4 mai 2017 [sic] dans laquelle [il alléguait] avoir reçu un avis erroné concernant le réexamen de [sa] demande de prestations d’invalidité de 2005 », et l’invitant à présenter des éléments de preuve supplémentaires à l’appui de son allégation;

  3. M. Watkins a transmis la lettre de mars 2021 à son avocat, qui a communiqué avec Service Canada par téléphone et par écrit pour signaler que la date de la demande de mesure corrective était erronée et rappeler qu’il avait demandé que les communications soient adressées à son bureau, et non à M. Watkins; l’avocat a envoyé de nouveau les observations d’octobre 2020, par messager le 15 avril 2020, puis par courriel le 16 avril 2020;

  4. Malgré ce suivi, l’avocat n’a pas reçu de réponse de Service Canada;

  5. La décision contestée, datée du 6 octobre 2021, a été transmise à M. Watkins, et non à son avocat, contrairement à ce qui avait été demandé;

  6. Qui plus est, la décision contestée ne mentionnait pas les observations d’octobre 2020; il y était plutôt indiqué qu’elle était rendue en réponse à la [traduction] « lettre reçue le 4 mai 2017 » en dépit des démarches qui avaient été faites pour que les bonnes observations soient prises en compte; le 20 octobre 2021, après plusieurs appels et courriels, l’avocat de M. Watkins a parlé à Mme Humphrey de Service Canada, qui l’a informé que les observations d’octobre 2020 ne semblaient pas avoir été examinées, ni même reçues, avant que la décision contestée ait été rendue, le 6 octobre 2021.

[22] M. Watkins sait maintenant que, contrairement à ce qu’a affirmé Mme Humphrey, Service Canada avait reçu ses observations d’octobre 2020. Le dossier certifié du tribunal (le DCT) produit en réponse à la présente instance comprend une copie des observations ainsi que deux documents dans lesquels elles sont mentionnées. Ces deux documents, intitulés [traduction] « Rapport relatif à un moins-payé découlant d’un avis erroné ou d’une erreur administrative » (collectivement, les rapports sur l’avis erroné ou l’erreur administrative), ont été rédigés par Service Canada, l’un en juin 2021 (le rapport de juin 2021 sur l’avis erroné ou l’erreur administrative), et l’autre en septembre 2021 (le rapport de septembre 2021 sur l’avis erroné ou l’erreur administrative). Ils contiennent un résumé du contexte de la demande de mesure corrective de M. Watkins et une recommandation concernant la question de savoir si le Ministère était convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que M. Watkins avait reçu un avis erroné.

[23] Néanmoins, M. Watkins soutient que le décideur n’a pas lu ses observations ou qu’il ne les a pas prises en compte avant de rendre la décision contestée.

[24] Le défendeur soutient qu’aucune injustice n’a été commise, car, de fait, Service Canada a examiné la question de l’avis erroné par suite de la demande d’octobre 2020 présentée par M. Watkins. Les lacunes ou les vices dont seraient entachés les motifs, tels que l’absence de mention des observations dans la décision contestée, ne constituent pas un manquement à l’équité procédurale et ne devraient pas faire l’objet d’un examen de l’équité procédurale : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au para 21.

[25] J’admets que les lacunes et les vices dont est entachée une décision sont généralement soumis à la norme de la décision raisonnable. Considérés isolément, les lacunes et les vices dont est entachée la décision contestée ne constituent pas nécessairement un manquement à l’équité procédurale. Toutefois, lorsqu’ils sont examinés à la lumière de l’historique de l’instance, il en ressort qu’elles sont compatibles avec ce que M. Watkins soutient, soit que le décideur n’a pas lu ses observations d’octobre 2020.

[26] Premièrement, le fait que la décision contestée ne mentionne pas les observations d’octobre 2020 n’est pas le seul problème. Le fait qu’elle ne traite pas des arguments principaux de M. Watkins en est un également. La décision contestée porte uniquement sur la question de savoir si l’évaluateur a informé M. Watkins de son droit de demander un réexamen. Mais M. Watkins n’avait pas allégué que l’évaluateur ne l’avait pas informé de ce droit et n’avait pas soutenu qu’il en ignorait l’existence. Ces points sont approfondis ci-dessous, car ils sont également pertinents dans l’examen du caractère raisonnable de la décision, mais, sur le plan de l’équité procédurale, la discordance entre les questions soulevées dans les observations de M. Watkins et les questions traitées dans la décision contestée appuie la position de M. Watkins selon laquelle le décideur n’a pas lu les observations d’octobre 2020.

[27] Deuxièmement, plusieurs personnes au sein de Service Canada ont participé à l’enquête, mais le défendeur n’a pas présenté d’élément de preuve indiquant quel était leur rôle et ce qu’elles avaient examiné. Bien que le décideur, c’est-à-dire le délégué du ministre, ait signé le rapport de septembre 2021 sur l’avis erroné ou l’erreur administrative, il est difficile de savoir s’il a lu les observations d’octobre 2020. Le délégué n’a pas signé la décision contestée et n’a rédigé aucun des rapports sur l’avis erroné ou l’erreur administrative. Enfin, le rapport de septembre 2021 sur l’avis erroné ou l’erreur administrative, que le délégué a approuvé, contient un résumé des observations d’octobre 2020 de M. Watkins, mais ce résumé n’est pas détaillé, et plusieurs arguments de M. Watins en sont absents.

[28] Troisièmement, la confusion dont témoignent le fait de communiquer directement avec M. Watkins plutôt qu’avec son avocat et celui de mentionner la lettre de mai 2017 plutôt que les observations d’octobre 2020, confusion qui a persisté même après les appels et les courriels de l’avocat, appuie l’allégation de M. Watkins selon laquelle ses observations d’octobre 2020 n’ont effectivement pas été prises en compte.

[29] Le défendeur admet que Service Canada a commis des [traduction] « erreurs administratives mineures », mais il soutient qu’elles n’ont pas entraîné une iniquité procédurale : le fait d’avoir communiqué directement avec M. Watkins plutôt qu’avec son avocat n’a pas eu d’incidence sur le résultat, et le fait d’avoir mentionné la mauvaise communication n’a pas donné lieu à une iniquité procédurale parce que M. Watkins n’a pas été privé d’une occasion de présenter des observations. Selon le défendeur, la lettre de mai 2017 était un avis d’appel que l’avocat précédent de M. Watkins avait déposé auprès du Tribunal de la sécurité sociale du Canada (l’avis d’appel au TSS). Puisqu’il y était allégué que le premier évaluateur médical avait donné un avis erroné, le défendeur soutient que l’avis d’appel au TSS a été mentionné, quoique par erreur, simplement parce que Service Canada le considérait comme le document [traduction] « initial » de la demande de mesure corrective de M. Watkins. Je ne suis pas d’accord. L’avis d’appel au TSS n’était pas une demande de mesure corrective présentée au titre du paragraphe 66(4), et, lorsqu’il a présenté cette demande, M. Watkins ne s’est pas appuyé sur ce document.

[30] Les arguments du défendeur auraient été plus convaincants si d’autres éléments indiquaient que les observations d’octobre 2020 présentées par M. Watkins avaient fait l’objet d’un examen approfondi. Les erreurs commises, à savoir communiquer directement avec M. Watkins et mentionner la mauvaise communication, erreurs qui se sont reproduites après que l’avocat ait tenté de les faire corriger et qui ont amené M. Watkins à douter que ses observations aient été reçues, démontrent plutôt un manque d’attention à l’égard des communications provenant de M. Watkins et de son avocat.

[31] Je conclus que M. Watkins a démontré que son allégation de manquement à l’équité procédurale est fondée. Il a établi qu’il s’est vu refuser la possibilité de présenter entièrement et équitablement sa position, car le décideur n’a pas lu ses observations et ne les a pas adéquatement prises en compte.

C. La décision contestée est-elle déraisonnable?

[32] M. Watkins soutient que la décision contestée est également déraisonnable, parce qu’elle a été rendue sans que ses observations d’octobre 2020 aient été prises en compte. Si le décideur a lu ses observations, il l’a fait de façon superficielle et n’y a pas accordé d’importance.

[33] Le défendeur fait valoir que, dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, le fait que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire ne constitue pas un fondement justifiant à lui seul d’infirmer la décision : Vavilov, au para 91.

[34] Je conclus que la décision contestée est déraisonnable parce qu’elle ne traite pas des points essentiels des observations de M. Watkins.

[35] Comme je l’ai mentionné plus haut, M. Watkins a allégué dans ses observations qu’il n’avait pas présenté de demande de réexamen de la décision du premier évaluateur médical parce que ce dernier lui avait affirmé que la demande serait rejetée. Plus précisément, il a allégué que l’évaluateur médical lui avait dit qu’une demande de réexamen serait très probablement rejetée parce qu’il devait commencer à recevoir des traitements de physiothérapie et que tout indiquait que son état s’améliorerait grâce à ceux-ci. Il a ajouté qu’il avait suivi cet avis, à son détriment, car son état ne s’est pas amélioré malgré les traitements de physiothérapie recommandés, et, une fois ceux-ci terminés, le délai pour présenter une demande de réexamen était expiré. Les observations comprenaient des arguments à l’appui de ces allégations. Par exemple, M. Watkins a fait valoir que les commentaires dans le résumé de l’évaluateur concordaient avec ce dont il se souvenait de l’avis de cet évaluateur et qu’ils traduisaient une attitude négative à l’égard de la douleur chronique, ce que la Cour suprême du Canada a désapprouvé dans l’arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c Martin, [2003] 2 RCS 504. Il a également fait valoir qu’un deuxième évaluateur médical avait accueilli sa demande fondée en grande partie sur la même preuve médicale que celle présentée à l’appui de sa première demande.

[36] La décision contestée et les rapports sur l’avis erroné ou l’erreur administrative ne traitaient pas des arguments de M. Watkins. Aucune conclusion n’a été tirée à propos des questions de savoir si l’évaluateur médical avait fait les déclarations alléguées, si de telles déclarations constituaient un avis erroné et, le cas échéant, si M. Watkins s’était vu refuser des prestations en raison d’un tel avis. La conclusion selon laquelle M. Watkins n’a pas reçu d’avis erroné repose sur des constatations à propos de la question de savoir s’il a été informé de son droit de présenter une demande de réexamen. Cependant, M. Watkins n’avait pas allégué qu’il ne connaissait pas cette possibilité, et la décision contestée n’explique pas en quoi ces constatations répondent aux observations qu’il avait présentées.

[37] Le défendeur souligne à juste titre qu’il n’était pas nécessaire que la décision contestée traite en détail des arguments de M. Watkins ou qu’elle fasse référence à tous les arguments : Newfoundland Nurses, aux para 16 et 18. Cependant, les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties : Vavilov, au para 127. À mon avis, pour les motifs exposés ci-dessus, la décision contestée ne répond pas raisonnablement aux questions et aux préoccupations centrales soulevées dans les observations de M. Watkins.

D. Y a-t-il eu violation de la Charte?

[38] M. Watkins affirme que le décideur a délibérément écarté ses observations en raison de suppositions négatives au sujet des personnes qui souffrent de douleur chronique. Il affirme également que l’attitude du décideur et sa façon d’aborder la demande manquaient d’égard au point de constituer une violation du droit à l’égalité de traitement et à l’égalité de bénéfice de la loi, sans discrimination fondée sur la déficience.

[39] Les affirmations de M. Watkins selon lesquelles le décideur a délibérément écarté ses observations pour des motifs discriminatoires ne sont pas étayées. M. Watkins n’a pas établi que ses droits garantis par l’article 15 de la Charte sont entrés en jeu.

V. Les mesures de réparation

[40] M. Watkins demande à la Cour de substituer à la décision du décideur administratif sa propre décision, soit celle d’enjoindre au ministre de lui verser les prestations du Régime et les intérêts pour la période allant de janvier 2005 à mai 2008. Il fait valoir que son litige est pendant depuis plus d’une décennie et que, puisque Service Canada [traduction] « ne peut pas ou ne veut pas » régler sa demande présentée au titre du paragraphe 66(4) de la Loi, la Cour ne devrait pas lui renvoyer l’affaire. Subsidiairement, M. Watkins sollicite une décision selon laquelle sa demande devrait être évaluée par des personnes qui ne sont pas précédemment intervenues dans son dossier. Le défendeur ne s’oppose à aucune de ces demandes et souligne que M. Watkins plaide sa cause depuis des années et qu’il souhaite une décision définitive.

[41] M. Watkins fait des démarches dans cette affaire depuis des années, mais il a exercé diverses voies de recours, dont celle devant le Tribunal de la sécurité sociale. La présente instance porte sur la première demande de mesure corrective présentée par M. Watkins au titre du paragraphe 66(4) de la Loi. Je ne suis donc pas d’accord pour dire que l’historique de l’instance justifie une décision de substitution. En outre, il n’est pas manifeste à mes yeux qu’il est inutile de renvoyer l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue, ni que, le cas échéant, un résultat en particulier est inévitable : Vavilov, aux para 141-142. Service Canada serait mieux à même de décider si l’évaluateur médical a donné un avis erroné. Une ordonnance annulant une décision et renvoyant l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue est généralement la réparation appropriée (Vavilov, au para 141) et, à mon avis, elle est appropriée en l’espèce.

[42] Par conséquent, je renverrai l’affaire à un autre délégué du ministre pour qu’il rende une nouvelle décision. Je souligne que le rapport de septembre 2021 sur l’avis erroné ou l’erreur administrative indique que le délégué qui l’a signé avait le pouvoir de rendre une décision si le montant du moins-payé était inférieur à 25 000 $. Selon le rapport de juin 2021 sur l’avis erroné ou l’erreur administrative, il a été calculé que le moins-payé potentiel dans le cas de M. Watkins s’élevait à plus de 65 000 $. Sans explication, le montant du moins-payé potentiel a été remplacé par la mention « inconnu » dans le rapport de septembre 2021 sur l’avis erroné ou l’erreur administrative. M. Watkins n’a pas remis en question le pouvoir du décideur, et ma décision ne porte pas sur ce point; toutefois, le délégué du ministre qui réexaminera la demande de M. Watkins devra s’être assuré qu’il dispose du pouvoir requis. De plus, la demande de M. Watkins présentée au titre du paragraphe 66(4) doit être évaluée par des personnes qui ne sont pas précédemment intervenues dans son dossier.

VI. Les dépens

[43] Les parties ont demandé l’autorisation de fournir des observations écrites sur les dépens une fois ma décision rendue. Si elles ne parviennent pas à s’entendre sur la question des dépens, M. Watkins pourra signifier et déposer des observations sur les dépens dans les 20 jours suivant la date de la présente décision, et le défendeur pourra signifier et déposer des observations sur les dépens dans les 15 jours suivants. Les observations sur les dépens des parties ne doivent pas dépasser deux pages, à l’exclusion du mémoire de dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-1700-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision contestée est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue. La demande de M. Watkins présentée au titre du paragraphe 66(4) doit être évaluée par des personnes qui ne sont pas précédemment intervenues dans son dossier, dont un autre délégué du ministre.

  3. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur la question des dépens, ceux-ci seront établis par la Cour.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1700-21

 

INTITULÉ :

HERBERT WATKINS c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Glen Chochla

Stephanie MacLean

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Andrew Kirk

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Glen Chochla Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Gatineau (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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