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Date : 20220923


Dossier : IMM-5329-20

Référence : 2022 CF 1330

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SOVICK HASAN KHAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Sovick Hasan Khan, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 24 septembre 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle il n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le demandeur soutient que la SAR s’est méprise en concluant que la conduite du commissaire de la SPR durant l’audience ne contrevenait pas aux principes de justice naturelle. De plus, selon lui, la SAR a violé ces mêmes principes en tirant de nouvelles conclusions en matière de crédibilité sur des questions non abordées par la SPR. Il allègue en outre que la décision de la SAR est déraisonnable parce qu’elle recèle des conclusions viciées quant à la crédibilité.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les questions associées à la conduite du commissaire de la SPR durant l’audience ont entraîné un manquement aux principes de justice naturelle auquel la SAR n’a pas suppléé. Il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un citoyen bangladais âgé de 29 ans. Il craint de subir de la persécution par les membres du parti politique connu sous le nom de Ligue Awami (LA) du fait de son appartenance à un autre parti politique, le Bikalpo Dhara Bangladesh (BDB).

[5] Il déclare qu’en janvier 2015, il est venu grossir les rangs du BDB à titre de membre régulier et est devenu un secrétaire culturel en juillet 2015. Il explique que sa participation aux activités politiques consistait notamment à manifester contre les violations des droits de la personne et les enlèvements politiques, ainsi qu'à promouvoir l’égalité des chances en emploi.

[6] Le 8 juillet 2016, le demandeur aurait participé à une manifestation du BDB qui a été attaquée par des partisans de la LA. Selon ses dires, il a été détenu temporairement par la police avec d’autres membres du BDB. Ils ont ensuite été libérés après que la police les eut avertis de mettre un terme à leurs activités politiques antigouvernementales.

[7] Le 2 mars 2017, des membres de la LA auraient appelé le demandeur pour tenter de le recruter, en vain.

[8] Aux dires de ce dernier, il a participé, le 1er janvier 2018, à une autre manifestation du BDB qui a également été visée par une attaque des membres de la LA. Il aurait ensuite reçu des appels téléphoniques de menaces de la LA plus tard le même soir, ainsi qu’à la fin de janvier 2018.

[9] En février 2018, il allègue avoir été victime d’une attaque des membres de la LA après s’être rendu au bureau du BDB établi à Sylhet. Le 4 février 2018, son frère l'a appelé pour l'informer que des personnes qui se prétendaient policiers avaient voulu l’interpeller dans sa maison de Narayangonj. Le demandeur a alors pris la fuite vers Chittagong et s’est réfugié chez un ami de la famille. Il affirme ensuite que ce dernier l'a appelé le 19 février 2018 et lui a alors conseillé de ne pas remettre les pieds chez lui, car des personnes étaient à sa recherche.

[10] Le 28 juin 2018, le demandeur a quitté le Bangladesh avec ses parents et s’est rendu au Canada. Il a présenté une demande d’asile le 30 juillet 2018.

B. La décision de la SPR

[11] Dans sa décision du 20 décembre 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. Elle s’est d’abord penchée sur les préoccupations concernant l’équité procédurale relativement à l'audience soulevées par le conseil représentant le demandeur.

[12] Ce conseil avait plaidé, tant durant l’audience que dans ses observations écrites finales produites le 18 octobre 2019, que la limite de temps qui lui avait été imposée par le commissaire de la SPR quant à l'interrogatoire qu'il avait mené à l'audience contrevenait à la justice naturelle. Il avait fait valoir que cette limite était inéquitable, puisque le commissaire avait interrogé le demandeur durant plus de trois heures (la durée prévue de l’audience). La SPR a rejeté cet argument. Elle a jugé que le conseil n’avait pas formulé d’objection quant à sa décision de prévoir une période de 20 minutes pour l’interrogatoire, et a fait observer qu’il avait en fait bénéficié d’une période de 40 minutes pour poser ses questions. En outre, après avoir examiné les observations écrites finales du demandeur, la SPR [traduction]: « a décidé de permettre au conseil de poser d’autres questions à son client [ … et] a ordonné à la section du rôle de fixer une date d’audience avec l’accord de ce dernier. Celle-ci a été fixée au 19 novembre 2019 ».

[13] Ensuite, la SPR s’est penchée sur la lettre du 11 novembre 2019, rédigée par le conseil représentant le demandeur devant elle. Ce document faisait état du fait que l’auteur avait prévu une date provisoire pour la seconde date d’audience sans avoir reçu d'instructions de son client à cet égard. Le conseil sollicitait également la récusation du commissaire de la SPR en prenant pour assise l'existence d’une crainte raisonnable de partialité. Il exhortait la SPR à accueillir sa demande et à tenir une nouvelle audience devant un tribunal différemment constitué, ou alors de la rejeter et de rendre une décision sur le fond. La lettre indiquait que le demandeur et son avocat ne se présenteraient pas à l’audience du 11 novembre 2019.

[14] Dans sa décision, le commissaire de la SPR a expliqué qu’il avait pris connaissance de la demande le 18 novembre 2019, et qu’il l’avait rejetée au motif qu’elle n'établissait pas qu’un observateur objectif aurait pu conclure à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. Le 19 novembre 2019, jour de l’audience, la SPR a rejeté la demande de récusation. Ce même jour, l’audience s’est tenue et le demandeur et son conseil étaient absents. Conformément à la teneur de la lettre rédigée par l’avocat, la SPR n’a pas conclu au désistement de l’affaire et a prononcé sa décision.

[15] Dans ses motifs, elle a examiné une autre lettre envoyée par l’avocat, reçue le 19 novembre 2019, dans laquelle celui-ci affirmait que la SPR avait sommé le demandeur d’être présent le jour de l’audience et que la SPR avait délibérément répondu tardivement à la demande de récusation. Cette lettre signalait que le conseil n’avait pas été en mesure de communiquer avec son client afin de savoir s’il pouvait participer à l’audience. La SPR a fait remarquer que l’avocat avait d’abord accepté la date fixée pour la tenue de l’audience dans sa lettre du 11 novembre 2019. La SPR [traduction] « a présumé qu’il n’existait pas d’autres questions à poser au demandeur d’asile » vu son absence à l’audience, et n’a relevé aucun manquement aux principes de justice naturelle.

[16] La SPR s’est ensuite prononcée sur le fond du dossier et a rejeté la demande d’asile du demandeur. La question déterminante était celle de la crédibilité. La SPR a conclu que la présomption de véracité avait été réfutée en l’espèce, étant donné que la déposition du demandeur quant aux questions centrales à sa demande d’asile était [traduction]« souvent vague », changeante et compassée. Elle a jugé que le demandeur n’était pas crédible, qu’aucun des événements qu'il avait décrits ne s’était produit, et qu’il n’était pas membre du BDB.

[17] Subsidiairement, elle s’est penchée sur la nouvelle situation politique qui a cours au Bangladesh. Le demandeur a reconnu à l’audience que le BDB avait grossi les rangs de la coalition de la LA pour les élections de 2018, mais a déclaré qu’il se rangeait derrière la frange du parti qui avait refusé de le faire. La SPR n’a pas retenu l’explication du demandeur après avoir relevé l’absence de preuve quant au prétendu schisme au sein du BDB, son silence relativement au changement de la situation politique dans les renseignements complémentaires fournis le 25 août 2019, et les conclusions antérieures relatives à la crédibilité. Elle a conclu que le demandeur tentait de dissimuler les récents changements sur la scène politique pour renforcer sa demande d’asile. La SPR a ensuite jugé que le demandeur serait maintenant perçu comme un membre du BDB, dorénavant allié de la LA, et non plus comme un membre d’un parti d’opposition. Elle a donc conclu que le demandeur ne courrait plus un risque sérieux de persécution du fait de son affiliation politique et a rejeté sa demande d’asile.

C. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[18] Dans sa décision du 24 septembre 2020, la SAR a confirmé la décision de la SPR et a rejeté l’appel.

[19] Elle a entériné la conclusion de la SPR portant que le témoignage du demandeur était contradictoire avec son exposé circonstancié contenu dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le FDA) et que les incohérences et les contradictions de l’ensemble minaient sa crédibilité. La SAR a également conclu que le dépôt par le demandeur de documents frauduleux entachait sa crédibilité en général. Elle a jugé que la SPR avait commis une erreur dans l’évaluation d’un affidavit souscrit par un ami de la famille du demandeur en raison de ses lacunes, et en tirant des conclusions défavorables relatives à la crédibilité du fait que le demandeur s’était appuyé sur des documents frauduleux pour obtenir un visa canadien. Toutefois, ces erreurs n’ont pas ébranlé la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’est pas crédible, au vu des nombreuses autres réserves qu’elle a exprimées à ce sujet.

[20] Par ailleurs, la SAR a conclu que la SPR s’était correctement prononcée quant au changement dans la situation politique du Bangladesh. Elle a fait remarquer que, compte tenu de la prédominance des nouvelles politiques dans l’actualité bangladaise, des éléments de preuve corroborant l’existence d’une faction rivale du BDB seraient raisonnablement disponibles. Dans tous les cas, un examen de la preuve relative à la situation dans le pays révèle peu d’éléments pour étayer la prétention du demandeur selon laquelle le BDB s’est séparé de la LA, ou que leur alliance n’est qu’éphémère. Le silence du demandeur sur ce point entachait sa crédibilité.

[21] En ce qui concerne l’allégation du demandeur selon laquelle il n’a pas eu droit à une audience équitable devant la SPR, la SAR a confirmé la conclusion de cette dernière voulant qu’il n’y ait pas eu de manquement à l’équité procédurale. La SAR a jugé que la SPR n’avait pas fait preuve de partialité à l’égard du demandeur et a fait observer qu’elle était en droit d’établir des délais pour veiller à ce que l’instance se déroule en temps opportun.

[22] Dans l’ensemble, la SAR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n’était pas crédible, qu’il n’avait pas démontré qu’il était à risque de subir de la persécution de la LA au Bangladesh et qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger.

III. La question en litige et la norme de contrôle

[23] La question à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

[24] Les parties conviennent que la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Je suis d’avis que la norme de contrôle qui s’applique à la décision de la SAR en l’espèce est celle de la décision raisonnable (Ugoriji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 937 au para 18-20). Les questions relatives à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée) aux para 37-56; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). Ce qui précède est, selon moi, conforme à ce qui est énoncé aux paragraphes 16 et 17 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) de la Cour suprême du Canada.

[25] La norme de la décision raisonnable est fondée sur la déférence, mais elle est rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes visées (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[26] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ni accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

[27] En revanche, le contrôle selon la norme de la décision correcte ne commande aucune déférence. La cour appelée à statuer sur une question d’équité procédurale doit essentiellement se demander si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21‑28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au para 54).

IV. Analyse

[28] Le demandeur fait d’abord valoir que la SAR s’est méprise en omettant de remédier au manquement à la justice naturelle commis par la SPR. Plus particulièrement, la SPR a incorrectement instruit l’audience et circonscrit d’une manière inappropriée son témoignage. Il soutient que la justice naturelle exige du commissaire de la SPR que sa conduite soit « en tout temps [...] irréprochable et empreinte d’objectivité » (Guermache c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 870 aux para 4-5). En outre, le demandeur avance que la SPR ne peut empêcher un conseil de représenter son client à moins qu’il ne se répète indûment et d’une façon irresponsable ou que les éléments présentés ne soient pas pertinents. Il fait valoir également qu’un commissaire de la SPR manque d’équité lorsqu’il interrompt un conseil qui interroge le demandeur d'asile qui retient ses services ou qu’il ordonne à un conseil de mettre un terme à une série de questions (Atwal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8836 (CF)).

[29] Le demandeur plaide que la SPR a contrevenu aux principes de justice naturelle parce que le commissaire de la SPR l’a interrogé pendant trois heures et vingt minutes, soit une durée supérieure au temps d’audience prévu, mais a ensuite imposé à son conseil une limite de temps ferme sur son interrogatoire et son réinterrogatoire. La transcription ne montre aucunement que l’interrogatoire mené par le conseil du demandeur était émaillé de répétitions indues et irresponsables ou d’éléments non pertinents. Elle révèle plutôt que les questions posées cherchaient à faire émerger des renseignements importants qui n'étaient pas ressortis lors de l’interrogatoire mené par le commissaire de la SPR. L’imposition de cette limite de temps a entraîné la demande de récusation présentée par le demandeur. La conduite du commissaire de la SPR suscitait une crainte raisonnable de partialité, car elle laissait transpirer que les réponses données par le demandeur à son conseil durant l’interrogatoire ne pourraient avoir aucune influence sur sa décision. De ce fait, ni l’occasion de présenter des observations écrites ni la tenue d’une autre audience devant le même commissaire de la SPR ne pouvaient remédier au manquement à la justice naturelle.

[30] Le demandeur prétend également que la SAR a commis une erreur en rejetant son argument selon lequel il n’avait pas eu droit à une audience équitable. La SAR a relevé que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi il croyait que la conduite de la SPR avait suscité chez lui une crainte raisonnable de partialité, et a pris note de l’offre de celle-ci de fixer une nouvelle date pour poursuivre l’audience. Toutefois, la lettre du 11 novembre 2019 a expressément fait état du fait que la demande reposait sur le manquement à la justice naturelle de la SPR. Le demandeur avait affirmé que les interruptions du commissaire de la SPR durant le réinterrogatoire avaient empêché son conseil de présenter ses arguments; que l’instruction avait été viciée par la conduite du commissaire de la SPR, ce qui avait mis au jour sa partialité, et que, faute d’une récusation, une décision devrait être prononcée et que la continuation de l’audience devrait être annulée. Le demandeur soutient à présent qu’à son tour, la SAR n’a pas remédié au manquement à l’équité procédurale découlant de la conduite du commissaire de la SPR lors de l’audience tenue devant lui.

[31] Le défendeur réplique que les prétentions du demandeur selon lesquelles il n’a pas eu droit à une audience équitable ne mettent pas en lumière une erreur susceptible de contrôle dans le processus d’appel devant la SAR, ni dans sa décision visée par le présent examen. La Cour ne se penche pas sur la décision de la SPR, ni sur son processus d’audience. La SAR a motivé son choix de rejeter la position du demandeur voulant qu’il n’ait pas eu droit à une audience équitable devant la SPR. Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas réussi à soulever une erreur susceptible de contrôle commise par la SAR sur ce point, qu’il s’est contenté d’affirmer qu’elle avait commis une erreur en rejetant son argument, et qu’il a de nouveau plaidé sa cause au regard de la violation apparente à la justice naturelle commise par la SPR. La SAR a raisonnablement rejeté les arguments présentés par le demandeur et a jugé que la SPR s’était penchée sur les préoccupations afférentes à la justice naturelle en fixant une nouvelle audience, avec le concours du conseil du demandeur. Dans le même ordre d’idées, la SAR a étudié les allégations de partialité formulées par le demandeur, et les arguments de ce dernier n'étaient que la simple reprise de cette position raisonnablement écartée.

[32] Je conviens avec le demandeur que la SAR a contrevenu aux principes de justice naturelle en omettant de se pencher sur ses préoccupations quant à la conduite du commissaire de la SPR lors de l’audience.

[33] Je commence par dire que je ne souscris pas à la prétention non étayée du défendeur portant que le processus d’audience de la SPR n’est pas en cause devant la Cour. La Cour fédérale traite régulièrement des questions relatives à l’équité procédurale devant la SPR lorsqu’elle se penche sur les décisions prononcées par la SAR : voir récemment Ambroise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 62 aux para 8-10 et Urbieta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 815 au para 13, qui portent sur des décisions de la SAR et s’intéressent à des allégations de violations à l’équité procédurale qui prennent racine dans le processus de la SPR. Ces précédents confirment également que la norme de contrôle applicable dans ce contexte est celle de la décision correcte.

[34] À mon sens, la SAR a commis une erreur en omettant de se pencher de façon appropriée sur les arguments du demandeur au regard du manquement à la justice naturelle qui prend sa source dans la conduite du commissaire de la SPR à l’audience. Plus précisément, je conclus que le droit du demandeur à une audience équitable a été bafoué lorsque le commissaire de la SPR a imposé une limite de temps arbitraire sur l’interrogatoire qui allait être mené par son conseil à l’audience. Le commissaire de la SPR a interrogé le demandeur à partir de 13 h 00 jusqu'à 16 h 20. Après l’interrogatoire mené par le commissaire de la SPR, le conseil du demandeur a soulevé la question du temps limité dont il disposait pour faire son réinterrogatoire. La transcription de l’audience de la SPR fait état de ce qui suit :

[traduction]

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : D’accord. Bon, cela met un terme à mes questions. Des questions?

CONSEIL : J’aurais certainement quelques questions, mais je regarde l’horloge.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Oui, on peut finir un peu plus tard.

CONSEIL : Il est 16 h 20.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : On peut se rendre jusqu’à 16 h 45 si c’est nécessaire.

CONSEIL : Et ensuite je n’aurai pas le temps de faire ma plaidoirie.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Des observations écrites me conviennent.

[...]

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Parfait, allez-y, vous avez 20 minutes.

[35] Vingt-cinq minutes après le début de l’interrogatoire mené par le conseil du demandeur, le commissaire de la SPR a déclaré : [traduction]« Et je vous ai déjà donné cinq minutes de plus à ce stade, et je vais vous en donner cinq autres [...] ». Après l’écoulement du temps supplémentaire, la transcription de l’audience fait état de ce qui suit :

[traduction]

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Très bien. Alors, je vous ai donné 20 minutes, puis un autre 10 minutes après cela, conformément au paragraphe 10(6), je vais autoriser une ou deux autres questions.

CONSEIL : Alors, je vais devoir renoncer à plusieurs questions que je voulais poser.

[36] Le commissaire de la SPR a mis un terme à l’interrogatoire avant que le conseil du demandeur ne l’ait terminé, et a rappelé du même coup qu’il avait octroyé 20 minutes pour les questions. La transcription de l’audience expose ce qui suit :

[traduction]

CONSEIL : D’accord. Savez-vous quelle est la teneur des allégations formulées contre vous?

DEMANDEUR D'ASILE : Non.

CONSEIL : D’accord. Alors ---

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : D’accord, alors merci.

CONSEIL : Donc, monsieur le commissaire ---

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Oui?

CONSEIL : --- pour les fins de l’enregistrement, je voudrais souligner que plus tôt, je vous ai signalé le fait que j’aurais besoin – parce que plusieurs éléments n’ont pas été soulevés durant votre examen et je voulais les aborder.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Et vous ---

CONSEIL : Donc, j’aurais besoin ---

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : --- vous ai informé que vous auriez 20 minutes pour votre interrogatoire, et vous n’avez soulevé aucune objection à cet égard.

CONSEIL : Non, je vous ai dit au début, au début que j’aurais besoin de plus de temps et c’est pour cela que je vous (inaudible) qu’il était déjà 16 h 20 à ce moment-là.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Mm-hmm, et je vous ai dit que vous auriez 20 minutes, et vous n’avez rien dit quant à cela.

CONSEIL : Non, je vous ai dit ---

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Et par la suite si vous ne ---

CONSEIL : Non, monsieur le commissaire ---

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : --- Veuillez ne pas m’interrompre.

CONSEIL : Non, c’est vous qui m'interrompez.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Je vous ai dit que vous aviez 20 minutes. Puis je vous ai octroyé un cinq minutes de plus, et ensuite un autre 10 minutes.

CONSEIL : Oui, je vous ai dit plus tôt, monsieur le commissaire, que je ne voulais pas me presser et vous m’avez dit, faisons un essai.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Oui, et je vous ai ensuite dit ---

CONSEIL : Et, en me fiant à votre parole, j’ai essayé.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Oui, et je vous ai ensuite dit que vous aviez 20 minutes.

[...]

[37] L’échange cité plus haut révèle un manque préoccupant de courtoisie et d’intérêt. Cette conversation ne témoigne pas d’un environnement sain pour la tenue d’une audience sur une demande d’asile. Tout occupés à leur prise de bec, le commissaire de la SPR et le conseil semblaient avoir oublié ce qui constituait le cœur de l’affaire : une demande d’asile.

[38] Le commissaire de la SPR ne pouvait en toute équité insister à tout prix sur le respect d’un délai arbitraire, surtout lorsque l'interrogatoire qu'il avait mené avait outrepassé la durée totale prévue du temps d’audience. La SPR n’a pas relevé que l’interrogatoire mené par l'avocat du demandeur était répétitif ou non pertinent, et la transcription de l’audience ne fait pas état de tels traits. En fait, l’audience s’est terminée brutalement alors que le conseil interrogeait son client quant à la teneur et à l’origine des éléments de preuve documentaire qu’il avait produits. Étant donné que la crédibilité du demandeur constituait une question déterminante devant la SPR et la SAR, cette partie de l'interrogatoire était évidemment pertinente. La SAR n’a pas remédié à l’imposition de cette limite de temps arbitraire sur l’interrogatoire mené par le conseil du demandeur durant l’audience devant la SPR.

[39] Tout comme l’avocate du demandeur l’a soulevé à juste titre durant l’audience devant la Cour, la SPR avait accepté de fixer une nouvelle audience seulement après avoir pris connaissance des observations écrites finales qui traitaient du manquement à l’équité procédurale durant la première audience. Je conviens avec l’avocate du demandeur que cette volte-face laisse transparaître que la SPR a fixé une seconde audience en vue de préserver l’apparence de respect du droit du demandeur à une audience équitable.

[40] En outre, quoique la SAR mentionne dans sa décision qu’elle a « examiné la transcription » de l’audience lorsqu’elle a étudié les arguments du demandeur quant à la justice naturelle, rien ne montre qu’elle a tenu compte de l’enregistrement de l’audience de la SPR.

[41] Vu les allégations du demandeur selon lesquelles l’attitude du commissaire de la SPR en interrogatoire et sa répartition du temps ont suscité une crainte raisonnable de partialité, je conclus que la SAR était tenue d’écouter l’enregistrement de l’audience de la SPR, et pas seulement d’en lire la transcription. Seul cet examen aurait pu mettre en lumière si le ton utilisé par le commissaire de la SPR, à l’inverse des paroles prononcées, pouvait susciter une crainte raisonnable de partialité. La décision de la SAR met uniquement au jour un examen expéditif du dossier. Son analyse des observations du demandeur relatives à l’équité procédurale tient en deux paragraphes qui reprennent les motifs de la SPR pour conclure à l’absence de manquement à la justice naturelle. À mon sens, cette question exigeait un examen plus minutieux et les motifs de la SAR semblent au mieux révéler une réflexion de dernière minute. Ainsi, je ne suis pas convaincu que la SAR s’est penchée d’une manière appropriée sur les allégations de manquement à l’équité et de crainte raisonnable de partialité formulées par le demandeur.

[42] Je prends note que le demandeur reproche également à la SPR son formalisme excessif en matière d’objection, et qu'il déclare que, bien que son conseil n’ait pas soulevé d’objection en bonne et due forme, un examen de la transcription révèle qu’il était gravement préoccupé d’avoir à précipiter ses observations et à renoncer à certaines de ses questions.

[43] Toutefois, je suis d’avis que le conseil du demandeur à la SPR aurait pu être plus proactif à ce chapitre. Bien que la transcription de l’audience tenue devant la SPR montre que le conseil a regimbé contre le délai imposé à son interrogatoire, il n’a pas soulevé d’objection relative au délai de vingt minutes ni n’a précisé pourquoi il s’agissait d’une restriction déraisonnable à son droit de réinterroger son client. J’admets qu’un conseil peut être réticent à formuler une objection durant une audience de la SPR, et s’inquiéter du fait que sa conduite puisse rebuter le commissaire chargé de statuer sur le sort de la demande d’asile de son client. Malgré tout, dans des circonstances comme celles de l'espèce, où une limite de temps arbitraire imposée sur l’interrogatoire de son client qu'il devait mener a des répercussions sur le caractère équitable de l’audience, le conseil du demandeur avait la responsabilité de soulever une objection et de la motiver, à titre de professionnel du droit chargé de représenter les intérêts de son client.

[44] Je conclus donc que la SAR a erronément conclu que le processus d’audience devant la SPR était équitable et concordait avec les principes de la justice naturelle. Il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle.

[45] Comme j’ai conclu que la SAR avait commis une erreur susceptible de contrôle, il n’est pas nécessaire de traiter des autres questions soulevées par le demandeur. Je voudrais toutefois signaler que j’abonde dans le sens des observations du défendeur selon lesquelles la décision de la SAR était somme toute raisonnable et que plusieurs des arguments formulés par le demandeur sur le fond de la décision reviennent à demander à la Cour de soupeser à nouveau la preuve.

[46] Je juge que la SAR a procédé à un examen exhaustif des observations du demandeur quant aux conclusions concernant la crédibilité tirées par la SPR et a raisonnablement conclu que la demande d’asile n’était pas crédible. Plus particulièrement, je conclus que la SAR a tiré des conclusions défavorables raisonnables en ce qui concerne : a) l’appel téléphonique du 2 mars 2017 visant à recruter le demandeur dans la LA; b) les contradictions relatives aux registres remplis par les parents des membres du BDB supposément assassinés; c) le moment de la parution de l’article de journal faisant état des meurtres des amis du demandeur; d) les blessures que le demandeur aurait subies. De surcroît, je conclus qu’il était raisonnable pour la SAR d’accorder peu de poids à un affidavit souscrit par un ami de la famille du demandeur et de juger qu’il ne permettait pas de dissiper les autres réserves quant à la crédibilité. Je conclus également que la SAR a tiré une conclusion raisonnable quant au changement sur la scène politique du Bangladesh, lorsqu’elle a considéré que le silence du demandeur au sujet de la faction du BDB opposée à la LA entachait sa crédibilité.

V. Conclusion

[47] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les questions relatives à la conduite du commissaire de la SPR durant l’audience ont abouti à un manquement à la justice naturelle que la SAR n’a pas corrigé. Il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5329-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision examinée est annulée et l’affaire est renvoyée pour qu’un décideur différent rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Frédérique Bertrand-Le Borgne


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5329-20

 

INTITULÉ :

SOVICK HASAN KHAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 juillet 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 septembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

 

Pour le demandeur

 

Lorne McClenaghan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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