Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220922


Dossier : IMM-420-21

Référence : 2022 CF 1312

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

MUSTAFA IBRAHIM MAGAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 8 janvier 2021 (la décision) par laquelle un agent principal d’immigration (l’agent) de la Division de la migration humanitaire et de l’intégrité d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté, conformément au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur depuis le Canada.

II. Contexte

[2] Le demandeur, M. Mustafa Ibrahim Magan, un homme de 35 ans, est un citoyen de la Somalie de confession musulmane soufie.

[3] Le demandeur est arrivé au Canada en février 2016 et a présenté une demande d’asile. Dans une décision rendue le 16 mai 2017, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la SPR) a rejeté sa demande d’asile. L’appel qu’il a interjeté devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) ainsi que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qu’il a déposée à la Cour ont tous deux été rejetés.

[4] Dans sa décision de rejeter la demande d’asile du demandeur, la SPR a formulé les réserves suivantes à l’égard de l’identité du demandeur :

  1. Le demandeur ne possédait aucune pièce d’identité principale, comme c’est souvent le cas chez les ressortissants de la Somalie.

  2. La plupart des personnes qui n’ont pas de pièce d’identité principale demandent à un témoin d’établir leur identité. Le demandeur a fait venir un témoin, mais n’en a pas informé la SPR à l’avance. Cette dernière a rejeté la demande tardive visant la comparution du témoin, car elle a conclu que le demandeur n’avait fourni aucune explication raisonnable pour justifier son omission à cet égard.

  3. Bien qu’il ait allégué avoir déjà obtenu un statut de réfugié temporaire en Italie, le demandeur n’était pas en mesure de présenter des documents à l’appui.

  4. De même, le demandeur a soutenu qu’il était allé en Norvège en 2010 et a présenté certains documents à l’appui. Toutefois, la SPR était si peu convaincue qu’elle a conclu que cette allégation minait considérablement la crédibilité du demandeur.

[5] Par la suite, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et a sollicité une dispense de l’application des exigences de la LIPR pour lui permettre de présenter sa demande depuis le Canada. Il a sollicité cette dispense pour les deux motifs suivants :

  1. Son établissement au Canada;

  2. Les difficultés auxquelles il serait exposé s’il était renvoyé en Somalie.

[6] Dans sa décision rendue et communiquée au demandeur le 8 janvier 2021, l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Si la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, le demandeur sollicite l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à un autre agent pour nouvelle décision.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] L’agent a accordé un poids favorable à l’établissement du demandeur au Canada. Le demandeur a fourni la preuve qu’il occupe un emploi depuis le mois d’août 2018 et qu’en septembre 2020, il s’est fait offrir un poste à temps plein aux services d’exécution chez Amazon. Le demandeur a également démontré qu’il avait fait du bénévolat à son centre de santé communautaire et avait suivi des cours d’anglais, et il a présenté des lettres de membres de la communauté qui attestent de sa bonne moralité et de son degré d’intégration.

[8] Toutefois, l’agent partageait les réserves de la SPR quant à l’identité et à la crédibilité du demandeur. L’agent a cité de longs extraits de la décision de la SPR et, bien qu’il ait reconnu qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire diffère d’une demande d’asile, il s’est rallié au raisonnement de la SPR en soulignant que celle-ci avait eu l’avantage d’entendre des témoignages de vive voix. Il a fait remarquer que, même si le demandeur avait fourni deux lettres d’amis, ces éléments de preuve ne permettaient pas de dissiper les doutes qu’il partageait avec la SPR quant aux séjours du demandeur en Italie et en Norvège. L’agent a commenté le fait que, bien que trois ans s’étaient écoulés depuis l’audience devant la SPR, le demandeur n’avait présenté aucun document corroborant cette période de sa vie. L’agent a écarté la preuve relative à l’identité du demandeur fournie par les amis de ce dernier au motif qu’ils pourraient avoir un intérêt direct dans l’issue de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[9] De plus, l’agent a accordé peu de poids aux difficultés auxquelles le demandeur serait exposé s’il était renvoyé en Somalie. Pour en arriver à cette conclusion, l’agent a examiné un article qui faisait état du danger que représente le groupe Al-Chabaab pour les Somaliens de confession musulmane soufie. Cependant, l’agent a jugé que le demandeur ne serait exposé à aucune difficulté importante, car il est originaire d’une région qui ne semble pas être contrôlée par le groupe Al-Chabaab, selon la preuve.

IV. Question en litige

[10] La décision était-elle raisonnable?

V. Norme de contrôle

[11] La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer à l’égard de cette décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25. En l’espèce, rien ne justifie de s’en écarter.

VI. Analyse

A. L’identité du demandeur

[12] Conformément au paragraphe 11(1) de la LIPR, l’étranger doit demander les visas préalablement à son entrée au Canada. Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté le pouvoir discrétionnaire de dispenser certains étrangers de cette exigence, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient, ce qui leur permet de présenter une demande depuis le Canada.

[13] Il incombe au demandeur de démontrer que des considérations d’ordre humanitaire justifient l’octroi de la dispense et que sa situation personnelle est telle que s’il devait sortir du Canada pour présenter sa demande de visa, il serait exposé à des difficultés qui seraient « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 21).

[14] Le demandeur soutient que la manière dont l’agent a apprécié la preuve relative à l’identité était déraisonnable. Il prétend que l’agent n’a pas examiné les nouveaux éléments de preuve qu’il lui a présentés, mais s’en est plutôt simplement remis aux conclusions de la SPR et a indûment rejeté la preuve qu’il a produite.

[15] Le défendeur n’est pas d’accord. Il soutient que l’agent a le droit de se fonder sur les conclusions de la SPR quant à la crédibilité du demandeur et de rejeter la preuve que ces tribunaux ont jugée non crédible. L’agent a simplement conclu que la preuve du demandeur ne permettait pas de dissiper les importantes réserves de la SPR quant à la crédibilité et à l’identité du demandeur, en dépit du fait que ce dernier avait eu trois ans pour recueillir des éléments de preuve.

[16] Pour déterminer le caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit évaluer la décision au regard du contexte juridique et factuel dans lequel elle a été rendue (Vavilov, aux para 105 à 124). L’agent a le droit de s’en remettre aux conclusions de la SPR, surtout lorsque le demandeur présente de nouveaux éléments de preuve qui ne font que corroborer un récit que la SPR avait déjà jugé comme étant non crédible (Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 au para 25).

[17] Pour prouver son identité, le demandeur a joint à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire les affidavits de deux personnes et la lettre d’une organisation somalienne d’Ottawa. L’un des affidavits provient d’une personne qui affirme que son frère est marié à la sœur du demandeur, et l’autre affidavit provient d’une personne qui affirme connaître le demandeur depuis plus de vingt ans et venir de la même ville en Somalie que lui. Dans la lettre provenant du Centre somalien pour les services à la famille d’Ottawa, l’auteur affirme savoir que le demandeur est somalien parce qu’il est apparenté à des clients du Centre. L’agent a accordé peu de poids aux affidavits parce qu’il était d’avis que le demandeur aurait dû fournir des documents à l’appui au lieu de [traduction] « s’appuyer uniquement sur des déclarations sous serment en sa faveur provenant d’amis qui pourraient avoir un intérêt direct dans l’issue de la demande ». Il n’a aucunement tenu compte de la lettre de l’organisation somalienne [décision, à la p 5].

[18] La Cour a conclu qu’il est peu scrupuleux de la part d’un décideur d’écarter des éléments de preuve simplement parce qu’ils proviennent d’un membre de la famille ou d’un ami (Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356 au para 56; Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24 aux para 4 à 6). Cette erreur est peut-être encore plus évidente lorsque les éléments de preuve ont trait à l’identité. Bien souvent, les personnes qui connaissent assez bien le demandeur pour attester de son identité et qui sont suffisamment disposées à le faire seront inévitablement des amis ou des membres de la famille.

[19] Bien qu’une telle erreur n’aboutisse pas forcément au contrôle judiciaire de la décision, en l’espèce, l’agent a écarté les seuls éléments de preuve qu’il avait examinés à propos de l’identité du demandeur et a mis l’accent sur ce qui n’avait pas été fourni plutôt que sur la preuve dont il disposait, ce qui a donné lieu à une décision déraisonnable.

B. Les difficultés en Somalie

[20] Le demandeur soutient que la décision de l’agent concernant les difficultés auxquelles il serait exposé s’il était renvoyé en Somalie est déraisonnable parce que l’agent a accordé une trop grande importance à la question de savoir si sa ville natale, Beledweyne, était située dans une région sous le contrôle d’Al-Chabaab. Le demandeur affirme que, pour retourner à Beledweyne ou dans une autre région de la Somalie qui n’est pas sous le contrôle d’Al-Chabaab, il devrait traverser des régions qui le sont et que, de toute façon, le groupe Al-Chabaab est actif dans sa ville natale et serait présent aux points de contrôle qu’il aurait à franchir pour s’y rendre. De plus, le demandeur fait valoir que l’agent a limité son évaluation à la persécution des soufis par le groupe Al-Chabaab et n’a pas pris en compte les difficultés auxquelles les soufis sont exposés en général en Somalie. De même, l’agent n’a pas tenu compte des difficultés auxquelles le demandeur serait exposé pour d’autres raisons que sa foi soufie, notamment en raison de son profil en tant que rapatrié en provenance de l’Occident.

[21] Le défendeur soutient que l’agent a effectué une analyse globale comme l’exige l’arrêt Kanthasamy et a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément à ses obligations et à la jurisprudence de la Cour.

[22] L’agent a adopté une optique trop étroite et n’a pas examiné adéquatement les préoccupations du demandeur concernant les difficultés auxquelles il serait exposé en Somalie. Dans sa demande, le demandeur indique qu’il serait exposé à d’autres difficultés que celles que pourrait lui faire vivre le groupe Al-Chabaab en raison de sa foi soufie, dont les suivantes :

A. La situation en Somalie;

B. Son éloignement de sa famille en Somalie;

C. Les mauvais traitements que subissent les groupes minoritaires comme les soufis dans la société somalienne en général;

D. Le fait qu’Al-Chabaab cible les rapatriés en provenance de l’Occident.

[23] Dans sa décision, l’agent fait remarquer qu’il a examiné la preuve concernant la situation du pays et reconnaît que la situation en Somalie est problématique. Toutefois, il accorde peu de poids au facteur lié aux difficultés parce qu’il n’est pas convaincu que le demandeur vivrait dans une région contrôlée par le groupe Al-Chabaab. Le raisonnement de l’agent est clairement incohérent, puisque bon nombre des observations que le demandeur a présentées à propos des difficultés avaient peu à voir avec le groupe Al-Chabaab. Certaines de ces observations allaient au-delà de la situation générale en Somalie et portaient sur des problèmes qui concernaient plus particulièrement le demandeur, comme les mauvais traitements que subissent les soufis dans la société et son éloignement de sa famille.

[24] L’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents (Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 RCS 817 aux para 74 et 75). En l’espèce, l’agent ne l’a pas fait, de sorte que sa décision était déraisonnable.

VII. Conclusion

[25] La demande est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-420-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-420-21

 

INTITULÉ :

MUSTAFA IBRAHIM MAGAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 SeptembRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 septembRE 2022

 

COMPARUTIONS :

LAURA SETZER

 

POUR LE DEMANDEUR

 

SAMAR MUSALLAM

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LAURA SETZER

AVOCATE

OTTAWA (ONTARIO)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA

OTTAWA (ONTARIO)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.