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Date : 20220926


Dossier : IMM-4911-20

Référence : 2022 CF 1333

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

HABIB MOHAMMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur conteste la décision du 14 septembre 2020 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27), en raison de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Cape Coast, au Ghana. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte

[2] Le demandeur, un citoyen du Ghana, résidait dans la ville d’Accra. Il a grandi dans une grande famille musulmane. Son père était imam dans une mosquée locale.

[3] Le demandeur s’est de plus en plus intéressé à la foi chrétienne, à mesure qu’il se liait d’amitié avec deux chrétiens avec qui il jouait au soccer. Ses amis l’ont invité à visiter leur église et à rencontrer leur pasteur. En 2016, il s’est converti au christianisme. La famille du demandeur et la communauté musulmane locale étaient extrêmement mécontentes lorsqu’elles ont appris sa conversion. Sa famille considérait sa conversion comme une source de honte et de déshonneur, surtout que son père est un imam dans leur communauté.

[4] En 2016, alors qu’il se dirigeait vers l’église, des membres de la famille du demandeur et de la communauté musulmane d’Accra l’ont attaqué. Les frères et les oncles du demandeur figuraient parmi les agresseurs. Ces derniers l’ont attaqué avec des bâtons, l’ont menacé et l’ont averti qu’ils le tueraient s’il continuait de fréquenter l’église. Blessé à la tête pendant l’attaque, le demandeur a été transporté à l’hôpital pour y recevoir des soins. À sa sortie de l’hôpital, il a communiqué avec la police pour dénoncer l’agression, mais elle n’a pris aucune mesure parce qu’à son avis elle n’aurait ni la capacité ni la volonté d’ affronter les problèmes de violence religieuse ou collective dans la communauté.

[5] Craignant pour sa sécurité, le demandeur est entré dans la clandestinité dans son propre pays, qu’il a par la suite fui. Il a fini par se rendre aux États-Unis, où il a présenté une demande d’asile qui a été rejetée. Il a ensuite demandé l’asile au Canada lors de son arrivée au pays le 30 mai 2017.

[6] Bien que, dans sa décision du 15 mai 2019, la SPR ait estimé que le demandeur était généralement crédible, elle a conclu à l’existence d’une PRI à Cape Coast. Après avoir évalué la PRI proposée, elle a jugé que le demandeur n’y serait pas exposé à un risque sérieux de persécution. Elle a aussi qualifié de conjecturale la prétention du demandeur selon laquelle son père avait prévenu d’autres imams de sa conversion, ce qui inciterait les musulmans de tout le pays à le chercher et à s’en prendre à lui en toute impunité, parce que les autorités de l’État les craignent. La SPR a cité plusieurs articles concernant l’absence de menace de violence de la part de la communauté musulmane au Ghana, et a estimé que les articles produits par le demandeur n’étaient pas utiles.

[7] De plus, la SPR n’a accordé aucune importance à l’affidavit d’un membre de la communauté à Accra, qui déclarait que la conversion du demandeur n’avait pas plu à son père, et que ce dernier avait encouragé d’autres personnes dans la communauté et ailleurs à le tuer. Le demandeur n’avait jamais rencontré le déposant, mais il avait parlé à des amis qui, à leur tour, avaient parlé au déposant et l’avaient informé de la situation. Après avoir examiné la preuve du demandeur, la SPR a conclu que la preuve objective ne corroborait pas ses arguments.

[8] En fin de compte, la SPR a conclu que, bien que le demandeur puisse être persécuté par son père et ses alliés en raison de sa conversion, il ne le serait pas par l’ensemble de la communauté musulmane du pays. La SPR a également conclu qu’il n’était pas exposé à un risque sérieux de persécution à Cape Coast en raison de sa conversion, à moins que son père ne soit en mesure de le retrouver et de s’en prendre à lui dans cette ville, ce que le demandeur n’a pas établi selon la SPR. Elle a en outre conclu, quant au second volet du critère juridique, que Cape Coast constituait une PRI valable.

III. Décision visée par le contrôle

[9] La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur était généralement crédible, et elle a reconnu que son père et sa famille élargie étaient les agents potentiels de persécution. Quant à la question de savoir s’il existe, selon la prépondérance des probabilités, une possibilité sérieuse de risque au sens de l’article 96 ou 97 dans la région de la PRI, la SAR a rejeté l’argument portant que la SPR n’avait pas expliqué de manière raisonnable pourquoi elle avait écarté l’affirmation du demandeur selon laquelle son père avait prévenu d’autres imams de sa conversion au christianisme.

[10] La SAR a également estimé, tout comme la SPR, que le témoignage était hypothétique, compte tenu de ses observations selon lesquelles (i) le demandeur ne relatait pas les faits dont il avait eu connaissance lorsqu’il a témoigné à cet égard, et (ii) elle non plus ne disposait pas d’éléments de preuve selon lesquels les agents de persécution avaient une influence quelconque en dehors de leur localité ou qu’ils étaient en mesure de lancer une recherche dans tout le Ghana, et plus particulièrement dans la PRI proposée. À cet égard, la SAR a dit que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi selon lesquels sa famille ou sa communauté était en mesure de le persécuter à Cape Coast.

[11] La SAR a plutôt constaté, selon la preuve, que la grande majorité de la population du Ghana était chrétienne et que si le fait de renoncer à l’islam était un crime passible de la peine capitale selon cette religion, rien ne prouvait qu’il s’agissait d’un acte criminel reconnu au Ghana. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi selon lesquels il serait exposé à des menaces et à de la violence en tant que chrétien au Ghana. Elle a également conclu, selon la prépondérance des probabilités, que sa famille ne serait pas en mesure de le retrouver dans la PRI en question, et qu’il n’était nullement tenu de s’y déclarer ex-musulman. La SAR a en outre rejeté l’argument selon lequel la police n'avait ni la volonté ni la capacité de protéger le demandeur.

[12] Enfin, après avoir estimé que rien ne lui permettait de croire que le demandeur ne pouvait s’établir à Cape Coast – du point de vue, notamment, de l’emploi et des soins de santé –, la SAR a conclu qu’il s’agissait d’une PRI raisonnable.

IV. Question en litige et analyse

[13] Le demandeur conteste le critère juridique et le résultat de l’analyse de la PRI effectuée par la SAR. Il soutient que l’application du critère et la conclusion de la SAR étaient, respectivement, déraisonnables. Les parties s’accordent pour dire – et je suis du même avis –que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le demandeur met également en doute le caractère équitable des conclusions de la SAR en ce qui concerne sa déclaration de conversion. Lorsqu’elle est appelée à examiner des questions relatives à l’équité procédurale, la Cour doit se demander si la procédure qui a conduit à la décision était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54-55; Do c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 927 au para 4).

A. L’application, par la SAR, du critère relatif à la PRI était raisonnable.

[14] Le demandeur soutient que la SAR a mal appliqué le critère juridique, parce qu’en exigeant qu’il fournisse des éléments de preuve démontrant que sa famille ou sa communauté serait en mesure de le retrouver et de le persécuter dans la PRI proposée – lorsqu’elle a conclu que le demandeur « n’a[vait] pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi selon lesquels sa famille ou sa communauté était en mesure de le persécuter à Cape Coast » – elle lui a imposé un fardeau plus lourd. Selon le demandeur, ce critère n’est pas celui qui doit être appliqué. Il dit que la SAR a déplacé à tort son fardeau de preuve vu qu’elle a conclu, compte tenu de l’insuffisance d’éléments de preuve, qu’il ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution à Cape Coast, au Ghana.

[15] Selon le demandeur, l’obligation de prouver, selon la prépondérance des probabilités, les faits invoqués dans une demande d’asile incombe à son auteur, et celui-ci s’en acquitte en démontrant uniquement l’existence d’une « possibilité sérieuse » de persécution.

[16] Je ne puis souscrire à l’argument du demandeur. Lorsque la question de l’existence d’une PRI est soulevée et que le lieu de la PRI potentielle est déterminé, il y a déplacement du fardeau vers le demandeur d’asile, qui est tenu de démontrer que la PRI n’est pas valable – de sorte qu’au moins un des deux volets énoncés dans l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 2118, [2001] 2 CF 164, n’est pas rempli. Voici ce qu’a affirmé le juge Norris au paragraphe 45 de la décision Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 :

[…] la jurisprudence établit clairement que le rejet d’une demande d’asile au motif qu’il existe une PRI viable ne procède pas simplement d’une conclusion portant que le demandeur d’asile ne s’est pas déchargé de son fardeau. Le décideur doit plutôt conclure positivement, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur dispose d’une PRI – en d’autres mots, qu’il existe un endroit où il ne serait pas exposé à un risque (dans le sens pertinent et suivant la norme applicable) et où il serait raisonnable qu’il déménage : voir Rasaratnam à la p. 710; voir aussi Hamdan aux para 11‑12 et Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1101 au para 10. L’on peut, pour comprendre ce dont il retourne, considérer l’existence d’un lieu où le demandeur d’asile serait en sécurité et auquel il aurait accès réalistement, pour pouvoir présumer qu’il serait raisonnable de sa part d’y déménager au lieu de demander une protection internationale. Le demandeur d’asile peut réfuter cette présomption en démontrant qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’il cherche refuge dans la PRI proposée.

[17] En l’espèce, la SAR a clairement conclu (comme la SPR auparavant) à l’existence d’une PRI valable. Le demandeur ne s’est pas acquitté, devant ces instances, du fardeau qui lui incombait de démontrer que Cape Coast ne constituait pas une PRI valable. S’appuyant sur la décision Lawal c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 301, ainsi que sur la décision Henguva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 48, le demandeur soutient que la SAR n’a pas appliqué le bon critère juridique, énoncé il y a longtemps par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1989 CanLII 9466 (CAF), ni celui qu’elle a ensuite énoncé précisément dans l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukkarasu], en ce qui a trait au premier volet du critère relatif à la PRI.

[18] Plus précisément, le demandeur affirme que la Commission a eu tort de l’obliger à prouver que la persécution serait plus probable que le contraire, ou selon la prépondérance des probabilités qu’il risquerait d’être persécuté. Elle lui a ainsi imposé une norme juridique plus stricte que celle à laquelle il aurait dû être tenu – soit, simplement qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution.

[19] Toutefois, après avoir lu l’ensemble des motifs, je ne puis convenir avec le demandeur que la SAR lui a effectivement imposé un fardeau plus exigeant. Elle a plutôt appliqué le critère juridique admis en matière de PRI lorsqu’elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque à Cape Coast, au Ghana. Contrairement aux arguments du demandeur, cette pratique est conforme au critère énoncé dans l’arrêt Thirunavukkarasu, lequel est toujours valable (voir, par exemple, Idowu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1052 au para 6, et Khokhar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1028 au para 5). Voici ce qu’écrivait le juge Linden dans cet arrêt :

D’une part, pour établir le bien-fondé de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, le demandeur, comme je l’ai dit plus haut, doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans son pays. Si la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est soulevée, il doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans cette partie de son pays qui offre prétendument une possibilité de refuge. Je reconnais que le demandeur, dans certains cas, peut ne pas avoir une connaissance personnelle des autres parties du pays, mais, en toute vraisemblance, il existe une preuve documentaire et, en outre, le ministre produira normalement des éléments de preuve tendant à établir l’existence de la possibilité de refuge si cette question est soulevée à l’audience.

[20] En l’espèce, conformément à la norme énoncée dans l’arrêt Thirunavukkarasu, la SAR a écrit ce qui suit : « Je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, l’appelant ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités, ou d’être soumis à la torture […] » La SAR a tiré cette conclusion après avoir expliqué qu’elle estimait que le demandeur n’avait tout simplement pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi qui démontraient que la famille ou la communauté du demandeur était en mesure de le persécuter à Cape Coast, ou qu’il ne serait pas exposé à des menaces et à de la violence en tant que chrétien au Ghana. En fait, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR portant que la prétention du demandeur, selon laquelle il ne pouvait être en sécurité nulle part au Ghana parce que son père avait prévenu d’autres imams de sa conversion, n’était pas étayée par la preuve, notamment dans l’extrait suivant :

[…]

La SPR ne disposait pas d’élément de preuve, pas plus que moi, que l’agent de persécution exerçait la moindre influence en dehors de sa localité ou qu’il était en mesure de lancer une recherche dans tout le Ghana et de retrouver l’appelant à Cape Coast. Je conclus que l’appelant n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi selon lesquels sa famille ou sa communauté était en mesure de le persécuter à Cape Coast.

[21] Fondamentalement, le demandeur conteste tout simplement la façon dont la SAR a appliqué le critère relatif à la PRI et son appréciation de la preuve relativement à ce critère. Il était loisible à la SAR de conclure que le demandeur, aujourd’hui chrétien, retournerait en toute sécurité dans un pays à prédominance chrétienne, où la grande majorité de la population et lui sont de même confession. Là encore, la conclusion de la SAR était conforme au critère juridique suivi dans une longue série de précédents en matière de PRI, dont l’arrêt Thirunavukkarasu.

[22] La SAR pouvait également conclure que la preuve objective n’appuyait pas l’argument du demandeur portant que le traitement réservé aux ex-musulmans au Ghana est préjudiciable et qu’ils sont maltraités en toute impunité, ou que l’État ne peut le protéger. Au fond, ainsi que l’a souligné la Cour au paragraphe 35 de la décision Adams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 524, l’analyse de la protection de l’État n’a guère d’importance lorsque la SAR conclut à l’inexistence d’une possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans la PRI proposée.

[23] Le demandeur aurait préféré que la SAR accorde de la valeur à la preuve généralisée selon laquelle les musulmans convertis dans certains pays sont exposés à des risques en raison de leur conversion, mais ces commentaires ne visaient pas précisément Cape Coast. La SAR a souligné que la conclusion raisonnable de la Commission selon laquelle la preuve sur les conditions dans le pays n’appuyait tout simplement pas ses allégations de risque ou de persécution, semblait avoir échappé au demandeur.

B. Aucune erreur n’a été commise dans l’examen de la preuve dans son ensemble.

[24] Le demandeur fait valoir subsidiairement que, même si la Cour devait conclure qu’aucun des motifs qu’il avait invoqués ne permettait, à lui seul, de faire obstacle à l’existence de la PRI, la SAR a néanmoins commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de la nature cumulative des difficultés que le demandeur devrait surmonter pour éviter un risque de persécution et pour se rendre ou s’installer en toute sécurité à Cape Coast.

[25] Là encore, cet argument ne se tient tout simplement pas compte tenu du texte de la décision de la SAR dans son contexte global et de l’ensemble de ses conclusions, dont les explications qui l’ont motivée à souscrire aux motifs de la SPR, laquelle expliquait plus en détail pourquoi le demandeur n’avait satisfait ni au premier ni au second volet du critère relatif à la PRI énoncé dans l’arrêt Thirunavukkarasu.

C. Il était loisible à la SAR de tirer des conclusions relativement à la déclaration de conversion du demandeur.

[26] Enfin, le demandeur soutient que la SAR a conclu à tort que le demandeur n’était pas tenu de se déclarer comme un converti dans la PRI, étant donné qu’il a un nom clairement musulman et qu’il y a des musulmans partout au Ghana. Le demandeur affirme non seulement que cette conclusion était déraisonnable, mais également qu’elle constitue un manquement à l’équité procédurale puisqu’elle a été soulevée pour la première fois en appel et qu'il n’a pas eu la possibilité de répondre.

[27] Je ne suis pas de cet avis. La SAR a clairement indiqué qu’elle souscrivait à la conclusion de la SPR selon laquelle la preuve objective ne corroborait pas la crainte subjective du demandeur, en ce sens qu’aucun élément de preuve ne démontrait qu’il serait victime de persécution ni de la part de sa famille dans la PRI, ni de celle de l’ensemble de la communauté musulmane, et selon laquelle il n’avait pas établi que son père disposait des ressources ou contacts nécessaires pour le rechercher à Cape Coast, ou qu’il jouissait de l’influence nécessaire dans la communauté pour le faire.

[28] En ce qui concerne la déclaration de conversion du demandeur, je remarque que le commissaire de la SAR exposait simplement les façons dont le demandeur pouvait être reconnu comme un converti, et répondait à l’argument qu’il avait invoqué dans ses observations à la SAR selon lequel il serait découvert dans la PRI, car les musulmans de tout le Ghana le chercheraient à son retour (voir, par exemple, les paragraphes 21 à 28 des observations du demandeur à la SAR, aux pages 50 à 53 du dossier certifié du tribunal).

[29] Dans une affaire reposant sur des faits similaires (à savoir, la conversion d’un homme musulman du Ghana au christianisme), la juge Pallotta a examiné des arguments qui ressemblaient beaucoup à ceux soulevés en l’espèce, notamment les arguments au sujet du nom musulman du demandeur (Gadafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1011 [Gadafi] aux para 15-21). À son avis, les conclusions de la SAR sur les points semblables soulevés étaient raisonnables, car le demandeur avait contesté devant la SAR les conclusions selon lesquelles la preuve relative aux risques allégués était insuffisante.

[30] S’agissant de l’argument relatif à l’équité procédurale associé à cette question – que le demandeur a soulevé seulement de vive voix devant la Cour en l’espèce, et qu’il a présenté sans renvoyer à la décision Gadafi –, la juge Pallotta a écrit ce qui suit au paragraphe 22 :

M. Gadafi affirme que la SAR a manqué à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans lui donner un préavis et une possibilité de répondre. Il prétend que la SAR a soulevé une nouvelle question en concluant qu’il ne serait reconnu en tant qu’ancien musulman que s’il s’identifiait comme tel. Il soutient que la SPR n’a pas examiné la question de l’auto-identification. De plus, il affirme que la conclusion de la SAR ne repose sur aucun fondement probant et contredit les éléments de preuve qu’il a présentés selon lesquels il serait identifiable en tant qu’ancien musulman à cause de son nom, argument que la SPR a accepté d’emblée. M. Gadafi soutient que la SAR aurait dû lui offrir une possibilité de répondre avant de rejeter son appel en se fondant sur des éléments factuels différents (et erronés) de ceux sur lesquels la SPR s’était fondée.

La juge Pallotta a rappelé les conclusions de la SAR et a rejeté comme suit l’argument d’équité procédurale semblable à celui présenté par le demandeur dans la présente affaire :

[…] La conclusion de la SAR répondait à l’observation formulée par M. Gadafi en appel, et ne constituait pas une nouvelle question. La SAR peut apprécier les faits, et peut tirer des conclusions supplémentaires ou même des conclusions différentes de celles qu’a tirées la SPR, mais cela ne suffit pas en soi à faire de ces conclusions une nouvelle question ni à entraîner un manquement à l’équité procédurale : Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 380 au para 30; Bakare c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 267 aux para 18 et 19. Comme il a été souligné, la SAR n’a pas substitué ses propres conclusions à celles de la SPR quant à la question de savoir si M. Gadafi serait exposé à des risques dans les villes proposées comme PRI en raison de ses circonstances personnelles en tant que personne convertie. La SAR n’a pas soulevé une nouvelle question ressortissant à la PRI qui aurait nécessité un préavis et une possibilité de répondre.

[31] En l’espèce, la SAR n’a pas non plus soulevé de nouvelles questions en réponse aux observations que le demandeur avait présentées en appel au sujet du risque auquel il serait exposé en tant que personne convertie au christianisme. En réalité, si la SAR avait simplement repris tout ce que la SPR avait écrit dans sa décision ou fait siennes toutes les conclusions que la SPR avait tirées, des questions comme l’indépendance ou le non-respect de la norme de contrôle requise auraient pu être soulevées. En l’espèce, la SAR a plutôt tiré ses propres conclusions en réponse aux arguments soulevés en appel, comme elle l’avait fait dans l’affaire Gadafi. Par conséquent, j'estime également que le demandeur n’a pas établi qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale.

V. Question proposée pour la certification

[32] Les avocats du demandeur ont proposé la question suivante à des fins de certification :

[traduction]

  1. Le fait pour l’appelant qui cherche à obtenir l’asile d’être tenu de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que les agents de persécution ne seront pas en mesure de le retrouver dans le lieu proposé comme possibilité de refuge intérieur lui impose-t-il une norme de preuve plus stricte que l’obligation de prouver, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution dans le lieu proposé comme possibilité de refuge intérieur?

  1. Si la réponse à cette question est oui, a) les deux obligations sont-elles cohérentes ou incohérentes, et b) la première de ces obligations est-elle raisonnable?

[33] Les questions à certifier doivent être déterminantes quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36).

[34] Les questions proposées en l’espèce ne satisfont pas au critère de certification, car elles ne soulèvent pas de questions de portée générale ou ayant des conséquences importantes, et elles ne sont pas déterminantes quant à l’issue de l’appel.

[35] Comme je l’ai expliqué plus haut, la SAR a retenu le bon critère, puis l’a raisonnablement appliqué aux faits de la présente affaire. Ce critère, y compris la norme de preuve, est bien établi et a été suivi dans une longue série de précédents depuis l’arrêt Thirunavukkarasu, notamment dans les affaires récentes mentionnées plus haut. Comme le fait remarquer le défendeur, il ne faut pas confondre la norme de preuve et le critère juridique, de sorte que, même si le demandeur d’asile n’est pas tenu de prouver qu’il serait plus probable que le contraire qu’il soit persécuté, il a tout de même l’obligation de prouver ses prétentions selon la prépondérance des probabilités (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1 au para 11). À ce sujet, voici ce que la juge en chef adjointe Gagné a dit récemment, au paragraphe 31 de la décision Omoruan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 153, en réponse à l’utilisation du conditionnel par la SAR :

Je conviens qu’un décideur peut commettre une erreur en exigeant qu’une demandeure d’asile établisse qu’elle serait persécutée (voir par exemple la décision Lawal […] au para 10). Ce n’est toutefois pas ce que la SAR a fait en l’espèce. La SAR a affirmé qu’il n’y avait pas assez d’éléments de preuve démontrant qu’elle serait persécutée. La SAR renvoyait alors à la norme de preuve – la prépondérance des probabilités –, et le fait d’insister trop lourdement sur le conditionnel mine la signification réelle de la décision de la SAR. La signification réelle de la décision de la SAR, selon ce que j’en comprends, est que la demandeure d’asile n’a pas présenté suffisamment d’information, selon la prépondérance des probabilités, pour montrer qu’il y avait une possibilité sérieuse qu’elle serait exposée à la persécution qu’elle a alléguée au Nigéria.

[36] Par conséquent, la question proposée ne permet pas à la Cour de certifier que l’affaire soulève une question de portée générale –parce qu’elle remet en cause le droit établi de longue date et qu’elle n’est pas déterminante en l’espèce – puisque la Commission a conclu que rien n’établissait qu’il serait possible de retrouver le demandeur dans la PRI et, partant, le demandeur n’a donc pas satisfait à la norme de preuve requise.

VI. Conclusion

[37] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la décision de la SAR était transparente, justifiée et intelligible (Vavilov, au para 102), et que la SAR a respecté les règles d’équité procédurale. Le demandeur n’a relevé aucune erreur susceptible de contrôle justifiant l’intervention de la Cour. La demande est rejetée. La question proposée aux fins de certification ne répond pas au critère énoncé par la Cour d’appel.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4911-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4911-20

 

INTITULÉ :

HABIB MOHAMMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 septembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 26 septembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Philip A. Zayed

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexander Menticoglou

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Philip A. Zayed

McIntosh Law & Technology

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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