Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220926


Dossier : IMM-7671-21

Référence : 2022 CF 1336

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

LAMINE SEYDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision datée du 13 octobre 2021 [la décision contestée] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur n’avait pas droit à l’asile en application de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés. Pour avoir gain de cause, le demandeur doit démontrer qu’il y a eu application déraisonnable du critère de complicité. Après réexamen des faits de la présente affaire, la SAR a conclu qu’aucune erreur à cet égard n’avait été commise. En toute déférence, la décision contestée est déraisonnable, car elle ne fait pas état d’un aspect central du droit contraignant. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Les faits

[2] Le demandeur est un citoyen sénégalais et un ancien membre du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance [le MFDC], un groupe rebelle séparatiste aux mains duquel il craint aujourd’hui d’être persécuté. Aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur n’a été tirée. L’exposé circonstancié renferme les éléments suivants.

[3] Le demandeur affirme qu’il avait 15 ans lorsqu’il a été contraint de se joindre au MFDC en 1986. Adolescent, il s’est échappé du MFDC et est allé vivre avec son oncle. Après la mort de son père, le demandeur est retourné dans son village pour subvenir aux besoins de sa mère et de sa fratrie. Le demandeur allègue qu’en retournant dans son village, il a été contraint de rejoindre le MFDC, sous peine d’être tué. Le demandeur a accepté de travailler au sein du MFDC à titre d’informateur; il devait recueillir des renseignements sur les postes de contrôle militaires sénégalais ainsi que des renseignements circulant sur le MFDC. Le demandeur a fait ce travail de 1988 à 1995.

[4] Il n’est pas contesté que le demandeur savait que le MFDC était impliqué dans des crimes contre l’humanité, et qu’il a contribué de manière significative aux opérations du MFDC à la fois en tant qu’enfant et en tant qu’adulte. Il n’est pas non plus contesté que le MFDC a été impliqué dans des crimes violents et odieux contre l’humanité, y compris le meurtre de civils. La seule question en litige dans le présent contrôle judiciaire est celle de savoir si l’implication du demandeur était volontaire.

[5] En décembre 1995, le demandeur a appris que le MFDC préparait une attaque contre l’armée sénégalaise. Le demandeur a fourni ce renseignement à un ami qui était membre de l’armée sénégalaise; celle-ci a donc mené une attaque préventive. Le demandeur s’est caché après que le MFDC eut découvert sa trahison. À la suite de celle-ci, le demandeur et sa mère ont été victimes d’une attaque de la part d’agents du MFDC. Plus précisément, les agents ont poussé la mère du demandeur, ce qui a entraîné une fracture de sa hanche, et ils ont battu le demandeur si violemment que ce dernier a subi de multiples fractures et que plusieurs de ses dents ont été cassées. Il a été laissé pour mort.

[6] Il s’est rétabli et a fui le Sénégal pour la Gambie en 1996. Le demandeur s’est ensuite rendu aux États-Unis en 1999, où il a vécu jusqu’en 2018. En juin 2018, le demandeur a franchi la frontière pour entrer au Canada et il a présenté une demande d’asile.

[7] La SPR a conclu que le demandeur était complice de crimes contre l’humanité commis par le MFDC, de sorte qu’il devait se voir refuser la protection accordée aux réfugiés au titre de la Convention.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[8] Le seul litige devant la SAR portait sur l’évaluation du caractère volontaire de l’implication du demandeur. Le moyen de défense fondé sur la contrainte était au cœur de ce litige. Après avoir mené une analyse indépendante, la SAR n’a relevé aucune erreur dans le raisonnement de la SPR en ce qui concerne les choix faits par le demandeur lorsque ce dernier était d’âge adulte. La SPR a mentionné que les années passées par le demandeur au sein du MFDC en tant que mineur n’étaient pas retenues contre lui, puisqu’il avait été recruté de force. Cependant, la SPR ne croyait pas que le demandeur avait agi sous la contrainte en continuant à adhérer au MFDC une fois adulte; elle a mentionné qu’elle ne croyait pas que le demandeur avait fait l’objet de menaces continues après son retour à Dhaka. La SPR a expressément invoqué les trêves en vigueur pendant une période de trois ans, période au cours de laquelle le demandeur, dorénavant d’âge adulte, était resté membre du MFDC et n’avait pas tenté de quitter le Sénégal. La SAR a confirmé cette conclusion et a rejeté l’existence de menaces continues et persistantes contre la vie du demandeur. La SAR a également confirmé que le demandeur avait eu la possibilité de quitter le MFDC pendant la période en question.

[9] La SAR n’a pas souscrit à l’explication du demandeur selon laquelle il avait décidé de rester même si un cessez-le-feu était en vigueur en raison de menaces antérieures à son encontre et de son âge. Selon la SAR, compte tenu de la période qui s’est écoulée après le retour du demandeur dans son village et du « changement de circonstances pendant le cessez-le-feu », il ne subsistait pas de menaces imminentes à l’égard de sa vie ou de sa famille.

[10] De même, la SAR n’a pas retenu l’argument du demandeur selon lequel il n’y avait pas eu de moyen sûr de s’échapper pendant la période où il avait été informateur; la SAR a expressément relevé que le demandeur lui-même a confirmé que sa vie était revenue à la normale pendant le cessez-le-feu et qu’il avait été libre de vaquer à ses activités quotidiennes. Selon la SAR, cela révélait qu’il avait la capacité d’échapper à nouveau au contrôle du MFDC. La SPR a souligné que le demandeur n’avait eu aucune difficulté à s’enfuir en Gambie auparavant, soit en 1996, lorsque sa vie était en danger. La SAR a confirmé cet argument et s’est demandé pourquoi le demandeur n’aurait pas pu prendre des dispositions pour quitter le Sénégal pendant le cessez-le-feu.

[11] La SAR a pris acte de l’allégation du demandeur selon laquelle il avait fourni des renseignements utiles à l’armée concernant une attaque du MFDC et il avait refusé de se battre, mais elle n’a pas considéré que cela suffisait à réfuter le caractère volontaire de ses actes.

[12] La SAR a jugé qu’il existait de sérieuses raisons de considérer que le demandeur avait volontairement contribué de manière significative et en connaissance de cause à la perpétration de crimes contre l’humanité. Compte tenu de ces éléments, la SAR a conclu que le critère de complicité était rempli.

IV. Les questions en litige

[13] Le demandeur soulève les questions suivantes :

  • 1)La Section d’appel des réfugiés a-t-elle appliqué le critère approprié concernant le caractère volontaire?

  • 2)Son raisonnement était-il erroné?

  • 3)La décision contestée a-t-elle été rendue sans égard à la preuve dont disposait la Section?

[14] Le défendeur soulève la question suivante :

  • 1)Était-il raisonnable de la part de la SAR de conclure que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au titre de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés?

[15] À mon humble avis, la seule question en litige dans la présente demande est de savoir si la décision contestée est raisonnable.

V. La norme de contrôle

[16] Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, explique ainsi les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « … ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[17] En outre, l’arrêt Vavilov exige de la cour de révision qu’elle évalue si la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire s’attaque de façon significative aux questions clés :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

VI. Analyse

[18] Dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], la Cour suprême du Canada définit les critères servant à établir la complicité quant aux activités criminelles d’un groupe. Ce critère « axé sur la contribution » exige : 1) un caractère volontaire de la contribution aux crimes ou au dessein criminel, dont un élément central est le moyen de défense fondé sur la contrainte; (2) une contribution significative aux crimes ou au dessein criminel et (3) la contribution consciente aux crimes ou au dessein criminel.

[19] Le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Ezokola concerne le caractère volontaire et la contrainte et est expliqué ainsi :

Il va sans dire que la contribution au crime ou au dessein criminel doit être volontaire. Cette caractéristique n’est pas contestée en l’espèce, mais on peut aisément concevoir le cas d’un individu qui aurait été complice d’un crime de guerre sans avoir vraiment eu le choix d’y participer. Pour déterminer le caractère volontaire ou non d’une contribution, le décideur doit par exemple tenir compte du mode de recrutement de l’organisation et des possibilités de quitter celle‑ci. L’exigence du caractère volontaire permet au demandeur d’invoquer la contrainte, un moyen de défense effectivement reconnu en droit pénal international coutumier, ainsi qu’à l’art. 31(1)d) du Statut de Rome : Cassese’s International Criminal Law, p. 215-216.

[20] Plusieurs facteurs peuvent être pris en compte lors de l’évaluation du caractère volontaire :

[91] […] L’énumération qui suit rassemble celles retenues par les tribunaux canadiens et britanniques, de même que par la CPI. Elle permet de baliser l’analyse visant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel : […]

(i) la taille et la nature de l’organisation;

(ii) la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé;

(iii) les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

(iv) le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

(v) la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);

(vi) le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[21] En ce qui concerne le caractère volontaire, le demandeur s’appuie également sur l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R c Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 RCS 687 pour soutenir que les tribunaux doivent, entre autres, prendre en considération la situation particulière dans laquelle se trouvait le prévenu et la capacité de celui-ci de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles.

[22] Dans ce contexte, la Cour suprême a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Ruzic :

60 À l’instar de la nécessité, la règle de common law en matière de contrainte a d’abord consisté à tenter d’établir un équilibre convenable entre les intérêts opposés de l’accusé, de la victime et de la société. Elle a aussi consisté à tenter d’établir un ordre de priorité parmi ces intérêts, étant donné que leur conciliation totale paraît problématique dans ce domaine du droit. Le moyen de défense fondé sur la contrainte qui, comme nous l’avons vu, permet à un accusé d’éviter que sa responsabilité criminelle soit engagée pour un acte qu’il a accompli involontairement n’annule ni la mens rea ni l’actus reus du crime. Toutefois, ce moyen excuse l’accusé, bien que le juge en chef Lamer n’ait pas écarté la possibilité que, dans le cas de certaines infractions criminelles non précisées, il annule aussi l’intention criminelle ou soulève des doutes quant à son existence […].

61 Cette excuse particulière se concentre sur la recherche d’un moyen de s’en sortir sans danger (voir Hibbert, précité, par. 55 et 62), mais elle rejette l’application d’une norme purement subjective dans l’appréciation des menaces. Les tribunaux doivent appliquer une norme à la fois objective et subjective pour apprécier la gravité des menaces et déterminer si l’accusé avait un moyen de s’en sortir. Suivant cette norme, la situation doit être examinée du point de vue d’une personne raisonnable, mais qui se trouve dans une situation similaire. Les tribunaux prendront en considération la situation particulière dans laquelle se trouvait le prévenu et la capacité de celui-ci de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles. Le processus comporte une appréciation pragmatique de la situation de l’accusé, tempérée par la nécessité d’éviter d’écarter la responsabilité criminelle sur la foi d’une excuse purement subjective et invérifiable. Une méthode similaire doit aussi être adoptée pour appliquer le moyen de défense fondé sur la nécessité (voir Latimer, précité, par. 26 et suiv.).

[Non souligné dans l’original.]

[23] L’exigence supplémentaire essentielle dans l’arrêt Ruzic par rapport à l’arrêt Ezokola est celle qui y est énoncée au paragraphe 61 : lors de l’évaluation de la contrainte, laquelle constitue un élément central du caractère volontaire, le tribunal doit prendre en compte « la situation particulière dans laquelle se trouvait le prévenu et la capacité de celui-ci de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles ».

[24] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en ne se penchant pas avec rigueur sur cet aspect de l’affaire et en ne le tranchant pas; il fait valoir qu’il s’agit d’une exigence établie par le plus haut tribunal du pays. Il a exprimé ainsi cette situation dans ses observations écrites :

[traduction]

24. En l’espèce, la Section d’appel des réfugiés n’a pas examiné la « capacité [du demandeur] de discerner une solution raisonnable […], compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles ». Le défendeur n’a pas soutenu qu’un tel examen avait eu lieu. Ni les motifs de la Section d’appel des réfugiés ni le mémoire des arguments du défendeur ne font référence au mot « discernement » ou à l’une de ses déclinaisons, ni au mot « capacité » en ce qui concerne la partie demanderesse, ni à l’une de ses déclinaisons.

25. Le critère juridique imposé par la Cour suprême du Canada est simplement ignoré. En revanche, la Section d’appel des réfugiés et le défendeur se sont appuyés sur des considérations objectives uniquement, c’est-à-dire sur ce qui est raisonnable pour une personne raisonnable, plutôt que sur ce qui aurait été raisonnable pour le demandeur en fonction de ce qu’il savait, de ce qu’il discernait, de ses capacités, de ses antécédents et de ses caractéristiques.

[25] Avec égards, je suis d’accord avec l’analyse effectuée par le demandeur. Le défendeur relève que l’arrêt Ruzic porte sur une affaire criminelle et non sur l’octroi d’un statut de réfugié, ce qui est vrai, mais il laisse entendre que, pour cette raison, l’arrêt Ruzic n’est pas applicable en l’espèce. En outre, le défendeur a fait valoir que la SAR avait tiré des conclusions connexes à partir desquelles, d’après ce que j’ai compris, la Cour pouvait juger que son raisonnement allait dans le même sens que l’arrêt Ruzic.

[26] Je ne peux souscrire à aucune de ces affirmations. Il me semble évident que l’obligation d’examiner et d’évaluer la « capacité [du demandeur] de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles » s’applique de la même manière aux procédures pénales et aux procédures d’immigration dans lesquelles le caractère volontaire ou la contrainte sont en jeu. L’application de critères différents à la même question est illogique.

[27] On ne m’a pas non plus renvoyé à un principe établi permettant de circonscrire la portée de l’examen de la SAR et de faire abstraction des enseignements de notre plus haut tribunal dans cette affaire. Les deux arrêts traitent du même sujet, à savoir la contrainte. La défense fondée sur la contrainte occupe une place importante dans les arrêts Ezokola et Ruzic. La contrainte est un élément clé du caractère volontaire dans le contexte de l’immigration et constitue, bien entendu, un moyen de défense prévu par la common law et le droit pénal sous le régime du Code criminel. Dans l’affaire Ruzic, la Cour suprême du Canada a examiné la question de la contrainte dans le contexte de l’importation de stupéfiants, où une accusée a été acquittée sur la base de la contrainte; l’acquittement a été confirmé par la Cour d’appel de l’Ontario, puis par la Cour suprême. L’arrêt Ezokola découle d’un appel interjeté devant la Cour suprême à l’égard d’une décision concluant à la complicité aux termes de dispositions similaires à celles de l’affaire en question. La Cour suprême a jugé que l’exigence du caractère volontaire « permet au demandeur d’invoquer la contrainte, un moyen de défense effectivement reconnu en droit pénal international coutumier, ainsi qu’à l’art. 31(1)d) du Statut de Rome : Cassese’s International Criminal Law, p. 215-216. » [Non souligné dans l’original.]

[28] À mon avis, l’arrêt Ruzic se prête aussi bien au contexte d’une demande d’asile qu’à celui du droit pénal lorsque la contrainte est invoquée.

[29] Je ne suis pas non plus convaincu que les autres conclusions de la SAR peuvent démontrer à titre subsidiaire qu’elle a tenu compte de « la situation particulière dans laquelle se trouvait [le demandeur] et la capacité de celui-ci de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles ».

[30] Bien que je reconnaisse que toutes les autres conclusions de la SAR n’étaient pas exclusivement fondées sur une appréciation objective et que certaines conclusions fassent état de facteurs subjectifs, à mon humble avis, en l’espèce, il n’y a pas de substitut au fait de trancher directement cet élément comme il a été établi dans l’arrêt Ruzic.

[31] Par conséquent, je conclus que la SAR aurait dû prendre en compte et évaluer « la situation particulière dans laquelle se trouvait [le demandeur] et la capacité de celui-ci de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles ». En omettant de le faire, la SAR n’a pas respecté l’exigence énoncée au paragraphe 128 de l’arrêt Vavilov concernant le fait de s’attaquer aux questions clés.

[32] Bien qu’un certain nombre d’autres questions aient été soulevées, je refuse de les examiner étant donné que l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

VII. Conclusion

[33] À mon humble avis, le demandeur a établi que la décision contestée rendue par la SAR était déraisonnable compte tenu des motifs exposés ci-dessus. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

VIII. Les questions aux fins de certification

[34] Le demandeur a proposé les questions suivantes aux fins de certification, advenant une décision défavorable à son égard quant à l’applicabilité de l’arrêt Ruzic. Les questions étaient libellées ainsi :

[traduction]

1. Lorsqu’il est question de crimes contre l’humanité, les règles de droit relatives à la contrainte sous le régime du Code criminel sont-elles différentes des règles de droit relatives à la contrainte sous le régime de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés?

2. Plus précisément, lorsqu’il est question de crimes contre l’humanité, l’exigence énoncée au paragraphe 61 de l’arrêt R c Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 RCS 687, selon laquelle, lors de l’évaluation d’une allégation de contrainte, un tribunal doit « [prendre] en considération […] la capacité [de l’auteur de l’allégation] de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime », s’applique-t-elle à une allégation de contrainte formulée sous le régime de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés?

[35] Le défendeur soutient que la première question n’est pas une question qu’il convient de certifier, parce qu’elle est formulée de manière trop générale pour être significative et qu’elle manque de nuance par rapport aux questions spécifiques soulevées dans la présente demande. Les questions interdépendantes relatives à la contrainte, au caractère volontaire et à la complicité sont multiples et contextuelles et sont nécessairement tributaires des faits d’une affaire donnée.

[36] Selon le défendeur, la seconde question s’avère trop étroite pour être utile en l’espèce. La question porte sur l’un des six éléments conjonctifs qu’un demandeur doit satisfaire pour bénéficier d’un moyen de défense fondé sur la contrainte prévu par la common law : R c Ryan, 2013 CSC 3 au para 55. Dans la présente demande, le demandeur n’a contesté que l’évaluation par la SAR de l’élément quant au « moyen de s’en sortir sans danger » de ce critère : mémoire complémentaire du demandeur, au para 14.

[37] En ce qui concerne les deux questions, le défendeur soutient que la Cour n’a pas pu disposer d’une argumentation complète sur la question sous-jacente que le demandeur cherche à clarifier. Dans la mesure où l’ensemble du système juridique pourrait bénéficier de directives d’appel supplémentaires concernant l’interaction entre le droit interne et le droit international ayant trait à la contrainte, au caractère volontaire et à la complicité dans les crimes contre l’humanité, il serait préférable de traiter ces questions dans une affaire ultérieure, où elles pourront être pleinement débattues dès le départ.

[38] Compte tenu des observations formulées ci-dessus et de la nature conditionnelle de la question proposée par le demandeur, je refuse avec égards de certifier une question de portée générale.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7671-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision contestée est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué en vue d’un nouvel examen. Aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7671-21

 

INTITULÉ :

LAMINE SEYDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SEPTEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 26 SEPTEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Philip Zayed

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

Brendan Friesen

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McIntosh Law & Technology

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.