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Date : 20220916


Dossier : IMM-4482-21

Référence : 2022 CF 1301

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 septembre 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

BRANCO VUJOVIC, DEJANA VUJOVIC, ANASTASIJA VUJOVIC, KSENJA VUJOVIC, STEFAN VUJOVIC

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire d’une décision rendue le 21 juin 2021 par un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [l’agent]. Dans sa décision, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs à partir du Canada au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas adopté une démarche globale et empathique pour effectuer son analyse et a commis des erreurs dans son évaluation des difficultés que vivraient les demandeurs s’ils étaient renvoyés au Monténégro.

[3] Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable et qu’il y a lieu de rejeter la demande de contrôle judiciaire.

I. Le contexte

[4] Les demandeurs sont une famille de cinq personnes du Monténégro. Ils sont entrés au Canada pour la dernière fois en novembre 2019 à titre de travailleurs étrangers temporaires. Le demandeur principal est entraîneur de soccer et travaille aussi dans le secteur de la construction. Son épouse a travaillé sporadiquement dans le commerce de détail. Les trois enfants sont d’âge mineur et sont entrés au Canada munis de visas de résident temporaire. Les demandeurs ont obtenu des prorogations de leurs permis, mais leur statut de travailleur et de visiteur a expiré le 1er novembre 2020.

[5] Le 2 décembre 2020, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en s’appuyant sur leur degré d’établissement au Canada, notamment leurs antécédents de travail, leurs activités au sein de l’Église orthodoxe serbe et leur implication communautaire; l’intérêt supérieur de leurs trois enfants; et les difficultés auxquelles ils se heurteraient en raison des conditions socioéconomiques ainsi que des tensions ethniques et religieuses au Monténégro. Toutefois, l’agent a conclu que la dispense demandée n’était pas justifiée par des motifs d’ordre humanitaire.

[6] L’agent a tenu compte du fait que les demandeurs vivaient au Canada sans interruption depuis deux années et demie et qu’ils avaient noué des liens dans la collectivité, mais il a souligné que leurs liens familiaux étaient au Monténégro. Étant donné le manque d’informations au sujet de la situation financière des demandeurs et de leur capacité de subvenir à leurs besoins, l’agent n’a accordé qu’un poids plutôt favorable à leur degré d’établissement.

[7] De même, l’agent a constaté qu’il y avait trop peu d’informations permettant de conclure que les demandeurs éprouveraient des difficultés à se trouver un emploi au Monténégro ou que leurs familles ou leur réseau social ne seraient pas aptes ni prêts à les aider. L’agent a reconnu qu’il existait encore des tensions entre les différents groupes religieux et ethniques au Monténégro et qu’elles pouvaient entraîner des difficultés pour les demandeurs, mais il a conclu que ces derniers n’avaient pas démontré que leur renvoi leur causerait des difficultés importantes.

[8] L’agent a mentionné que les demandeurs [traduction] « ne retourneraient pas dans un lieu qu’ils ne connaissaient pas et dont ils ignoraient la langue ou la culture au point de rendre leur réintégration irréalisable ». Bien qu’un certain poids ait été accordé à l’intérêt supérieur des enfants et qu’il ait été reconnu qu’une certaine adaptation de ces derniers serait nécessaire, l’agent a conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer qu’il y aurait des répercussions sur l’intérêt supérieur des enfants justifiant une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[9] La seule question à trancher en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent était raisonnable, et elle doit être examinée à la lumière des arguments suivants présentés par les demandeurs :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en n’adoptant pas une démarche empathique et globale?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans son évaluation des difficultés et du risque?

[10] La décision d’un agent relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Raju c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 900 au para 4. Aucune des situations permettant de réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable à une décision administrative n’est présente en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17.

[11] Lorsqu’elle applique cette norme, la Cour doit déterminer si une décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85-86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleuses et travailleurs des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité : Vavilov, aux para 91-95, 99-100.

[12] Comme le soulignent les demandeurs, les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties : Vavilov, au para 127. Une cour de révision ne peut s’attendre à ce qu’un décideur administratif réponde à tous les arguments ou modes possibles d’analyse, mais le fait qu’il n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise : Vavilov, au para 128.

III. Analyse

A. L’agent a-t-il commis une erreur en n’adoptant pas une démarche empathique et globale?

[13] Les demandeurs font valoir que l’agent n’a pas adopté une démarche empathique et globale face à leur situation, mais qu’il a plutôt examiné les questions d’une manière fragmentaire faisant abstraction de leur situation et de leurs antécédents personnels, ce qui témoignait d’une incompréhension profonde des enjeux fondamentaux. Ils s’appuient à cet égard sur l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], et la décision Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1212 [Damte].

[14] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a souligné, au paragraphe 28, l’approche globale qui doit guider l’examen des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire et l’évaluation des difficultés ainsi que la nécessité de soupeser cumulativement les facteurs pertinents :

[28] Les Lignes directrices confirment que l’examen des considérations d’ordre humanitaire fondé sur le par. 25(1) est global et que les considérations pertinentes sont soupesées cumulativement pour déterminer si la dispense est justifiée dans les circonstances :

[…] l’agent doit apprécier tous les faits pertinents s’appliquant à la demande et décider si le refus d’accorder une dispense entraînerait, plus probablement que le contraire, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées.

[…] Lorsqu’on détermine les difficultés auxquelles un demandeur fait face, il faut examiner les considérations d’ordre humanitaire globalement plutôt que séparément.

En d’autres mots, les difficultés sont évaluées en soupesant l’ensemble des considérations d’ordre humanitaire invoquées par le demandeur. [Je souligne.] (Traitement des demandes au Canada, sections 5.8 et 5.10)

[15] Dans la décision Damte, aux paragraphes 33 et 34, la Cour a reconnu qu’il était nécessaire, aux fins de l’analyse des difficultés, de procéder à une évaluation objective et à une évaluation subjective, et que cette dernière requiert de la compassion et donc une approche empathique face à la situation du demandeur :

[…] Les directives prévoient donc une évaluation subjective et une évaluation objective de la difficulté : la difficulté inhabituelle requiert seulement une analyse objective, tandis que la difficulté injustifiée ayant des répercussions disproportionnées requiert une analyse objective et une analyse subjective. Pour faire une analyse subjective, il faut examiner les faits selon le point de vue du demandeur d’asile. En particulier, pour analyser si les répercussions seraient disproportionnées, le décideur doit comprendre ce qu’une personne affronterait, physiquement et mentalement, si elle était forcée de quitter le Canada. À mon avis, pour être crédible en se prononçant sur ces questions essentielles, le décideur doit, en apparence et en réalité, faire preuve de compassion.

[34] La compassion passe par l’empathie. Pour être empathique, le décideur doit se mettre dans la peau du demandeur d’asile et se poser la question suivante : comment me sentirais-je si j’étais à sa place? Le décideur doit formuler sa réponse en écoutant son cœur aussi bien que son esprit analytique.

[16] Les demandeurs soutiennent que l’agent a mal interprété la véritable préoccupation qu’ils ont soulevée, soit que le Monténégro est un pays instable divisé en fonction des groupes ethniques et religieux, et qu’il y a une division au sein de la société entre ceux qui se considèrent comme loyaux envers le Monténégro (et ne veulent rien savoir de la Serbie) et ceux qui se considèrent comme des Serbes d’abord et avant tout ou simplement loyaux envers la Serbie. Selon les demandeurs, cette approche déficiente de l’agent a mené à une erreur d’appréciation fondamentale des effets qu’auraient sur eux, en tant que membres de l’Église orthodoxe serbe, les tensions ethniques et religieuses qui tiraillent ces deux groupes opposés et ont engendré de la violence dans le passé.

[17] Je ne suis pas d’accord pour dire que la décision contestée montre que l’agent n’a pas tenu compte de ces tensions ou a omis d’analyser leurs répercussions possibles sur les demandeurs. Je ne crois pas non plus, contrairement aux demandeurs, que la présente affaire [traduction] « ressemble énormément » à la décision Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1081 [Paul]. Dans la décision Paul, la décision contestée renfermait plusieurs conclusions révélant que le décideur avait mal apprécié la nature des circonstances propres aux demandeurs, notamment leur âge avancé et l’aide constante qu’ils devaient recevoir de leurs enfants qui résidaient au Canada, lorsqu’il a centré son analyse sur la question de l’établissement au lieu des difficultés. Comme la Cour l’a souligné aux paragraphes 6-7 de la décision Paul :

[6] Troisièmement, au sujet de la question de l’établissement, l’agent a conclu comme suit :

Le degré d’établissement des demandeurs au Canada a également été examiné. Les demandeurs sont au pays depuis un peu plus d’un an. Ils ont atteint l’âge de la retraite et ils ne peuvent pas travailler. Leur famille au Canada subvient à leurs besoins et ils vivent sous le même toit. Ils ont deux fils, et leurs familles leur rendent visite et vivent avec eux. Je ne suis pas convaincu que le degré d’établissement au Canada est suffisant pour l’emporter sur l’absence d’autres motifs d’ordre humanitaire.

[Non souligné dans l’original.]

Voici mes commentaires au sujet de cette conclusion. L’établissement au Canada peut être un facteur essentiel pour qu’il soit fait droit à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais ce facteur n’est pas pertinent en l’espèce. Les demandeurs ne prétendent pas qu’ils sont établis. Ils affirment avoir besoin du soutien concret et affectif de leur famille au Canada. Dans l’extrait cité, l’agent semble comprendre la situation, mais n’en tient aucun compte. La dernière phrase dans le passage cité montre que l’agent estime que les arguments présentés n’ont aucun fondement. L’absence totale de compassion est l’élément qui ressort nettement de la décision de l’agent.

[7] Il est bien établi que, dans le cadre du contrôle d’une décision fondée sur l’article 25 de la LIPR, l’agent d’immigration s’appuie sur les lignes directrices du ministre pour rendre sa décision, selon lesquelles :

[traduction] Toute décision CH favorable est une mesure d’exception en réponse à des circonstances particulières. La difficulté de devoir demander un visa de résident permanent hors du Canada serait, dans la plupart des cas, une difficulté inhabituelle et injustifiée non prévue à la Loi ou à son Règlement. La difficulté serait, dans la plupart des cas, le résultat de circonstances échappant au contrôle de la personne. Ou alors, la difficulté aurait des répercussions disproportionnées pour le demandeur, compte tenu des circonstances qui lui sont propres.

(Guide opérationnel IP 5, Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire)

[18] Dans la présente affaire, l’analyse de l’agent ne met en lumière aucune erreur d’appréciation comparable. Elle montre plutôt que l’agent comprenait les tensions ethniques et religieuses qui existent au Monténégro. L’agent a souligné plus particulièrement les tensions qui ont surgi entre le gouvernement du Monténégro et l’Église orthodoxe serbe à la suite du dépôt d’une loi au parlement qui aurait pour effet, selon l’Église, de la déposséder de tous ses biens au pays, même si cette loi a été modifiée par la suite :

[traduction]

Tensions ethniques et religieuses

Le conseil soutient que, depuis l’éclatement de la Yougoslavie, le Monténégro continue de vivre des problèmes socioéconomiques graves et profonds ainsi que des tensions ethniques. Le demandeur principal affirme que ces tensions suscitent un grand malaise chez lui, en tant que fidèle de l’Église orthodoxe serbe. Selon lui, l’ancien régime a commencé à exercer des pressions sur son Église afin de créer des tensions entre la Serbie et le Monténégro, ce qui a exacerbé les troubles au Monténégro, et même après l’élection qui a mené au départ de Milo Dukanovic à la tête du pays, les tensions persistent entre tous les groupes ethniques.

Les demandeurs ont présenté des documents objectifs sur les conditions dans le pays qui concernent les tensions ethniques et religieuses avec lesquelles le Monténégro est aux prises. Les articles établissent également que les tensions entre la Serbie et le Monténégro se sont aggravées en raison du conflit entre le gouvernement monténégrin et l’Église orthodoxe serbe engendré par le dépôt d’une loi au parlement qui déposséderait l’Église de tous ses biens.

Le rapport américain de 2020 sur la liberté religieuse dans le monde portant sur le Monténégro énonce ce qui suit :

La constitution protège la liberté de religion ainsi que le droit de se convertir. Elle précise qu’il n’y a aucune religion d’État et que toutes les communautés religieuses sont égales et libres. La discrimination religieuse et la propagande haineuse sont interdites par la loi.

Le rapport reconnaît également les tensions causées par les dispositions de la loi relatives aux biens :

Les groupes religieux, particulièrement l’Église orthodoxe serbe (ÉOS), continuent d’affirmer que les lois régissant leur statut juridique sont inadéquates. L’ÉOS a organisé de vastes manifestations dans tout le pays et des marches de prière contre une loi touchant la religion – particulièrement ses dispositions sur les biens – qui est entrée en vigueur en janvier. Cette nouvelle loi oblige les groupes religieux à prouver qu’ils sont propriétaires de certains biens religieux, faute de quoi ils peuvent perdre leur titre de propriété. Les communautés religieuses ne sont pas tenues de s’inscrire mais elles doivent le faire pour être propriétaires de biens et détenir des comptes bancaires. L’ÉOS a refusé de s’inscrire. Le 29 décembre, le parlement nouvellement élu a adopté des modifications à cette loi qui supprimeraient les dispositions relatives à la preuve de propriété et modifieraient l’obligation pour les groupes religieux de s’inscrire afin d’acquérir un statut juridique. Les modifications n’avaient pas encore été promulguées à la fin de l’année. Les autorités ont arrêté et détenu des membres du clergé de l’ÉOS à maintes reprises en raison de ce qu’elles considéraient comme le non-respect des restrictions de santé publique liées à la COVID-19. Les groupes religieux ont continué de contester le droit de propriété de l’État sur les biens religieux et le transfert de la propriété de cimetières aux municipalités et à d’autres entités. L’ÉOS a contesté le transfert en faveur de l’Église orthodoxe du Monténégro (ÉOM) et de particuliers, par les autorités municipales, de biens qui, selon elle, lui appartenaient. L’ÉOS et l’ÉOM ont continué de contester la propriété de 750 sites orthodoxes. Une enseignante dans une école publique à Bar a été largement critiquée puis congédiée pour avoir invité ses élèves à participer à un service religieux dans une église de l’ÉOS. Selon l’ÉOS, le ministère de l’Intérieur continue de refuser de délivrer des visas aux membres de son clergé.

[19] Toutefois, l’agent a conclu que la preuve ne démontrait pas que les demandeurs éprouveraient des difficultés à exercer leur religion ou qu’ils seraient autrement touchés, directement et personnellement, par les conditions dans le pays :

[traduction]

Globalement, je reconnais que la preuve documentaire établit l’existence de tensions croissantes entre différents groupes religieux et ethniques. Par contre, comme l’indique le rapport américain sur la liberté religieuse dans le monde pour l’année 2000, la liberté de religion existe au Monténégro, et des lois interdisent la discrimination fondée sur la religion et la propagande haineuse. En outre, les demandeurs n’ont pas présenté une preuve suffisante pour démontrer qu’il leur serait difficile de pratiquer leur religion au Monténégro. Selon moi, ils ont également présenté peu d’éléments de preuve indiquant qu’ils sont personnellement et directement touchés par les conditions au Monténégro. Étant donné qu’aucune preuve ne m’a été présentée pour établir que les conditions générales dans le pays auront des effets personnels et directs sur les demandeurs, je ne peux conclure qu’elles créent des difficultés pour ces derniers.

[20] Les demandeurs soulignent la mention, par l’agent, des libertés religieuses et de la discrimination fondée sur la religion. Ils affirment que la présente affaire ne concerne pas la liberté de pratiquer leur religion, mais bien les problèmes identitaires et les tensions qu’entraînent les divisions entre les Monténégrins et les fidèles orthodoxes serbes. Toutefois, comme le précisent les rapports sur les conditions dans le pays, la religion fait partie intégrante de l’identité de ces groupes. Je ne considère pas que l’agent a commis une erreur en mentionnant les libertés religieuses et la discrimination fondée sur la religion ni, d’après mon interprétation, que cette analyse s’est limitée à ces facteurs.

[21] L’agent a analysé dans ses motifs les conséquences financières et économiques ainsi que le témoignage du demandeur principal, qui a affirmé ne pas avoir d’intérêt pour la politique ni d’affiliation à un parti politique, ce qui lui crée des difficultés dans sa recherche d’emploi. De même, l’agent a tenu compte des éléments de preuve présentés par les demandeurs au sujet de l’intérêt supérieur des enfants et des difficultés que ceux-ci pourraient vivre.

[22] L’agent a mentionné tous ces facteurs et a évalué leurs conséquences sur son appréciation globale. Comme il l’a indiqué :

[traduction]

[…] J’ai tenu compte des préoccupations concernant l’emploi et les difficultés financières au Monténégro de même que les conséquences sur les demandeurs. Toutefois, on ne m’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer que les demandeurs ne pourraient pas obtenir d’emploi à leur retour au Monténégro. J’ai aussi tenu compte du fait que les éléments de preuve objectifs présentés par les demandeurs sont insuffisants pour prouver qu’ils sont établis au Canada à un degré tel qu’ils ne pourraient retourner au Monténégro, s’y réinstaller et s’y réintégrer. En raison du manque d’informations sur leur situation financière et leur capacité de subvenir à leurs propres besoins, j’accorde un poids plutôt favorable au facteur lié à l’établissement. Même si je reconnais que les tensions ethniques et religieuses au Monténégro peuvent causer certaines difficultés pour les demandeurs, je ne crois pas que ces derniers ont démontré que leur renvoi entraînerait des difficultés importantes. Par conséquent, j’accorde un poids légèrement favorable au facteur lié au risque et aux conditions défavorables dans le pays […]

[23] Les demandeurs font valoir que l’agent n’a pas tenu compte de leurs véritables préoccupations, mais je ne suis pas d’accord.

[24] Dans son argumentation, l’avocate des demandeurs a mis en lumière un passage des observations écrites qu’ils ont présentées à l’agent :

[traduction]

[…] les demandeurs en l’espèce craignent les tensions globales de nature sociopolitique et ethnique qui font partie de la réalité au Monténégro. Ils éprouvent une appréhension particulière en tant que membres de l’Église orthodoxe serbe, du fait des divisions créées par les actions du gouvernement contre cette Église ainsi que des tensions entre la Serbie et le Monténégro qui en découlent. Même s’il ne s’agit pas là de motifs justifiant de faire droit à la demande d’asile, ils doivent être pris en considération au regard de l’article 25 de la LIPR.

[25] À mon avis, l’agent a montré qu’il comprenait le malaise suscité par les tensions ethniques au Monténégro, a effectué une analyse raisonnable des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays et de la situation créée par ces tensions, puis a évalué globalement les facteurs liés à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Je ne considère pas que l’agent a fait preuve d’un manque de compassion ou a adopté une approche dénuée d’empathie dans son analyse.

[26] Les demandeurs auraient sans doute préféré que l’agent examine et apprécie la preuve différemment. Toutefois, je conviens avec le défendeur qu’il n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle.

B. L’agent a-t-il commis une erreur dans son évaluation des difficultés et du risque?

[27] Les demandeurs affirment que, pour démontrer l’existence de difficultés, il leur suffit d’établir qu’ils seraient vraisemblablement touchés par des conditions défavorables. Selon eux, l’agent a commis une erreur en concluant que ces difficultés ne pouvaient être établies sans la preuve que les conditions générales défavorables dans le pays les toucheront personnellement et directement. Ils se reportent à l’arrêt Kanthasamy pour faire valoir que des inférences raisonnables peuvent être tirées de la preuve de l’expérience vécue par d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles qu’eux, et ce, qu’ils puissent démontrer ou non qu’ils sont personnellement visés (Kanthasamy, au para 56, citant Aboubacar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714 [Aboubacar] au para 12) :

[56] Il appert de ces extraits que le demandeur doit seulement montrer qu’il sera vraisemblablement touché par une condition défavorable comme la discrimination. La preuve d’actes discriminatoires contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles est donc clairement pertinente pour l’application du par. 25(1), et ce, que le demandeur puisse démontrer ou non qu’il est personnellement visé. Des inférences raisonnables peuvent en être tirées. Dans Aboubacar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714, le juge Rennie énonce de façon convaincante les raisons pour lesquelles il est alors possible de tirer des inférences raisonnables :

Bien que les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 doivent s’appuyer sur la preuve, il existe des circonstances où les conditions dans le pays d’origine sont telles qu’elles confortent l’inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles un demandeur en particulier serait exposé à son retour […] Il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais bien d’une inférence raisonnée, de nature non hypothétique, relativement aux difficultés auxquelles une personne serait exposée, et, de ce fait, cela constitue le fondement probatoire d’une analyse sérieuse et individualisée… [par. 12 (CanLII)]

[28] Le défendeur ne remet pas ce principe en question, mais il souligne que la simple présence de conditions défavorables dans le pays ne suffit pas, en l’absence d’éléments de preuve, à rattacher les conditions générales à la situation personnelle des demandeurs. Comme l’a affirmé la Cour fédérale au paragraphe 19 de la décision Paramanayagam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1417, le demandeur doit établir un « lien » entre les conditions défavorables du pays et lui-même :

[19] Toutefois, lorsque des demandeurs s’appuient sur les conditions du pays pour présenter leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ils doivent démontrer que les « conditions défavorables du pays […] ont une incidence néfaste directe » sur eux (Caliskan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1190, au paragraphe 22, 420 FTR 17; Kanthasamy CAF, précité, au paragraphe 76). Autrement dit, les demandeurs « doivent soit démontrer qu’ils seront probablement touchés par [les conditions défavorables du pays] ou, à tout le moins, que vivre dans des conditions [défavorables] […] constitue en soi des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » (Vuktilaj, précitée, au paragraphe 36). Les demandeurs doivent donc être en mesure « d’établir un lien entre la preuve des difficultés qu’ils font valoir et leur situation particulière. Il ne suffit pas de faire état de difficultés sans établir un tel lien » (Kanthasamy CAF, au paragraphe 48; voir également Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 6, 338 FTR 224, au paragraphe 1).

[29] Le défendeur soutient également qu’il était loisible à l’agent d’évaluer la relation entre la situation particulière des demandeurs et la preuve de la situation générale dans le pays, en ce qui a trait au degré de risque ou à l’étendue du préjudice qu’ils pourraient subir : Arsu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 617 au para 16.

[30] En l’espèce, l’agent a examiné les conditions défavorables dans le pays et constaté qu’il y avait encore des tensions ethniques et religieuses au Monténégro. Cependant, il n’a pas conclu que ces tensions entraîneraient inévitablement de la discrimination religieuse contre des personnes de confession orthodoxe serbe. Il n’était pas d’avis non plus que la nature de la preuve relative aux conditions dans le pays et à la situation des demandeurs permettait d’inférer, de manière raisonnable, que les demandeurs seraient exposés à des difficultés importantes s’ils étaient renvoyés au Monténégro.

[31] Dans sa conclusion, l’agent a plutôt indiqué que, même s’il reconnaît que la situation créée par les tensions ethniques et religieuses au Monténégro peut entraîner certaines difficultés pour les demandeurs, ces derniers n’ont pas démontré que le renvoi leur causerait des difficultés importantes.

[32] À mon avis, il était raisonnable pour l’agent de s’appuyer sur les éléments de preuve présentés par les demandeurs pour analyser le lien entre leur situation et les conditions dans le pays, et il était aussi raisonnable de conclure que cette preuve ne démontrait pas que les demandeurs seraient confrontés à des difficultés importantes s’ils retournaient au Monténégro.

[33] Je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans l’analyse de l’agent.

IV. Conclusion

[34] Pour les motifs qui précèdent, la demande sera rejetée.

[35] Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens qu’aucune ne se pose en l’espèce.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-4482-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Corbeil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4482-21

 

INTITULÉ :

BRANCO VUJOVIC, DEJANA VUJOVIC, ANASTASIJA VUJOVIC, KSENJA VUJOVIC, STEFAN VUJOVIC c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 SEPTEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 16 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kareena Wilding

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats spécialistes en immigration

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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