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Date : 20220923


Dossier : IMM-4209‑21

Référence : 2022 CF 1324

Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

MUFUTA MÉDARD MUBENGAYI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Mufuta Médard Mubengayi, sollicite le contrôle judiciaire de la décision en date du 2 juin 2021, par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a maintenu la décision d’un agent des visas selon laquelle il n’avait pas respecté l’obligation de résidence imposée aux résidents permanents au titre de l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SAI a conclu que les motifs d’ordre humanitaire qu’il avait invoqués n’étaient pas suffisants pour justifier une dispense [la décision contestée].

[2] Le paragraphe 28(1) de la LIPR exige que le résident permanent se conforme à l’obligation de résidence applicable à chaque période quinquennale. Sur les 730 jours, ou deux ans, exigés par la loi, le demandeur estime avoir passé 513 jours au Canada pendant la période quinquennale pertinente.

[3] Une insuffisance du nombre de jours requis n'est pas nécessairement fatale à une demande, car l'alinéa 28(2)c) de la LIPR prévoit que les considérations d'ordre humanitaire peuvent être évaluées pour déterminer si ces facteurs justifient le maintien du statut de résident permanent. Devant la SAI, le demandeur n’a pas contesté la décision de l’agent des visas selon laquelle il n’avait pas respecté l’obligation de résidence. Il a plutôt fait valoir que son appel devrait être accueilli pour des motifs d’ordre humanitaire (son établissement et la présence de membres de sa famille au Canada, dont ses huit petits‑enfants).

[4] Le demandeur soutient que la SAI : (i) a commis une erreur en minimisant la preuve soumise quant à la présence de membres de sa famille au Canada ou en n’en tenant pas compte; (ii) n’a pas pris en considération les obligations du Canada au titre des conventions internationales en ce qui a trait à la protection de l’unité familiale; (iii) n’a pas raisonnablement tenu compte de l’intérêt supérieur de ses petits‑enfants; (iv) a commis une erreur lorsqu’elle a examiné les difficultés qu’il pourrait éprouver si, en tant que personne protégée au sens de la Convention, il perdait son statut de résident permanent; et (v) n’a pas raisonnablement tenu compte des motifs d’ordre humanitaire invoqués, dont les répercussions de la pandémie de COVID‑19.

[5] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[6] Le demandeur a soulevé de nombreuses questions que je reformule de la façon suivante : La SAI a‑t‑elle conclu de manière déraisonnable que les motifs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur le fait que le demandeur n’avait pas respecté son obligation de résidence?

[7] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle a été énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Une décision raisonnable est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov au para 85).

[8] Il incombe au demandeur, la partie qui conteste la décision, d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov au para 100). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie qui conteste la décision que celle‑ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances « ne [sont pas] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov au para 100).

[9] La cour doit centrer son attention sur la décision même qui a été rendue, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif. La norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov aux para 13, 46, 75). À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne devraient pas modifier les conclusions de fait, et il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov au para 125).

III. La question préliminaire – Les nouveaux éléments de preuve

[10] Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a présenté un affidavit détaillé, accompagné de trois pièces. La majorité des éléments présentés dans l’affidavit et la lettre d’appui rédigée par le fils du demandeur (pièce A) n’avait pas été soumis à la SAI. En règle générale, le dossier de preuve présenté à la Cour à l’occasion du contrôle judiciaire d’une décision administrative doit être le même que celui dont disposait le décideur administratif (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright] au para 19). Bien qu’il existe des exceptions à la règle générale (Access Copyright au para 20), j’estime qu’elles ne s’appliquent pas en l’espèce. Par conséquent, la pièce A et les nouveaux éléments présentés dans l’affidavit ne sont pas recevables et je ne les ai pas pris en compte. Par contre, la pièce B (les documents soumis à l’appui de l’appel du demandeur devant la SAI) et la pièce C (les documents accompagnant les observations présentées à la SAI après l’audience) sont recevables et je les ai prises en compte lorsque j’ai rendu ma décision.

IV. Analyse

[11] La question à trancher est de savoir si l’examen fait par la SAI des motifs d’ordre humanitaire soulevés par le demandeur était raisonnable. De façon générale, les motifs d’ordre humanitaire s’entendent des faits établis par la preuve, de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ces malheurs justifient la prise d’une mesure spéciale aux fins des dispositions de la LIPR (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13, 21).

[12] L’alinéa 28(2)c) de la LIPR autorise l’agent à apprécier les motifs d’ordre humanitaire invoqués pour justifier le maintien du statut de résident permanent. La LIPR permet ainsi de surmonter l’inobservation de l’obligation de résidence – mais cette mesure est exceptionnelle et discrétionnaire (Parikh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 13 au para 38; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Nizami, 2016 CF 1177 au para 16). Aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, pour faire droit à l’appel d’une mesure de renvoi, la SAI doit être convaincue que les motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de mesures spéciales. Ce recours est discrétionnaire et constitue une sorte de « soupape de sécurité disponible pour des cas exceptionnels » (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 au para 15).

[13] Pour déterminer s’il existe des motifs d’ordre humanitaire suffisants qui justifient, vu les autres circonstances de l’affaire, une dispense spéciale, la SAI, en plus d’analyser l’« intérêt supérieur de l’enfant » prévu par les alinéas 28(2)c) et 67(1)c) de la LIPR, peut prendre en considération divers facteurs. La Cour a bien établi les facteurs à prendre en compte dans les décisions qu’elle a rendues à l’issue d’appels interjetés par des résidents permanents qui n’avaient pas respecté l’obligation de résidence, dont la décision Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292 [Ambat] (voir aussi Samad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 30; Behl c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1255). Les facteurs énumérés dans la décision Ambat sont les suivants :

i) l’étendue du manquement à l’obligation de résidence;

ii) les raisons du départ et du séjour à l’étranger;

iii) le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience;

iv) les liens familiaux avec le Canada;

v) la question de savoir si l’appelant a tenté de revenir au Canada à la première occasion;

vi) les bouleversements que vivraient les membres de la famille au Canada si l’appelant est renvoyé du Canada ou si on lui refuse l’entrée dans ce pays;

vii) les difficultés que vivrait l’appelant s’il est renvoyé du Canada ou s’il se voit refuser l’admission au pays;

viii) l’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales.

[14] La liste des facteurs d’ordre humanitaire ci‑dessus n’est pas exhaustive et le poids accordé à chacun d’eux variera selon les circonstances particulières de chaque affaire. Je souligne que, suivant la jurisprudence de la Cour, l’appréciation de chacun de ces facteurs est laissée à la discrétion de la SAI et que la Cour ne devrait pas modifier le poids qui leur est accordé (Bermudez Anampa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 20 au para 24; Wopara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 352 [Wopara] au para 20).

[15] Dans sa décision, la SAI a examiné et soupesé les facteurs qui s’appliquent à la situation du demandeur, à savoir : (i) son établissement; (ii) les raisons de son départ du Canada et ses tentatives de revenir au pays; (iii) la présence de membres de sa famille au Canada; (iv) l’intérêt supérieur des enfants; et (v) les difficultés qu’il vivrait si son appel n’était pas accueilli.

[16] En l’espèce, je me concentrerai sur les questions découlant des arguments soulevés par les parties. Je tiens toutefois à souligner d’entrée de jeu que je suis d’avis que les arguments du demandeur sont assimilables à une demande pour que la Cour apprécie à nouveau la preuve, ce qui n’est pas son rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov au para 125). La SAI détient une expertise considérable pour entendre et trancher les appels sous le régime de la LIPR, ce qui commande donc à la Cour de lui accorder un degré élevé de déférence (Wopara au para 20 et les décisions qui y sont citées). Je constate que la SAI a appliqué le bon critère en appréciant les facteurs énumérés dans la jurisprudence, et je conclus que sa décision est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov au para 15). En fin de compte, le demandeur exprime son désaccord à l’égard de l’analyse effectuée par la SAI de la preuve qui lui avait été présentée et du poids qu’elle y a accordé dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et de son expertise.

A. L’établissement

[17] En ce qui a trait à la question de l’établissement, le demandeur est un citoyen de la République démocratique du Congo. Il est arrivé au Canada en 2000, a obtenu le statut de réfugié et est ensuite devenu résident permanent en 2002. Il a reçu des prestations de l’aide sociale de 2000 à 2012. En 2013, il a fondé une entreprise dont les activités commerciales se concentrent en République du Congo [Congo]. La SAI a tenu compte du fait que le demandeur avait été souvent à l’étranger pendant de longues périodes depuis l’obtention de sa résidence permanente. Elle a donné des exemples et a fait observer qu’il avait passé 24 jours au Canada en 2019. La SAI a en outre fait remarquer que peu d’éléments de preuve avaient été présentés quant à la vie du demandeur au Canada, mais elle a reconnu qu’il avait des activités sociales au Canada et que le Canada était le centre de sa vie familiale. Elle a également souligné que le demandeur n’avait pas investi le marché du travail au Canada ni suivi de cours de formation continue, si ce n’est le cours en gemmologie qu’il a suivi en 2005. Par conséquent, la SAI a accordé un certain poids favorable à son établissement.

[18] Lors de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a fait valoir qu’il s’occupait de ses enfants et que c’est pour cette raison qu’il n’avait pas pu travailler durant les 12 premières années suivant son arrivée au pays. Il n’est fait aucune mention, dans les arguments et les documents soumis à la SAI, du fait qu’il s’occupait de ses enfants. Je n’examinerai donc pas cet argument. De plus, même si je me penchais sur cet argument, rien dans le dossier mis à la disposition de la SAI n’indique qu’il s’occupait de ses enfants ou qu’il effectuait des tâches à la maison. Par conséquent, on ne peut pas reprocher à la SAI de ne pas avoir tenu compte d’un élément qui ne figurait pas dans le dossier dont elle disposait.

[19] Après avoir examiné la preuve dont disposait la SAI, je ne suis pas convaincue que son analyse concernant l’établissement est déraisonnable.

B. Les raisons du départ du demandeur et de son séjour à l’étranger et la question de savoir s’il a tenté de revenir au Canada à la première occasion

[20] Devant la SAI, le demandeur a déclaré qu’il n’avait eu d’autre choix que de fonder sa propre entreprise, qui est enregistrée au Canada, mais dont les activités se concentrent au Congo, parce qu’il n’avait pas réussi à trouver un emploi au Canada. La SAI a trouvé que le demandeur était un homme talentueux qui s’exprimait très bien en français, et elle a par conséquent jugé étonnant qu’il n’ait pas pu décrocher un emploi pendant 13 ans et qu’il ait donc dû séjourner au Congo pendant de longues périodes. Elle a jugé que le demandeur n’était pas crédible, car les revenus annuels qu’il avait déclarés après la création de son entreprise en 2013 oscillaient entre 18 000 $ et 25 000 $, mais il avait tout de même acquis une résidence d’une valeur de 303 000 $ en 2017. Le revenu annuel de son épouse variait entre 3 000 $ et 6 000 $, selon l’année. D’après la SAI, si le demandeur avait occupé un emploi au salaire minimum au Canada, il aurait eu un revenu correspondant à celui qu’il prétendait avoir gagné et il n’aurait pas été obligé de passer de longues périodes à l’étranger. La SAI a conclu que, pour maintenir son train de vie, le demandeur avait un revenu plus élevé que celui déclaré.

[21] Après l’audience devant la SAI, le demandeur a déposé des observations supplémentaires, ainsi qu’une version actualisée de ses antécédents de voyage au Congo et une copie de son relevé d’hypothèque. Dans ses observations supplémentaires, le demandeur a insisté sur le fait que, n’eût été la pandémie de COVID‑19, il serait revenu au Canada en avril 2020 comme prévu et il aurait respecté son obligation de résidence.

[22] La SAI a pris en compte les observations du demandeur, mais a conclu que ce n’est pas parce que les déplacements étaient devenus difficiles en raison de la pandémie de COVID‑19 qu’il n’avait pas respecté son obligation de résidence. La SAI s’est plutôt intéressée aux séjours du demandeur à l’étranger et s’est interrogée sur sa crédibilité, et elle a conclu qu’il avait priorisé ses activités professionnelles et ses sources de revenus à l’étranger. Elle a donc accordé un poids défavorable à ces facteurs.

[23] Lors de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a affirmé qu’il n’avait pas pu revenir au Canada en avril 2020 comme prévu en raison de la pandémie. Selon lui, la SAI aurait dû considérer la pandémie comme un cas de force majeure. Il prétend avoir pris le premier vol en partance du Congo en décembre 2020, et il demande à la Cour de prendre connaissance d’office du fait qu’il n’y avait eu aucun vol entre le Congo et le Canada d’avril à décembre 2020. Subsidiairement, le demandeur soutient que son argument quant à l’impossibilité de revenir au Canada est fondé sur « le gros bon sens ».

[24] Le défendeur s’oppose aux observations du demandeur concernant ses efforts pour revenir au Canada. Il fait valoir que ces observations n’ont jamais été présentées à la SAI et qu’il n’y a aucune preuve à cet égard dans le dossier. Il soutient que la Cour ne devrait pas prendre connaissance d’office d’un fait ni invoquer le bon sens pour conclure qu’il était impossible de revenir au Canada parce qu’il n’y avait aucun vol. Le défendeur fait plutôt observer qu’en réalité, 25 % des vols provenaient du Congo, et que si la Cour doit prendre connaissance d’office d’un fait, il doit s’agir du fait que le demandeur aurait fort bien pu revenir au pays plus tôt. Il appartenait au demandeur de soulever, devant la SAI, la question des efforts qu’il avait déployés pour revenir au Canada plus tôt ou de l’impossibilité de le faire, ainsi que de présenter des éléments de preuve à l’appui.

[25] Je souscris à l’argument du défendeur selon lequel on ne peut reprocher à la SAI de ne pas avoir tenu compte de la question des efforts qu’avait déployés le demandeur pour revenir au pays plus tôt ou de l’impossibilité de le faire si cette question ne lui avait pas été présentée. Dans une lettre à la SAI datée du 28 mai 2021, le demandeur affirme qu’il serait revenu au Canada en avril 2020 si ce n’avait pas été de la pandémie, mais il ne fournit aucune autre information. La SAI a tenu compte de cette affirmation. Au fin de compte, il incombe toujours au demandeur de soulever des arguments devant la SAI et de présenter des éléments de preuve à l’appui. Il n’appartient pas à la SAI de faire des suppositions et il n’appartient certainement pas à la Cour de prendre connaissance d’office d’un fait contesté.

[26] Je ne suis pas convaincue que les conclusions de la SAI sont déraisonnables, compte tenu des arguments et du dossier de preuve qui lui avaient été présentés. D’après le demandeur, la SAI aurait dû analyser cette question de façon plus détaillée. Bien que la SAI aurait pu fournir plus de détails, il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision soient parfaits ou même exhaustifs. Il suffit qu’ils soient compréhensibles et justifiés. La norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91).

C. La présence de membres de la famille au Canada

[27] À son arrivée au Canada, le demandeur a retrouvé sa première épouse, qui est depuis décédée, ainsi que sa famille élargie. Sa deuxième épouse, ses enfants adultes et ses huit petits‑enfants vivent au Canada. En tout, 51 membres de sa famille élargie habitent au Canada.

[28] La SAI a fait remarquer que le demandeur a au Canada une grande famille qui compte 51 membres. Elle a souligné que les membres de sa famille ont toutefois l’habitude, depuis plusieurs années, de vivre avec ses longues absences. La SAI a néanmoins accordé un poids favorable à ce facteur.

[29] Le demandeur soutient que la SAI a minimisé ce facteur et que sa décision porte atteinte au droit à l’unité familiale que confèrent un certain nombre d’instruments internationaux et la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte]. Se fondant sur l’arrêt Begum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 181, le défendeur fait valoir que les tribunaux ont systématiquement refusé de reconnaître que la Charte protège le droit à l’unité familiale ou au regroupement des familles et qu’elle ne confère aux Canadiens aucun droit d’exiger du gouvernement canadien qu’il n’applique pas aux membres de leur famille les sanctions prévues pour la violation des lois canadiennes en matière d’immigration.

[30] Après avoir examiné le dossier, je ne suis pas convaincue que la SAI a commis une erreur. La SAI a accordé à ce facteur un poids favorable et a tenu compte du fait qu’un très grand nombre des membres de la famille du demandeur se trouvait au Canada. Comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour doit accorder un degré élevé de déférence à la SAI (Wopara au para 20) et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov au para 125). Il n’y a pas de telles circonstances exceptionnelles en l’espèce.

D. L’intérêt supérieur des enfants

[31] En l’espèce, les enfants en question sont les petits‑enfants du demandeur. La SAI a accordé un certain poids favorable à ce facteur, mais elle a fait remarquer que les petits‑enfants habitent avec leurs parents et, comme les autres membres de la famille du demandeur, ils ont l’habitude de vivre avec ses longues absences.

[32] Le demandeur soulève des arguments qui ressemblent à ceux qu’il a déjà invoqués concernant sa famille. Qui plus est, il affirme que la SAI n’était pas réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, car il était manifestement dans leur intérêt d’avoir leurs grands‑parents dans leur vie.

[33] Le défendeur souligne que l’intérêt supérieur des enfants n’est pas un facteur déterminant lors de la prise en compte des motifs d’ordre humanitaire. Il soutient que, de toute façon, le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve à la SAI en ce qui a trait au rôle précis qu’il avait dans la vie de ses petits‑enfants – à savoir s’il s’occupait d’eux, s’il les conduisait à l’école et s’il les aidait à faire leurs devoirs – et que le dossier ne contenait également aucune lettre des petits‑enfants. Par conséquent, on ne peut reprocher à la SAI d’avoir commis une erreur dans son analyse.

[34] Je suis d’accord avec le défendeur. L’analyse de la SAI est raisonnable compte tenu du dossier dont elle disposait. Bien que je compatisse avec le demandeur, le dossier de preuve contient très peu d’informations au sujet de sa relation avec ses petits‑enfants. Je conviens également avec le défendeur qu’il appartient au demandeur de déposer une transcription de l’audience tenue devant la SAI ou, à tout le moins, d’indiquer quelles parties de l’enregistrement sont pertinentes. Affirmer de façon générale que la SAI n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve présentés par le demandeur durant son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, sans préciser de quels éléments de preuve il s’agit, ne suffit pas pour démontrer que l’analyse de la SAI est déraisonnable.

E. Les difficultés que vivrait le demandeur si son appel était rejeté

[35] La SAI a fait observer que le demandeur est une personne protégée qui ne sera pas renvoyée du Canada. Elle était d’avis que, comme il pourra demeurer au Canada, être près de sa famille, demander un permis de travail et obtenir des soins médicaux, ce facteur ne militait pas en faveur de l’accueil de l’appel pour des motifs d’ordre humanitaire.

[36] Le demandeur soutient que la perte de son statut de résident permanent le placerait dans une situation précaire et incertaine. Il prétend qu’il aura de la difficulté à obtenir certains services socioéconomiques, comme du financement. Il affirme que la SAI a commis une erreur en ne tenant pas compte de ces difficultés d’ordre administratif dans sa décision.

[37] Le défendeur fait valoir que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que la décision contestée était, à cet égard, déraisonnable.

[38] Je ne suis pas d’accord avec le demandeur. La SAI a en fait mentionné précisément les arguments du demandeur selon lesquels la perte de son statut de résident permanent lui causerait plusieurs difficultés d’ordre administratif, mais, au bout du compte, elle ne partageait pas son point de vue et a conclu (i) qu’elle devait focaliser son attention sur les bouleversements que causerait son renvoi; et (ii) que même si cette conclusion était erronée, les difficultés que subirait le demandeur s’il restait au pays ne militaient pas en faveur de l’accueil de l’appel. Le demandeur n’a pas réussi à me convaincre que cette analyse est déraisonnable.

V. Conclusion

[39] L’appréciation des motifs d’ordre humanitaire constitue un exercice discrétionnaire qui dépend largement des faits et qui appelle une grande déférence de la part de la cour siégeant en révision. Il incombait au demandeur de démontrer que la décision contestée était déraisonnable, ce qu’il n’a pas fait. La décision, lue dans son ensemble, satisfait à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. Elle est fondée sur des motifs intrinsèquement cohérents qui se justifient au regard des faits et du droit applicable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[40] Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4209‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée;

  2. L'intitulé de la cause est modifié pour que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration soit désigné comme le défendeur approprié; et

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Vanessa Rochester »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4209‑21

INTITULÉ :

MUFUTA MÉDARD MUBENGAYI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER JUIN 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

23 SEPTEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

POUR LE DEMANDEUR

Michel Pépin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude Légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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