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Date : 20220916


Dossier : T-805-20

Référence : 2022 CF 1303

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 septembre 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

IVANA EKHATOR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Ivana Eromnwon Obianuju Ekhator [la demanderesse] à l’encontre de la décision rendue le 21 mai 2020 par un agent de traitement des demandes de citoyenneté, qui a rejeté sa demande de citoyenneté canadienne [la décision]. L’agent a conclu que la demanderesse ne satisfaisait pas aux exigences énoncées à l’article 5.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [la Loi].

[2] La présente affaire repose essentiellement sur le sens du véritable lien affectif parent-enfant que doit créer l’adoption selon l’alinéa 5.1(2)a) de la Loi, ainsi que sur l’incidence, le cas échéant, que le maintien d’un lien continu entre un demandeur et ses parents biologiques pourrait avoir sur l’évaluation de l’authenticité du lien d’adoption.

[3] La demanderesse, qui est née en 1998, est citoyenne des États-Unis d’Amérique (de naissance), du Royaume-Uni (par naturalisation) et du Nigéria (par filiation).

[4] La demanderesse vit au Canada depuis l’âge de trois ans. Avant 2010, elle a vécu avec sa mère biologique à Mississauga (et, durant cette période, son père biologique a vécu un certain temps avec elle). En 2010, la demanderesse – alors âgée de 12 ans – est allée vivre avec sa tante maternelle, Mme Vivienne Odanibe Agbi, qui est citoyenne canadienne et qui est devenue par la suite sa mère adoptive. Même avant 2010 et, de fait, à partir de 2004, la demanderesse a vécu durant de longues périodes avec sa mère adoptive lorsque sa mère biologique était absente. L’adoption a été officialisée le 14 octobre 2016, après le 18e anniversaire de la demanderesse. Le père biologique de la demanderesse vit actuellement au Nigéria.

[5] La demanderesse a tenté à plusieurs reprises d’obtenir un statut au Canada, notamment en déposant une demande d’asile et une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. L’adoption a été complétée après que ces tentatives visant à régulariser son statut ont échoué.

[6] Le 18 décembre 2017, Mme Agbi a présenté une demande de citoyenneté au nom de la demanderesse, en application de l’article 5.1 de la Loi.

[7] L’agent a mené une entrevue avec la demanderesse et sa mère adoptive le 5 octobre 2018. Le 11 octobre 2018, l’agent a envoyé une lettre dans laquelle il demandait que lui soient communiqués d’autres documents et renseignements. La demanderesse a fourni les documents demandés le 9 novembre 2018.

[8] Dans une lettre d’équité procédurale datée du 17 juillet 2019 et adressée à la demanderesse, l’agent a dit ne pas être convaincu que le lien parent-enfant entre la demanderesse et sa mère biologique avait été rompu. L’agent craignait également que l’adoption ait été faite principalement dans le but d’acquérir un statut ou un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. La demanderesse a répondu à la lettre d’équité procédurale le 31 octobre 2019, mais l’agent a finalement rejeté sa demande de citoyenneté.

[9] Pour les motifs énoncés ci-dessous, je conclus que la décision est déraisonnable et j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. La norme de contrôle

[10] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en concluant que le but principal de son adoption était d’acquérir un privilège relatif à l’immigration ou à la citoyenneté et que l’adoption n’avait pas créé un véritable lien affectif parent-enfant.

[11] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[12] Une décision est dite raisonnable si elle est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [Vavilov] au para 85. Il incombe à la demanderesse de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : arrêt Vavilov au para 100. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov au para 100.

III. Analyse

[13] J’examinerai les deux questions en litige soulevées par la demanderesse dans l’ordre inverse de celui dans lequel elles ont été exposées, en commençant par la question de savoir si l’agent a commis une erreur en concluant que l’adoption n’avait pas créé un véritable lien affectif parent-enfant.

A. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que l’adoption n’avait pas créé un véritable lien affectif parent-enfant?

[14] L’alinéa 5.1(2)a) de la Loi dispose que, pour attribuer la citoyenneté à une personne qui a été adoptée à l’âge adulte par un citoyen canadien, il faut notamment établir qu’il existait un véritable lien affectif parent-enfant entre l’adoptant et l’adopté avant que celui-ci n’atteigne l’âge de dix-huit ans et au moment de l’adoption.

Loi sur la citoyenneté (L.R.C. (1985), ch. C-29)

Citizenship Act (R.S.C., 1985, c. C-29)

Cas de personnes adoptées — adultes

Adoptees — adults

5.1 (2) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté soit à la personne adoptée avant le 1er janvier 1947 par une personne qui a obtenu qualité de citoyen à cette date — ou avant le 1er avril 1949 par une personne qui a obtenu qualité de citoyen à cette date par suite de l’adhésion de Terre-Neuve-et-Labrador à la Fédération canadienne — soit à la personne adoptée par un citoyen le 1er janvier 1947 ou subséquemment, lorsqu’elle était âgée de dix-huit ans ou plus, si les conditions suivantes sont remplies :

5 (2) Subject to subsections (3) and (4), the Minister shall, on application, grant citizenship to a person who, while at least 18 years of age, was adopted by a citizen on or after January 1, 1947, was adopted before that day by a person who became a citizen on that day, or was adopted before April 1, 1949 by a person who became a citizen on that later day further to the union of Newfoundland and Labrador with Canada, if

a) il existait un véritable lien affectif parent-enfant entre l’adoptant et l’adopté avant que celui-ci n’atteigne l’âge de dix-huit ans et au moment de l’adoption;

(a) there was a genuine relationship of parent and child between the person and the adoptive parent before the person attained the age of 18 years and at the time of the adoption; and

b) l’adoption satisfait aux conditions prévues aux alinéas (1)c) à d).

(b) the adoption meets the requirements set out in paragraphs (1)(c) to (d).

[15] L’agent a conclu qu’il n’existait pas de véritable lien affectif parent-enfant entre la demanderesse et sa mère adoptive avant que la demanderesse atteigne l’âge de dix-huit ans et au moment de son adoption.

[16] La demanderesse soulève plusieurs arguments pour réfuter les conclusions de l’agent. Son principal argument est que l’agent a adopté, à tort, une approche binaire à l’égard de l’alinéa 5.1(2)a), en concluant que la demanderesse n’a pu créer un véritable lien affectif parent-enfant entre elle et sa mère adoptive, car elle a maintenu des liens avec ses parents biologiques.

[17] Je commencerai mon analyse en tentant de répondre à la question suivante : Qu’entend-on par un véritable lien affectif parent-enfant au sens de l’alinéa 5.1(2)a)? La jurisprudence sur cette question est peu abondante. La demanderesse demande à la Cour de se fonder sur des affaires qui portent sur des adoptions qui ont été faites dans des contextes différents, à savoir des adoptions outre-mer et des adoptions d’enfants mineurs. Or, la plupart de ces affaires renseignent davantage sur ce qui n’est pas un véritable lien affectif parent-enfant que sur ce qui en est.

[18] De plus, ces affaires semblent être davantage centrées sur la question de savoir si l’adoption « ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté », une exigence énoncée à l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi.

[19] L’une des affaires invoquées par la demanderesse est l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Young, 2016 CAF 183 [Young], qui porte sur l’adoption d’un enfant mineur à l’étranger. Tout comme dans le cas de l’adoption d’un adulte, la Loi exige, là aussi, que le demandeur, en pareilles situations, montre que l’adoption a créé un véritable lien affectif parent-enfant. Après avoir examiné les débats parlementaires sur la modification qui a été apportée à la Loi en 2007, afin de permettre aux enfants adoptés à l’étranger d’avoir directement accès à la citoyenneté comme c’était le cas pour les enfants nés à l’étranger de citoyens canadiens, la Cour d’appel fédérale a ajouté ce qui suit :

[11] Ces extraits démontrent que la législation visait à donner un avantage aux Canadiens adoptant des enfants à l’étranger, tout en faisant rempart à certains abus possibles. Parmi ces derniers, mentionnons principalement la possibilité d’adoptions de convenance, c’est-à-dire celles visant principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. Cependant, la Loi doit être interprétée de façon à ce que la recherche de pratiques abusives ne prive pas les Canadiens des avantages prévus par les modifications législatives.

[Non souligné dans l’original.]

[20] La Cour d’appel fédérale s’est ensuite demandé ce qu’il fallait entendre par adoption de convenance, une expression qui, selon elle, « souffre de l’association avec le “mariage de convenance” », et elle a conclu que l’analogie avec le mariage de convenance « ne tient plus ». La Cour a ajouté ce qui suit :

[14] La conviction que l’adoption est une adoption de convenance ne doit pas uniquement être fondée sur la connaissance des avantages acquis par l’adoption. Chaque parent adoptant un enfant d’un pays moins nanti que le Canada sera conscient des avantages que l’enfant aura au Canada par rapport à son pays de naissance. Si tel était le critère, il n’y aurait pas de véritables adoptions conformes aux conditions énoncées dans la Loi. La question n’est pas la connaissance des avantages relatifs de la vie au Canada, mais l’engagement du parent adoptif à élever l’enfant comme son propre enfant et à combler ses besoins matériels et affectifs.

[Non souligné dans l’original.]

[21] La demanderesse fait valoir que la dernière phrase du paragraphe cité ci-dessus est sans doute la déclaration de la Cour d’appel fédérale qui définit le mieux ce qu’est un véritable lien affectif parent-enfant créé par l’adoption.

[22] Le défendeur n’offre pas d’autre définition, mais demande plutôt à la Cour de prendre acte du fait qu’il ne suffit pas de démontrer que la mère adoptive prend soin de la demanderesse : Alvarado Dubkov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 679 [Dubkov].

[23] Je note toutefois que la Cour, au paragraphe 19 de la décision Dubkov, a insisté sur le fait qu’il incombe au demandeur « de produire des éléments de preuve pour établir qu’un véritable lien affectif parent‑enfant existait au moment indiqué », en montrant que son ou ses parents adoptifs « avaient assumé le rôle de parents dans sa vie non seulement sur le plan juridique, mais également sur le plan pratique (Rai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 77, au paragraphe 21) ».

[24] Je note par ailleurs que, dans une autre affaire invoquée par la demanderesse, soit l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Dufour, 2014 CAF 81 [Dufour], la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

[55] Une adoption de complaisance ne vise que la situation où les parties (l’adopté ou l’adoptant) n’ont pas une véritable intention de créer un lien de filiation. C’est celle où la réalité ne correspond pas aux apparences. C’est un stratagème dont le but est de contourner les exigences de la Loi ou de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

[Non souligné dans l’original.]

[25] La notion voulant qu’une adoption de complaisance « ne reflète pas la réalité » est également réitérée au paragraphe 16 de l’arrêt Young.

[26] En me fondant sur la jurisprudence précitée, je conclus que l’évaluation visant à déterminer si l’adoption a créé un véritable lien affectif parent-enfant au sens de l’alinéa 5.1(2)a) devrait se faire, compte tenu des questions suivantes :

  • a.le parent adoptif s’est-il engagé à élever l’enfant comme son propre enfant et à satisfaire ses besoins matériels et affectifs;

  • b.le parent adoptif a-t-il assumé le rôle de parent dans la vie du demandeur, non seulement sur le plan juridique, mais aussi sur le plan pratique;

  • c.le lien d’adoption reflète-t-il la réalité?

[27] En appliquant ce cadre d’analyse en l’espèce, je note que la demanderesse a présenté de nombreux éléments de preuve – qui ont été acceptés par l’agent – indiquant qu’elle habitait avec sa mère adoptive depuis 2010 et qu’elle a créé, au fil des ans, de solides liens avec sa mère adoptive en l’absence physique de ses parents biologiques. L’agent a conclu que la mère adoptive [traduction] « a fait un travail remarquable en procurant un foyer stable [à la demanderesse], en donnant la priorité à son éducation, ainsi qu’en veillant à ce que [la demanderesse] soit nourrie et vêtue et à ce qu’elle ne s’associe pas à des groupes indésirables ». Je suis d’avis que ces éléments de preuve tendent à démontrer que Mme Agbi s’est engagée à élever la demanderesse et à satisfaire ses besoins matériels et affectifs depuis 2010 et que, sur le plan pratique, elle a assumé le rôle de parent de la demanderesse en l’absence de ses parents biologiques. Comme l’indique la demanderesse dans sa réponse à la lettre d’équité procédurale, le soutien qu’elle a reçu de Mme Agbi, laquelle a su lui apporter la stabilité dont elle avait tant besoin, témoigne bien de la réalité du lien qui a été créé.

[28] Néanmoins, l’agent a conclu que l’adoption n’avait pas créé un véritable lien affectif parent-enfant. Cette conclusion semble aller à l’encontre de conclusions que l’agent avait formulées précédemment selon lesquelles la tante de la demanderesse avait assumé le rôle de « parent » en l’absence des parents biologiques de la demanderesse et avait [traduction] « accepté ce rôle sans réserve ».

[29] Plus important encore, je juge déraisonnable la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse n’a pu démontrer l’existence d’un véritable lien affectif parent-enfant du fait qu’elle maintenait toujours des liens avec sa mère biologique.

[30] Il convient de mentionner que, selon l’ordonnance d’adoption rendue par la Cour de justice de l’Ontario, les éléments de preuve qui ont été présentés à l’agent confirmaient que le lien de filiation entre la demanderesse et ses parents biologiques avait été rompu.

[31] Le rejet de la demande par l’agent était fondé en grande partie sur les liens continus entre la demanderesse et sa mère biologique. Dans la décision, l’agent a déclaré ceci : [traduction] « les parents biologiques ne devraient plus jouer le rôle de parents de la personne adoptée après l’adoption » et la demanderesse [traduction] « a fourni peu de preuve du contraire ». L’agent a confirmé cette thèse dans son affidavit, qui a été présenté à la Cour et dans lequel il a déclaré ce qui suit : [traduction] « Mon rejet de la demande est fondé en partie sur la preuve indiquant que la mère d’Ivana a continué sur une base presque quotidienne de s’informer de l’état d’Ivana, ainsi que sur le fait que je ne suis pas convaincu que le lien parent-enfant entre Ivana et sa mère ait été rompu ».

[32] Le défendeur fait valoir qu’il n’y a rien de déraisonnable à ce que l’agent tienne compte du fait que la demanderesse n’a pas rompu ses liens avec sa mère biologique. Le défendeur prétend que la présence continue de la mère biologique dans la vie de la demanderesse signifie que cette dernière n’a pu prouver qu’un lien parent-enfant s’était créé entre elle et sa mère adoptive avant qu’elle ait 18 ans.

[33] En toute déférence, je juge que cet argument du défendeur est sans fondement.

[34] Mon examen de la jurisprudence n’a jusqu’à maintenant mis en lumière aucune affaire indiquant que la personne adoptée doit d’abord rompre tout lien relationnel (autre que le lien de filiation) avec ses parents biologiques pour démontrer qu’elle a créé un véritable lien affectif parent-enfant avec ses parents adoptifs.

[35] Je conviens également avec la demanderesse que l’agent, en exigeant la rupture des liens relationnels avec les parents biologiques, semble avoir ajouté une exigence qui ne figure pas dans le libellé de la Loi et du Règlement. Dans la décision, l’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Selon le droit canadien, l’adoption plénière a pour effet de rompre intégralement et de façon permanente le lien de filiation qui existait entre les parents biologiques et l’enfant adopté, lequel devient l’enfant à part entière du parent adoptif. Il est donc important que les deux parties à l’adoption connaissent les particularités juridiques de l’adoption au Canada.

[36] L’agent n’a pas expressément cité le « droit canadien » pour étayer ses conclusions. Comme le souligne la demanderesse, toutefois, les dispositions pertinentes sont énoncées dans le Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246 [le Règlement], qui exigent que le lien de filiation entre l’adopté et ses parents biologiques soit rompu (articles 5.1, 5.2 et 5.3).

[37] Le fait que le Règlement exige uniquement la rupture du lien de filiation a été souligné par notre Cour dans l’affaire Martinez Garcia Rubio c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2011 CF 272 [Garcia Rubio]. Dans cette affaire, la juge Simpson, tel était alors son titre, a conclu que l’agent avait commis une erreur parce que « les motifs n’expliquent pas la pertinence de la conclusion selon laquelle [traduction] “les liens avec vos parents biologiques n’ont pas été rompus” ». Comme l’a expliqué la juge Simpson, « [i]l s’agit d’un point important parce que la loi porte sur des “liens juridiques”, qui ont clairement été rompus lorsque les parents du demandeur ont consenti à l’adoption » : Garcia Rubio au para 7.

[38] De plus, dans le contexte de la présente affaire plus précisément, le fait que l’agent se soit fondé sur le lien entre la demanderesse et sa mère biologique pour rejeter la demande va à l’encontre de ses propres déclarations selon lesquelles [traduction] « des liens et des contacts continus peuvent toujours être maintenus entre les parents biologiques et l’enfant adopté » après l’adoption et que « certaines cultures favorisent le partage des responsabilités parentales ». Certains éléments de preuve présentés à l’agent soulignaient le rôle important de la culture dans le façonnement des liens entre la demanderesse, sa mère biologique et sa mère adoptive. De fait, l’agent a admis les « antécédents culturels » que la demanderesse avait expliqués durant l’entrevue et qu’elle a réitérés dans sa lettre du 31 octobre 2019. Il était déraisonnable pour l’agent, d’une part, d’accepter que la culture puisse influencer ces liens et, d’autre part, de réprouver le maintien de liens continus en dépit de cette influence.

[39] Bien que je convienne avec le défendeur qu’il ne suffit pas de démontrer que la mère adoptive prend soin de la demanderesse, je ne donne pas à la décision Dubkov une interprétation qui corrobore son argument selon lequel [traduction] « le lien parent-enfant préexistant doit être rompu » – autrement que sur le plan juridique.

[40] Je ne suis pas non plus d’accord avec le défendeur pour dire que, s’il suffisait de démontrer la rupture du lien de filiation, il n’y aurait alors pas lieu de mener une analyse plus approfondie. Au contraire, l’agent doit statuer sur la question centrale, à savoir si l’adoption a créé un véritable lien affectif parent-enfant. Je suis toutefois d’avis que le lien entre le demandeur et ses parents biologiques n’est pas un facteur déterminant dans l’évaluation de la question. L’analyse fondée sur l’alinéa 5.1(2)a) devrait plutôt être toujours centrée sur le lien entre la demandeur et ses parents adoptifs.

[41] Si la thèse du défendeur était retenue, il en résulterait un défi inéquitable et disproportionné pour les demandeurs qui sont adoptés par des membres de leur famille proche. Il est en effet plus probable que la personne qui est adoptée dans de telles circonstances maintienne des liens avec ses parents biologiques que la personne adoptée par des personnes non apparentées par le sang. Exiger des personnes adoptées par des membres de leur famille qu’elles rompent tout lien avec leurs parents biologiques n’est pas toujours possible et pourrait même ne pas être dans leur intérêt supérieur.

[42] Le proverbe africain selon lequel il faut un village pour élever un enfant témoigne d’une philosophie qui est commune à de nombreuses cultures – y compris à celle de la demanderesse – selon laquelle l’éducation des enfants est une responsabilité qui va au-delà de la famille nucléaire. En rejetant la demande parce que la demanderesse a maintenu des liens avec sa mère biologique, l’agent a ajouté une exigence qui ne figure pas dans le libellé de la Loi ou du Règlement, tout en omettant de tenir dûment compte des antécédents culturels pertinents de la demanderesse.

[43] En se concentrant sur le lien entre la demanderesse et sa mère biologique, et en écartant la preuve montrant l’existence d’un lien étroit entre la demanderesse et Mme Agbi, laquelle assumait concrètement le rôle de parent de la demanderesse depuis 2010, l’agent a conclu de manière déraisonnable que l’adoption en cause n’avait pas créé de véritable lien affectif parent-enfant.

B. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que l’objectif premier de l’adoption était d’acquérir un privilège relatif à l’immigration ou à la citoyenneté?

[44] L’agent a reconnu que la mère adoptive de la demanderesse a fait un [traduction] « travail remarquable » en procurant à la demanderesse un foyer stable et qu’il était [traduction] « physiquement impossible » pour la mère biologique de la demanderesse d’assurer le rôle de parent. L’agent a toutefois examiné le dossier d’immigration de la demanderesse, notamment sa demande d’asile et sa demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire qui avaient été rejetées, et a conclu qu’il [traduction] « n’était pas déraisonnable de conclure que la demanderesse s’est tournée vers l’adoption pour acquérir la citoyenneté canadienne ».

[45] En formulant cette conclusion, l’agent a commis une erreur.

[46] Comme le fait valoir la demanderesse, et je souscris à cette thèse, le critère à remplir pour conclure que l’objectif principal d’une adoption était d’acquérir un privilège relatif à l’immigration est très élevé, et exige essentiellement qu’il soit démontré qu’un plan a été conçu en vue de contourner les lois sur l’immigration ou de créer un « semblant » d’adoption.

[47] Comme l’a également souligné la demanderesse, avant que la Cour d’appel fédérale rende sa décision dans l’arrêt Dufour, notre Cour a conclu que, « [c]omme dans le cas d’un soi‑disant “mariage de convenance” (dans le cadre duquel deux personnes qui ne se connaissent absolument pas font semblant d’entretenir une relation conjugale illusoire de façon à admettre un conjoint temporaire au Canada), les citoyens canadiens, dans le cas d’une “adoption de convenance” prétendraient adopter un enfant inconnu de façon à l’amener au Canada en échange d’une récompense financière. À coup sûr, tel n’est pas ici le cas » : Perera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1047 (CanLII); [2001] ACF no 1443 (QL), au para 14.

[48] De même, au paragraphe 55 de l’arrêt Dufour, la Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit :

Une adoption de complaisance ne vise que la situation où les parties (l’adopté ou l’adoptant) n’ont pas une véritable intention de créer un lien de filiation. C’est celle où la réalité ne correspond pas aux apparences. C’est un stratagème dont le but est de contourner les exigences de la Loi ou de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

[49] Comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour d’appel fédérale a également confirmé, dans l’arrêt Young, que « [l]a conviction que l’adoption est une adoption de convenance ne doit pas uniquement être fondée sur la connaissance des avantages acquis par l’adoption ».

[50] En l’espèce, je conviens avec la demanderesse que l’agent a commis une erreur en faisant abstraction du fait que l’objectif premier de l’adoption était que Mme Agbi voulait procurer une stabilité dans la vie de la demanderesse et que cette dernière croyait que l’adoption était dans son intérêt supérieur.

[51] Lorsque, durant l’entrevue, l’agent a interrogé Mme Agbi sur les raisons pour lesquelles elle avait adopté la demanderesse, Mme Agbi a répondu : [traduction] « J’en ai discuté avec sa mère. Je suis une personne très organisée et je n’aime pas qu’Ivana n’ait pas de stabilité ». Dans sa réponse écrite à la lettre d’équité procédurale, la demanderesse a décrit Mme Agbi comme étant sa mère [traduction] « sur des aspects bien trop nombreux pour qu’elle puisse tous les expliquer », en notant qu’il était « physiquement impossible » pour sa mère biologique d’être la mère que la demanderesse savait qu’elle pouvait être et que son père biologique avait choisi [traduction] « un mode de vie qui faisait en sorte qu’il lui était pratiquement impossible d’être parent ». La demanderesse a également expliqué que ses parents avaient décidé qu’elle irait vivre au Canada avec sa tante, non pas pour des raisons financières ou parce qu’ils voulaient que leur fille vive dans un « pays industrialisé », puisque la demanderesse est américaine de naissance et qu’elle a également droit à la citoyenneté britannique. La demanderesse a indiqué que ses parents avaient pris cette décision [traduction] « dans l’intérêt supérieur de leur enfant unique ». La demanderesse a également indiqué que l’adoption par sa tante lui avait offert le « foyer stable » auquel elle avait aspiré toute sa vie.

[52] L’agent n’a pas tenu compte de l’explication de la demanderesse selon laquelle l’objectif principal de l’adoption était l’intérêt supérieur de la demanderesse, notant que cette notion ne s’applique pas à la demanderesse puisqu’elle a été adoptée à l’âge adulte. Je conviens avec la demanderesse que c’était une erreur. Bien que la Loi exige que l’adoption d’un mineur soit faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant, cela ne signifie pas que l’intérêt supérieur de la demanderesse n’était pas un facteur pertinent dans sa décision d’aller de l’avant avec l’adoption.

[53] L’agent a également rejeté l’explication voulant que l’adoption ait procuré une stabilité à la demanderesse, en déclarant que celle-ci aurait pu aller vivre au Royaume-Uni avec sa mère biologique et qu’elle a fourni peu d’éléments de preuve démontrant que sa vie au Royaume-Uni aurait été instable. Mis à part le caractère conjectural de cette déclaration, je conviens avec la demanderesse que ce n’était pas une raison de rejeter les éléments de preuve fournis par la demanderesse et Mme Agbi, car ceux-ci concernent l’objectif principal de l’adoption.

[54] Lors de l’audience, le défendeur a remis en question toute la notion de stabilité comme fondement de l’adoption. Le défendeur a soutenu que les éléments de preuve n’indiquaient pas que la vie de la demanderesse était instable. Sa mère adoptive lui procurait au contraire un bon foyer familial stable. La seule instabilité venait du fait que la demanderesse n’avait aucun statut juridique, ce que l’adoption visait à corriger.

[55] Je rejette cette argument. Tout d’abord, il ne s’agit pas du motif invoqué par l’agent pour rejeter la demande, car l’agent n’a jamais examiné l’objectif de la stabilité invoqué par la demanderesse et sa mère adoptive, si ce n’est que pour déclarer que la demanderesse aurait pu trouver une stabilité ailleurs. De plus, comme l’a confirmé la Cour d’appel fédérale, le simple fait que l’adoption confère des avantages ne signifie pas qu’elle a été faite à des fins d’immigration.

[56] Le seuil que la Cour d’appel fédérale a établi pour conclure que l’adoption a été créée dans le but d’acquérir un statut relatif à l’immigration est élevé. En ne tenant pas compte des explications fournies par la demanderesse et sa mère adoptive pour justifier l’adoption, l’agent a conclu de manière déraisonnable que l’objectif principal de l’adoption était d’acquérir la citoyenneté canadienne.

IV. Conclusion

[57] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[58] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier T-805-20

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre agent.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-805-20

 

INTITULÉ :

IVANA EKHATOR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 août 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 septembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Tara McElroy

 

Pour la demanderesse

 

Lorne McClenaghan

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tara McElroy

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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