Dossiers : IMM‑7255‑19
IMM‑7257‑19
Référence : 2022 CF 1327
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2022
En présence de monsieur le juge Ahmed
Dossier : IMM‑7255‑19 |
ENTRE : |
ZHENGDONG LI |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
Dossier : IMM‑7257‑19 |
ET ENTRE : |
LEJUN LIU |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Les demandeurs, Zhengdong Li (« M. Li »
) et Lejun Liu (« M. Liu »
), sollicitent le contrôle judiciaire des décisions du 18 novembre 2019, par lesquelles un agent d’immigration (« l’ agent »
) à l’emploi d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (« IRCC »
) a rejeté leurs demandes de visa de résident permanent présentées dans le cadre du programme de la catégorie « démarrage d’entreprise » (la « CDE »). Les deux demandes de contrôle judiciaire sont fondées sur les mêmes observations. Par conséquent, un seul ensemble de motifs est nécessaire.
[2] Les décisions de l’agent sont essentiellement les mêmes et elles soulèvent les mêmes questions. L’agent a conclu que les demandeurs ne participaient pas au programme de la CDE dans le but premier d’exploiter une entreprise, mais plutôt dans l’espoir d’obtenir un statut ou un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (« la LIPR »
), aux termes de l’alinéa 89b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (« le RIPR »
).
[3] Les demandeurs soutiennent que les décisions de l’agent sont déraisonnables et que celui‑ci a porté atteinte à leur droit à l’équité procédurale.
[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les décisions de l’agent sont raisonnables et équitables sur le plan procédural. Les demandes de contrôle judiciaire seront donc rejetées.
II. Les faits
A. Les demandeurs
[5] M. Li est un citoyen de la Chine âgé de 34 ans. M. Liu est un citoyen de la Chine âgé de 53 ans. Ensemble, ils ont présenté une demande de visa de résident permanent dans le cadre du programme de la CDE.
[6] En février 2018, M. Li est venu au Canada pour explorer les possibilités d’affaires. Un consultant en immigration lui a présenté un incubateur d’entreprises, Spark Commercialization and Innovation Centre (le Centre Spark), situé à Oshawa, en Ontario. Au Centre Spark, M. Li a fait la connaissance d’Ishaan Singla (« M. Singla »
), un résident permanent du Canada et un client du Centre.
[7] Les demandeurs affirment que grâce aux ressources du Centre Spark, M. Singla a élaboré deux dispositifs de localisation ayant des propriétés différentes : l’un est un dispositif médical, connu sous le nom commercial de « WeTraq »
, et l’autre est un dispositif de localisation plus général qui se fonde sur une technologie différente de celle de « WeTraq »
, et est connu sous le nom de « TabGPS »
. Ils soutiennent que M. Singla disposait de très peu de ressources pour exploiter son entreprise et qu’il cherchait des investisseurs et d’autres occasions d’affaires. Les demandeurs prétendent qu’ils ont dit à M. Singla qu’ils ne pouvaient pas l’aider à développer un marché pour WeTraq en Chine, en raison des longs délais et des dépenses associées à l’approbation d’un dispositif médical sur le marché chinois, mais qu’ils étaient très intéressés par l’idée d’y développer un marché pour TabGPS.
[8] Selon les demandeurs, en mai 2018, M. Singla s’est rendu en Chine avec des représentants du Centre Spark, afin d’y présenter WeTraq à des partenaires d’affaires éventuels. M. Liu se serait réuni avec M. Singla pour discuter de la création d’un produit de localisation différent. À partir de cette réunion, M. Singla a commencé à collaborer avec M. Liu. Les demandeurs affirment qu’ils ont tous les deux l’expérience professionnelle nécessaire pour appuyer le développement de TabGPS et qu’ils possèdent notamment des aptitudes en analyse de données, en fabrication, en marketing et en gestion de la chaîne d’approvisionnement dans le contexte chinois.
[9] En octobre 2018, les demandeurs et M. Singla ont créé l’entreprise « TabGPS »
. Le Centre Spark leur a ensuite délivré un certificat d’engagement le 8 novembre 2018.
[10] Le 11 décembre 2018, les demandeurs ont présenté des demandes de visa de résident permanent dans le cadre du programme de la CDE et y ont joint le certificat d’engagement. Le dossier contient également des reçus, datés du 9 novembre 2018, démontrant que les demandeurs ont chacun prêté à M. Singla 50 000 $, [TRADUCTION]° « à valoir sur le prix de souscription d’actions ordinaires de catégorie A du capital de TabGPS Inc. »
Ces reçus indiquent que les prêts ne seront pas remboursés si les demandeurs n’obtiennent pas le statut de résident permanent au Canada.
B. La lettre d’équité procédurale et le comité d’examen par les pairs
[11] Lors de la première évaluation des demandes, l’agent avait des doutes sur l’admissibilité des demandeurs au programme de la CDE. Plus précisément, il se doutait que l’entreprise TabGPS avait été créée à titre de deuxième [TRADUCTION]° « nouvelle »
entreprise, afin de permettre aux demandeurs d’être admissibles au programme de la CDE, dans le but d’obtenir la résidence permanente au Canada. Pour dissiper ces doutes et vérifier si le Centre Spark avait fait preuve d’une diligence raisonnable dans le cadre du processus d’engagement, l’agent a demandé un examen par les pairs le 26 avril 2019. Les notes versées au Système mondial de gestion des cas (le « SMGC »
), datées du 26 avril 2019, mentionnent ce qui suit :
[traduction]
À ma connaissance, WeTraq n’a qu’un seul fondateur et PDG : M. Ishaan Singla. Les entreprises TabGPS et WeTraq semblent offrir le même produit et viser la même clientèle. Elles sont enregistrées au même endroit.
[…]
Ma préoccupation est que M. Singla avait besoin d’investisseurs pour WeTraq et que les deux demandeurs voulaient immigrer au Canada et avaient des fonds à investir. Les demandeurs ne pouvaient pas simplement se joindre à l’équipe de WeTraq, car, pour être admissible au programme, il faut DÉMARRER une nouvelle entreprise, et non pas se joindre à une entreprise qui est déjà constituée depuis plus de deux ans. Je me doute que TabGPS a été créée afin que les demandeurs obtiennent leur statut de résident permanent et qu’elle ne sera jamais exploitée, puisque l’entreprise réelle est WeTraq.
Je suis préoccupé par le fait que le Centre Spark a remis un [certificat d’engagement] à une entreprise (TabGPS) qui est en concurrence directe avec une autre entreprise qu’il soutient depuis plus de deux ans (WeTraq). Cela m’amène à douter que le Centre Spark ait fait preuve d’une diligence raisonnable dans son évaluation de l’entreprise TabGPS, des demandeurs qui y sont liés et des fonds investis.
Je suis préoccupé par le fait qu’à la section 7, le représentant du Centre Spark qui a rempli le [certificat d’engagement] a déclaré que le Centre n’avait aucun lien avec quiconque chez TabGPS et qu’il n’avait jamais fait affaire avec quiconque chez TabGPS. Cela me semble être une fausse déclaration, puisqu’à la date où le [certificat d’engagement] a été délivré, le Centre Spark travaillait avec M. Ishaan Singla depuis plus de deux ans.
Un examen par les pairs a été demandé afin de vérifier si le Centre avait exercé une diligence raisonnable et s’il était normal pour un organisme membre de la CABI de soutenir, en même temps, deux entreprises différentes qui étaient tellement similaires qu’elles seraient des concurrentes directes.
Les demandeurs sont avisés qu’un examen par les pairs a été demandé.
[12] Dans un rapport daté du 6 août 2019, le comité d’examen par les pairs a confirmé les doutes de l’agent. Plus précisément, il a conclu que le plan d’affaires fourni n’était pas à jour et qu’il ne démontrait pas qu’une diligence raisonnable avait été exercée; qu’aucun statut constitutif ni document opérationnel connexe n’avaient été fournis; qu’il y avait un manque de cohérence générale concernant la clientèle cible de l’entreprise; que la demande ne montrait pas comment TabGPS obtiendrait une licence d’utilisation de la propriété intellectuelle de WeTraq et qu’il n’y avait aucune autre solution viable si aucune entente ne pouvait être conclue quant à la propriété intellectuelle; et que l’entité désignée n’avait aucune information sur les états financiers prévisionnels et le financement de l’entreprise. Le comité d’examen par les pairs a également mentionné ce qui suit :
[traduction]
TabGPS et WeTraq sont des entreprises qui ont le même fondateur/président‑directeur général, le même produit, la même propriété intellectuelle et la même clientèle cible. Un tel degré de concurrence directe entre des entreprises ayant le même incubateur/accélérateur n’est pas normal. [...] À la section 7 du certificat d’engagement, [l’entité désignée] a déclaré qu’elle ne connaissait personne chez TabGPS, et il a été confirmé que cette déclaration était fausse, puisque le fondateur et président‑directeur général de l’entreprise est le même que WeTraq.
[13] Le 5 septembre 2019, l’agent a envoyé une lettre d’équité procédurale aux demandeurs, dans laquelle il les a avisés du résultat de l’examen par les pairs, leur a souligné les doutes qu’il avait concernant leurs demandes présentées dans le cadre du programme de la CDE et leur a donné l’occasion de dissiper ces doutes. Premièrement, dans cette lettre d’équité procédurale, l’agent a mentionné qu’il se doutait que les demandeurs étaient visés par l’alinéa 89b) du RIPR, en raison de l’existence de WeTraq, une entreprise très semblable à TabGPS, qui était soutenue par la même entité désignée et qui appartenait à M. Singla, l’un des fondateurs de TabGPS; des reçus indiquant que chacun des demandeurs avait prêté 50 000 $ à M. Singla; et du résultat de l’examen par les pairs. Deuxièmement, la lettre mentionnait que l’agent se doutait que les demandeurs avaient fait une présentation erronée aux termes de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR.
[14] Le 1er octobre 2019, le consultant en immigration des demandeurs a répondu à la lettre d’équité procédurale. Il a joint à cette réponse une lettre du président et directeur général du Centre Spark, qui répondait aux allégations soulevées dans le rapport du comité d’examen par les pairs.
C. La décision faisant l’objet du contrôle
[15] La réponse des demandeurs n’a pas permis de dissiper les doutes entretenus par l’agent. Dans deux lettres identiques datées du 18 novembre 2019, celui‑ci a rejeté les demandes de visa de résident permanent que les demandeurs avaient présentées dans le cadre du programme de la CDE. L’agent a conclu que les demandeurs étaient visés par l’alinéa 89b) du RIPR et qu’ils ne participaient pas au programme dans le but principal d’exploiter une entreprise, mais plutôt dans l’espoir d’obtenir un statut ou un privilège sous le régime de la LIPR.
[16] L’agent a conclu que le but principal des demandeurs lorsqu’ils ont conclu une opération avec l’entité désignée, le Centre Spark, n’était pas de développer le projet TabGPS comme il était décrit dans le certificat d’engagement. Il s’est rangé du côté du comité d’examen par les pairs, qui avait conclu que WeTraq et TabGPS avaient le même président‑directeur général, essentiellement le même produit ainsi que la même clientèle et la même technologie. L’agent a mentionné que le scénario présenté dans la réponse des demandeurs à la lettre d’équité procédurale manquait de crédibilité. Dans leur réponse, les demandeurs ont mentionné que TabGPS et WeTraq étaient des entreprises différentes, avec des marchés différents et des technologies différentes, mais pourtant, la description faite de TabGPS dans cette réponse différait de celle faite dans le certificat d’engagement initialement soumis à IRCC.
[17] L’agent n’était pas convaincu non plus par l’explication du Centre Spark concernant le fait qu’il avait indiqué dans le certificat d’engagement qu’il n’avait aucun lien avec quiconque dans le marché, alors qu’il soutenait M. Singla et WeTraq. Enfin, l’agent a mentionné l’absence de documents d’entreprise à l’appui, comme des recherches sur le marché et des projets de croissance réalisés avant la délivrance du certificat d’engagement, qui auraient permis de démontrer que TabGPS avait été créée comme une entreprise distincte de WeTraq dès le départ.
III. La question préliminaire : l’affidavit de M. Liu
[18] Le défendeur mentionne que, pour appuyer ses arguments, M. Li se fonde sur les explications contenues dans l’affidavit de M. Liu, qui est joint à son propre affidavit. Selon le défendeur, cette façon de faire est inappropriée pour deux raisons : a) dans son affidavit, M. Liu fournit une preuve sous‑dérivée concernant M. Li, qui était en mesure de fournir cette preuve directement; et b) l’affidavit de M. Liu semble étayer la cause en fournissant de nouveaux détails et de nouvelles explications qui n’ont pas été présentés à l’agent (Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 13‑28). Les demandeurs soutiennent que, puisqu’ils n’ont pas eu l’occasion de participer activement au processus d’examen par les pairs, on ne devrait pas leur reprocher d’avoir fourni une explication qui aurait été explicite s’ils avaient eu la chance de s’exprimer.
[19] Je conviens que M. Li aurait dû fournir sa preuve directement, mais vu la nature conjonctive de la présente affaire ainsi que le chevauchement du contexte factuel de la situation de MM. Li et Liu, la description des événements dans les deux affidavits est très similaire. Je suis toutefois d’accord avec le défendeur pour dire que les demandeurs ne peuvent pas étayer leur cause en se fondant sur une preuve par affidavit qui fournit de nouveaux détails et de nouvelles explications dont l’agent ne disposait pas. Je n’accorderai donc aucun poids à ces explications supplémentaires, car elles n’ont pas été présentées à l’agent et elles n’auraient pas dû être incluses à l’affidavit de M. Liu.
IV. Le régime législatif : le programme de la CDE
[20] En mars 2013, le gouvernement du Canada a lancé le programme de la CDE, qui fournit une voie vers la résidence permanente aux entrepreneurs qui cherchent à démarrer leur entreprise au Canada. Les modifications au RIPR visant à incorporer le programme de la CDE dans les articles 98.01 à 98.13 sont entrées en vigueur le 11 avril 2018. Le paragraphe 98.01(1) du RIPR prévoit ce qui suit :
|
|
[21] Afin d’être considéré comme un participant au programme de la CDE, le demandeur doit satisfaire aux exigences énoncées au paragraphe 98.01(2) du RIPR. Comme mon collègue le juge Little l’a récemment résumé au paragraphe 13 de la décision Phan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 916 :
Selon le paragraphe 98.01(2) du RIPR, un étranger appartient à la catégorie « démarrage d’entreprise » si : a) il a obtenu un engagement d’une ou de plusieurs entités désignées en vertu du RIPR et satisfaisant à d’autres exigences; b) il a atteint un certain niveau de compétence linguistique; c) il dispose d’un certain montant en fonds transférables et disponibles; d) il a démarré une entreprise admissible au sens de l’article 98.06.
[22] Le paragraphe 98.04(1) du RIPR prévoit qu’un engagement, soit un engagement pris entre l’entité désignée et le demandeur, confirme que l’entreprise de ce dernier participe bien au programme de l’entité désignée ou a bien été acceptée dans le programme. Aux termes du paragraphe 98.08(1), l’agent peut refuser de délivrer un visa de résident permanent s’il n’est pas convaincu que l’entité désignée a évalué le demandeur et son entreprise conformément aux normes de l’industrie :
|
|
[23] En vertu de l’article 98.09, l’agent peut demander qu’un engagement soit évalué de façon indépendante par un comité d’examen par les pairs. Ce type de demande peut être fait si l’agent est d’avis qu’une évaluation indépendante serait utile au processus de demande.
[24] Selon l’alinéa 89b) du RIPR, le demandeur qui présente une demande au programme de la CDE doit convaincre l’agent qu’il ne souhaite pas participer au programme dans le but principal d’acquérir un statut ou un privilège sous le régime de la LIPR :
|
|
V. La question en litige et la norme de contrôle applicable
[25] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :
Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?
Les décisions de l’agent étaient‑elles raisonnables?
[26] Les demandeurs n’ont présenté aucune observation au sujet de la norme de contrôle. Le défendeur soutient que la norme de la décision correcte s’applique à la question de l’équité procédurale et que celle de la décision raisonnable s’applique aux décisions de l’agent. Je suis d’accord. Je conclus que la question de l’équité procédurale doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (Chemin de fer Canadien Pacifique) aux par 37‑56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). Le fond des décisions de l’agent est quant à lui assujetti à la norme de la décision raisonnable, conformément aux paragraphes 16 et 17 de l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov
).
[27] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de retenue, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12, 13, 75, 85). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment le résultat et le raisonnement, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision qui est raisonnable dans son ensemble doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).
[28] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une déficience suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les réserves qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui‑ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure »
(Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).
[29] En revanche, le contrôle selon la norme de la décision correcte ne commande aucune retenue. La cour appelée à statuer sur une question d’équité procédurale doit essentiellement se demander si la procédure était équitable, compte tenu de toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21‑28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au para 54).
VI. Analyse
A. L’équité procédurale
[30] Dans leurs observations, les demandeurs contestent l’équité du processus décisionnel. Ils soutiennent d’abord que la portée du processus d’examen par les pairs était ambiguë et s’écartait des normes d’équité procédurale. En particulier, le comité d’examen par les pairs s’est demandé si le Centre Spark avait fait preuve d’une diligence raisonnable, conformément aux exigences du programme de la CDE, et il a aussi apparemment établi la valeur de la demande de résidence permanente.
[31] Les demandeurs font également valoir que le processus d’examen par les pairs était vicié, parce qu’il s’agissait d’une procédure semblable à une audience et qu’ils n’ont pas eu de réelle possibilité d’y participer ni de faire part de leur opinion. Plus précisément, les demandeurs n’ont pas été invités à participer à la téléconférence du 1er août 2019 avec le comité d’examen par les pairs et les représentants du Centre Spark. Les conclusions du comité d’examen ont ensuite beaucoup influé sur l’appréciation que l’agent a faite du bien‑fondé de la demande présentée dans le cadre du programme de la CDE – ce qui a mené à des erreurs qui auraient pu être évitées si les demandeurs avaient pu participer au processus.
[32] Le défendeur affirme que l’obligation d’équité a été respectée en l’espèce. Les demandeurs ont reçu toute l’information pertinente, ont été avisés des doutes de l’agent concernant les demandes présentées dans le cadre du programme de la CDE grâce à la lettre d’équité procédurale et ont eu l’occasion d’y répondre. Le défendeur soutient que les arguments des demandeurs témoignent d’une mauvaise interprétation de l’objectif du processus d’examen par les pairs et du rôle de l’entité désignée (le Centre Spark) au titre du paragraphe 98.01(1) du RIPR. Le processus d’examen par les pairs est l’un des nombreux moyens dont disposent les agents pour mieux comprendre les demandes présentées dans le cadre du programme de la CDE et éclaircir leurs doutes. Le comité d’examen n’a jamais été chargé de déterminer la valeur des demandes présentées dans le cadre du programme de la CDE. Cette tâche incombait à l’agent.
[33] Je suis d’avis que le processus d’examen des demandes présentées dans le cadre du programme de la CDE était équitable. L’agent a soulevé des doutes quant aux demandes dans sa lettre d’équité procédurale, les demandeurs ont eu l’occasion d’y répondre pour dissiper les doutes et ils connaissaient la preuve à réfuter. Dans le contexte des demandes de visa, le degré d’équité procédurale dû par les agents aux demandeurs de visa se situe à l’extrémité inférieure du spectre (Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 440 au para 26 (Bui); Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (CAF) au para 41). Les demandeurs étaient tenus de démontrer qu’ils avaient droit à un visa au titre du programme de la CDE.
[34] Je ne souscris pas non plus aux arguments des demandeurs concernant le comité d’examen par les pairs. L’objectif du processus d’examen par les pairs n’est pas ambigu : le comité d’examen était chargé de déterminer si le Centre Spark avait faire preuve d’une diligence raisonnable dans son évaluation de TabGPS, et non de déterminer la valeur des demandes présentées dans le cadre du programme de la CDE. L’agent l’avait clairement mentionné dans le formulaire de demande d’examen par les pairs daté du 8 novembre 2019 :
[traduction]
Veuillez vérifier si le Centre Spark a fait preuve d’une diligence raisonnable dans son évaluation de l’entreprise TabGPS, des demandeurs et des fonds investis. Vérifier aussi s’il est normal pour un [incubateur d’entreprise] de soutenir, en même temps, deux entreprises différentes qui sont tellement similaires qu’elles seraient des concurrentes directes. Merci.
[35] La décision d’accueillir ou de rejeter les demandes présentées dans le cadre du programme de la CDE revenait à l’agent. Comme l’énonce le paragraphe 98.09(4) du RIPR, « [l]’agent qui demande une évaluation indépendante n’est pas lié par celle‑ci »
. Bien qu’un agent puisse tirer de l’information du processus d’examen par les pairs, il n’est pas lié par le résultat. Dans la décision Bui, au paragraphe 33, la Cour a confirmé que la décision d’accorder ou non une demande de visa revient à l’agent :
Même si le processus d’examen par les pairs était vicié, la décision d’accorder ou non la demande de visa revenait ultimement à l’agent. Par conséquent, l’agent était tenu, selon les circonstances, d’informer le demandeur de ses préoccupations. Comme les préoccupations de l’agent découlaient d’une exigence des Instructions ministérielles, à savoir qu’un demandeur ne doit pas conclure d’engagement dans le but d’acquérir un statut ou un privilège au titre de la Loi (paragraphe 2(5) des Instructions ministérielles), on pourrait soutenir que l’agent n’était pas obligé de transmettre ses préoccupations au demandeur. Or, en l’espèce, l’agent a soulevé cette préoccupation auprès du demandeur.
[36] À mon avis, les arguments des demandeurs témoignent d’un désaccord avec le processus qui est clairement énoncé dans le cadre législatif régissant le programme de la CDE. Je conclus qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce.
B. Le caractère raisonnable
[37] Les demandeurs soutiennent que l’agent s’est mépris sur les documents qu’ils ont présentés avec leurs demandes dans le cadre du programme de la CDE et qu’il a écarté une grande partie de la preuve qu’ils ont présentée en réponse à la lettre d’équité procédurale pour dissiper ses doutes. Ils font également valoir que l’agent a commis une erreur dans son application des dispositions législatives régissant le programme de la CDE. Plus précisément, les demandeurs contestent la conclusion de l’agent selon laquelle, pour être admissible au programme de la CDE, il faut démarrer une entreprise et non se joindre à une entreprise existante. Selon eux, l’agent a également commis une erreur en mentionnant qu’il n’est pas habituel dans l’industrie qu’un incubateur d’entreprise soutienne deux entreprises qui seraient des concurrentes directes. Les demandeurs avancent que l’évolution de WeTraq et de TabGPS témoigne d’une [TRADUCTION]°« synergie »
et d’un [TRADUCTION]°« soutien »
, qui sont l’essence d’un incubateur d’entreprise, et que les décisions de l’agent ne tiennent pas compte de la preuve qui établit que WeTraq et TabGPS ne sont pas des concurrentes directes – il s’agit de produits différents et de technologies et d’une clientèle différentes. Ils ajoutent que l’agent leur a reproché des éléments attribuables au Centre Spark, en particulier les incohérences entre leur demande et le certificat d’engagement.
[38] Le défendeur maintient que les arguments des demandeurs témoignent d’une confusion à l’égard du processus, qu’ils ne tiennent pas compte des aspects centraux des décisions de l’agent et qu’ils ne démontrent pas en quoi les décisions sont déraisonnables. Il mentionne que les décisions de l’agent ne concernent pas le Centre Spark et que les arguments des demandeurs à propos du manque de diligence raisonnable de la part du Centre témoignent d’une mauvaise interprétation de la situation. En outre, le défendeur conteste l’interprétation que font les demandeurs des dispositions législatives régissant le programme de la CDE, en particulier l’argument des demandeurs selon lequel un demandeur est admissible au programme s’il investit dans une entreprise existante ou se joint à une entreprise existante. Il souligne que le nom même du programme de la CDE met en évidence qu’il faut démarrer une entreprise.
[39] Je ne suis pas convaincu par les arguments des demandeurs. L’alinéa 98.01(2)a) du RIPR prévoit clairement qu’un étranger est considéré comme un participant au programme de la CDE « [s’]il a obtenu d’une ou de plusieurs entités désignées en vertu du paragraphe 98.03(1) un engagement qui date de moins de six mois au moment où la demande de visa de résident permanent est faite et [s’il] satisfait aux exigences de l’article 98.04 »
. Les demandeurs semblent laisser entendre que l’agent a commis une erreur dans son interprétation de la loi, mais je ne suis pas d’accord. Dans les notes du SMGC qui accompagnent les deux décisions, l’agent a clairement mentionné ceci :
[traduction]
Les demandeurs ne pouvaient pas simplement se joindre à l’équipe de WeTraq, car, pour être admissible au programme de la catégorie « démarrage d’entreprise », il faut DÉMARRER une nouvelle entreprise et non pas se joindre à une entreprise qui est déjà constituée depuis plus de deux ans. Je me doute que TabGPS a été créée afin que les demandeurs obtiennent leur statut de résident permanent au Canada [...]
[40] Par ailleurs, bien que les demandeurs aient présenté des observations sur la viabilité ou le succès potentiel de WeTraq et de TabGPS, il ne s’agit pas du critère énoncé à l’alinéa 89b) du RIPR, selon lequel les demandeurs doivent convaincre l’agent qu’ils ne participent pas au programme de la CDE dans le but principal d’acquérir un statut ou un privilège sous le régime de la LIPR. La description que les demandeurs font de l’évolution de leur entreprise n’étaye pas leur affirmation selon laquelle l’agent a commis une erreur dans son évaluation de leurs demandes pour le programme de la CDE. En fait, je conclus qu’il était raisonnable pour l’agent de mentionner que la description de l’entreprise TabGPS dans la première demande des demandeurs était la même que celle de l’entreprise WeTraq et que pourtant, cette description a changé dans leur réponse à la lettre d’équité procédurale. Dans sa décision, l’agent mentionne ce qui suit :
[traduction]
La réponse indique que TabGPS et WeTraq sont deux entreprises différentes qui utilisent des technologies différentes et ciblent des marchés différents. TabGPS permettra à ses clients de localiser leurs animaux de compagnie et leurs biens alors que WeTraq permet à ses clients de localiser leurs proches qui ont des problèmes de santé.
Selon la réponse donnée, le président‑directeur général de WeTraq, M. Ishaan Singla, s’est rendu compte qu’il y avait une deuxième occasion d’affaires dans le domaine de la localisation des animaux de compagnies et des biens. M. Singla a alors décidé de « créer une deuxième entreprise avec d’autres fondateurs, qui pourraient jouer un rôle important dans le développement de cette nouvelle entité ».
Je juge que cette explication n’est pas crédible pour plusieurs raisons. Tout d’abord, et le plus important, la description de l’entreprise TabGPS fournie dans la réponse (TabGPS localise vos animaux de compagnie/biens) est différente de celle fournie dans le certificat d’engagement. Le certificat d’engagement qui a été délivré à l’appui de TabGPS et soumis à IRCC décrit l’entreprise ainsi : « TabGPS vous permet de localiser vos proches n’importe quand, partout dans le monde, et est conçu particulièrement pour ceux qui souffrent d’autisme ou de démence. » Le certificat d’engagement qui a été délivré à l’appui de TabGPS comporte donc la description de WeTraq. Aucune explication n’a été offerte à l’agent pour justifier l’utilisation de la description de WeTraq dans le certificat d’engagement à l’appui de TabGPS.
Si l’entreprise TabGPS a réellement été créée selon le scénario décrit dans la réponse, je me serais attendu à ce que la section 7 du certificat d’engagement tienne compte de ce scénario, mais ce n’est pas le cas. Le certificat d’engagement ne fait aucune mention de WeTraq ou de la relation entre WeTraq et le Centre Spark ni aucune mention de la relation entre M. Ishaan Singla et WeTraq ou le Centre Spark.
[41] Je conclus qu’il était raisonnable pour l’agent de mentionner que si l’entreprise TabGPS avait réellement été créée selon le scénario décrit dans la réponse des demandeurs à la lettre d’équité procédurale, alors le certificat d’engagement aurait dû tenir compte de ce scénario, ce qui n’était pas le cas. En fait, comme l’agent l’a souligné à juste titre, le certificat d’engagement ne fait aucune mention de WeTraq ou de la relation entre WeTraq et le Centre Spark. Il était aussi raisonnable pour l’agent de souligner l’absence des documents opérationnels habituels datant d’avant la délivrance du certificat d’engagement, comme des présentations, des projections et des recherches de marché. Comme l’agent l’a fait remarquer à juste titre, de tels documents [TRADUCTION]°« auraient pu être présentés afin de démontrer que TabGPS a été créée comme une entreprise distincte de WeTraq dès le départ »
. Dans la décision Tiben c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 965, au paragraphe 31, la Cour souligne qu’il incombe aux demandeurs de visa de résident permanent de convaincre l’agent qu’ils satisfont aux exigences en matière de visa :
Il incombe aux demandeurs de visa de présenter des demandes qui sont convaincantes, de prévoir et d’aborder les conclusions défavorables qui pourraient être tirées des éléments de preuve et de prouver qu’ils ont le droit d’entrer au Canada. […]
[42] Le contrôle judiciaire doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision (Vavilov, au para 83). Dans leurs observations, les demandeurs se concentrent sur le processus d’examen par les pairs, le certificat d’engagement et la réponse à la lettre d’équité procédurale, mais ils ne tiennent pas compte de l’ensemble des motifs et des doutes de l’agent. J’estime que les arguments des demandeurs ne font qu’exprimer un désaccord quant à la pondération que l’agent a faite de la preuve. D’après la preuve dont disposait l’agent et les renseignements fournis par les demandeurs, je suis d’avis qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que les demandeurs n’ont pas dissipé les doutes qu’il avait concernant le but principal de leurs demandes dans le cadre du programme de la CDE. Je conclus également que les demandeurs ont indûment tenté d’étayer leur cause et de fournir des explications supplémentaires par l’affidavit de M. Liu et dans leurs observations écrites.
VII. Conclusion
[43] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les décisions de l’agent sont raisonnables et équitables sur le plan procédural. Je rejetterai donc les présentes demandes de contrôle judiciaire. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans les dossiers IMM‑7255‑19 et IMM‑7257‑19
LA COUR STATUE :
Les demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers IMM‑7255‑19 et IMM‑7257‑19 sont rejetées, et une copie des présents motifs sera versée dans chacun des dossiers.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Shirzad A. »
Juge
Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIERS :
|
IMM‑7255‑19 IMM‑7257‑19 |
INTITULÉ :
|
ZHENGDONG LI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION LEJUN LIU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 7 JUILLET 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE AHMED
|
DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
|
LE 23 SEPTEMBRE 2022
|
COMPARUTIONS :
Lisa Winter‑Card |
Pour le demandeur |
Charles Jubenville |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Czuma‑Ritter Avocats Toronto (Ontario) |
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |