Dossier : IMM-967-21
IMM-947-21
Référence : 2022 CF 1298
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 16 septembre 2022
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE : |
SEONHEE KIM
JAEMIN SHIN
JIHUN SHIN
|
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS :
[1] Les demandeurs, madame Seonhee Kim (la demanderesse principale), son mari, Jihun Shin (le demandeur associé) et son fils, Jaemin Shin (le demandeur mineur), sont des citoyens de Corée du Nord qui ont fui leur pays et se sont réfugiés en Corée du Sud avant leur arrivée au Canada. Ils sont arrivés au Canada en 2011 et ont obtenu le statut de réfugiés du fait de leur crainte de retourner en Corée du Nord. Leur statut de réfugié a été annulé en 2018, au motif qu’ils avaient omis de déclarer qu’ils avaient passé du temps en Corée du Sud avant d’arriver au Canada.
[2] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs, ainsi qu’une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) ont toutes deux été rejetées. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de ces décisions. Ces affaires ont été entendues et traitées ensemble parce qu’elles concernent les mêmes parties, bien que les décisions contestées et les questions soulevées soient distinctes. Les présents motifs s’appliquent aux deux demandes.
[3] Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire de la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est accueillie. L’agent chargé de l’examen de la demande (l’agent) n’a pas effectué une analyse appropriée des conséquences d’un retour en Corée du Sud sur l’un des enfants des co-demandeurs, alors qu’il s’agissait d’un aspect essentiel de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La demande de contrôle judiciaire de la décision de l’ERAR sera quant à elle rejetée.
I. Contexte
[4] Les demandeurs sont des citoyens de la Corée du Nord. Ils disent avoir fui la Corée du Nord en 2007, se rendant tout d’abord en Chine, où ils ont vécu avec la mère du demandeur associé, puis en Mongolie, où ils ont vécu dans un camp de réfugiés pendant un an avant de se rendre en Corée du Sud en 2008. Les demandeurs sont citoyens de la Corée du Sud, en vertu d’une disposition de la constitution de ce pays qui accorde la citoyenneté à toutes les personnes vivant dans la péninsule coréenne.
[5] Les demandeurs sont arrivés au Canada en mars 2011 et ont déposé une demande d’asile plus tard au cours de cette même année. Agissant selon ce qu’ils reconnaissent aujourd’hui comme un mauvais conseil, ils ont dissimulé leur identité et n’ont pas révélé qu’ils avaient résidé en Corée du Sud avant de venir au Canada. Leur demande d’asile a été acceptée. La demanderesse principale et le demandeur associé ont par la suite eu deux autres enfants, Minsung Shin et Minho Shin, qui sont tous deux citoyens canadiens et ne sont donc pas concernés par leurs demandes d’asile.
[6] La demanderesse principale est retournée en Corée du Sud en juin 2014 en compagnie de ses trois enfants, après qu’un courtier en Corée du Sud l’ait avisée que son frère et que sa mère avaient tous deux été libérés de détention en Corée du Nord. Elle a affirmé s’y être rendue pour essayer d’aider ces derniers à quitter le pays. Le demandeur associé est resté au Canada et n’a rejoint la demanderesse principale et ses enfants qu’en août 2014.
[7] La demanderesse principale a indiqué qu’une fois arrivée en Corée du Sud, elle a payé un deuxième courtier pour l’aider à faire sortir sa mère et son frère de Corée du Nord. Le deuxième courtier l’a aidée à contacter un oncle vivant en Corée du Nord, lequel l’a informée que sa mère et son frère avaient été transférés dans un camp pour prisonniers politiques, ce qui rendait leur fuite plus difficile. Elle a affirmé que le courtier lui avait alors indiqué que sa mère et son frère étaient prêts à s’enfuir, et qu’il lui avait demandé plus d’argent. Lorsqu’elle lui a dit qu’elle n’avait plus d’argent, le courtier l’a menacée et a enlevé son enfant, Minsung. La demanderesse principale a versé à ce courtier une somme importante, et son enfant lui a été rendu 48 heures plus tard.
[8] Elle déclare que le courtier avait tenté d’enlever le demandeur mineur (Jaemin), mais que celui-ci avait réussi à s’échapper, bien qu’il se soit blessé et qu’il ait dû être soigné à l’hôpital.
[9] Le demandeur associé est rentré au Canada en 2017 et la demanderesse principale est rentrée, en compagnie des enfants, au début de l’année 2018. Lorsque la citoyenneté sud‑coréenne des demandeurs a été révélée, leur statut de réfugié a été annulé à la suite d’une audience. Ils ont été informés de cette décision en juin 2018.
[10] Le 6 novembre 2018, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à savoir leur degré d’établissement au Canada, les conditions défavorables en Corée du Sud et en Corée du Nord et l’intérêt supérieur de leurs trois enfants.
[11] L’agent a constaté que les demandeurs avaient un degré modeste d’établissement au Canada. Comme ils étaient retournés en Corée du Sud avec des passeports sud-coréens, l’agent a examiné leur demande en supposant qu’ils retourneraient dans ce pays. L’agent n’a pas accepté leur argument selon lequel leur profil les rendait susceptibles d’être découverts par des agents ou des espions nord-coréens en Corée du Sud. Tout en reconnaissant que les transfuges nord‑coréens sont confrontés à une certaine discrimination en Corée du Sud, l’agent a conclu que cela n’atteignait pas le niveau de la persécution et qu’il existait en Corée du Sud des programmes gouvernementaux de soutien pour aider les transfuges à s’intégrer, de même que d’autres voies de recours disponibles.
[12] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a estimé que la preuve était insuffisante pour appuyer l’affirmation selon laquelle leur intérêt serait compromis par un retour de la famille en Corée du Sud. Reconnaissant que les enfants réussissaient bien au Canada, l’agent a néanmoins conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves que leur développement scolaire à long terme serait affecté s’ils retournaient en Corée du Sud. L’agent a également estimé que la preuve était insuffisante pour appuyer l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle ses problèmes de santé mentale justifiaient l’octroi d’une dispense.
[13] Dans l’ensemble, l’agent n’a pas été convaincu que la situation personnelle des demandeurs était suffisante pour justifier l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, et a donc rejeté leur demande.
[14] Les demandeurs ont également présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), en raison des risques auxquels ils seraient confrontés en tant que transfuges nord‑coréens, tant de la part d’espions nord-coréens opérant en Corée du Sud que de la part de la population générale de Corée du Sud, qui pourrait les considérer comme des espions de la Corée du Nord. En outre, ils ont fait valoir qu’en tant que transfuges nord-coréens, ils feraient l’objet en Corée du Sud d’une discrimination équivalant à de la persécution. Ils ont également dit craindre d’être maltraités et exclus en raison du handicap de Minsung.
[15] L’agent a estimé que la preuve était insuffisante pour appuyer leur affirmation selon laquelle ils seraient exposés à un risque éventuel venant d’espions nord-coréens, en raison de leurs profils. Indiquant qu’il n’y avait aucune preuve attestant que des courtiers avaient tenté de contacter les demandeurs depuis 2014, et que la preuve appuyant l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils couraient un risque éventuel venant d’agents nord-coréens était insuffisante, l’agent a estimé que cet aspect de leur demande n’était pas fondé. L’agent a également conclu que la discrimination à laquelle les demandeurs pourraient être confrontés à leur retour en Corée du Sud n’atteignait pas le niveau de la persécution. En outre, l’agent a noté que la demande d’ERAR concernait uniquement les demandeurs et que, par conséquent, les allégations relatives aux risques encourus par leur fils Minsung, né au Canada, ne devaient pas être prises en compte.
[16] En fonction de son examen général de la demande des demandeurs, l’agent a rejeté leur demande d’ERAR.
[17] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de ces deux décisions.
II. Questions en litige et norme de contrôle applicable
[18] Deux questions se posent en l’espèce :
La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est-elle déraisonnable, en raison d’une évaluation incorrecte des preuves et d’une analyse erronée de l’intérêt supérieur des enfants par l’agent, et en raison du fait que les preuves quant à la discrimination et à la protection de l’État, qui contredisaient les conclusions de l’agent, n’ont pas été prises en compte?
La décision relative à l’ERAR est-elle déraisonnable parce que l’agent a incorrectement traité les preuves de discrimination équivalant à de la persécution et qu’il a ignoré les preuves relatives aux conditions du pays, lesquelles contredisaient ses conclusions? La décision relative à l’ERAR doit-elle être annulée parce que les demandeurs se sont vu refuser leur droit à l’équité procédurale?
[19] La première et la deuxième question doivent être traitées à la lumière de la décision rendue dans l’affaire Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [Vavilov]. Selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, le rôle d’une cour de révision « consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes »
(Société canadienne des postes c Syndicat canadien des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes], au para 2). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour « que la lacune ou la déficience [invoquée] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable »
(Vavilov, au para 100, passage cité avec approbation dans l’arrêt Société canadienne des postes, au para 33).
[20] Les questions relatives à l’équité procédurale exigent une approche similaire à la norme de contrôle de la décision correcte, qui amène la cour de révision à se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances »
(Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] au para 54). Comme il est souligné dans l’arrêt Canadien Pacifique, au paragraphe 56, « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre »
(voir Alvarenga Torres c Canada (Citizenship and Immigration), 2021 CF 549 au para 30.
III. Analyse
A. La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est-elle déraisonnable?
[21] La contestation par les demandeurs de la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire repose sur quatre considérations principales. Ils soutiennent que la décision devrait être annulée pour les raisons suivantes : l’analyse par l’agent des preuves fournies par la demanderesse principale était inadéquate; des preuves essentielles relatives à l’intérêt supérieur des enfants ont été ignorées; l’agent a commis une erreur lors de l’évaluation des preuves relatives à la santé mentale de la demanderesse principale et de Minsung; l’agent n’a pas considéré les preuves relatives aux conditions de vie en Corée du Sud selon lesquelles la discrimination à l’égard des transfuges nord-coréens équivaut à de la persécution. En outre, ils affirment que l’agent n’a pas cherché à savoir si les mécanismes de protection de l’État étaient efficaces. Dans l’ensemble, ils affirment que l’agent n’a pas appliqué l’approche appropriée lors de son évaluation des considérations d’ordre humanitaire.
(i) La preuve quant aux difficultés éventuelles
[22] Le premier volet de la contestation des demandeurs porte sur les conclusions de l’agent concernant les difficultés auxquelles ils devront faire face s’ils sont contraints de retourner en Corée du Sud. Ils s’appuient sur le principe selon lequel les déclarations sous serment d’un demandeur d’asile doivent être présumées véridiques et que de se concentrer sur ce qui manque aux documents, tout en négligeant leur contenu réel, constitue une erreur. Les demandeurs soutiennent que l’agent n’avait aucune raison de mettre en doute leurs déclarations sous serment et qu’il a cherché de manière déraisonnable à obtenir des détails supplémentaires concernant leurs demandes, plutôt que de se concentrer sur les preuves qu’ils ont fournies. Ils affirment que les déclarations répétées de l’agent sur l’insuffisance des preuves ou le manque de détails sur certains éléments clés sont déraisonnables au regard des informations qu’ils ont fournies. Ils font valoir que la déclaration sous serment de la demanderesse principale est complète, détaillée et exhaustive, et qu’elle est étayée par des preuves tout aussi détaillées du demandeur associé, ainsi que par de nombreux documents déposés à l’appui. Ils posent les questions suivantes : quels autres éléments de preuve auraient été suffisants pour l’agent? Quels autres éléments auraient été nécessaires?
[23] En substance, les demandeurs soutiennent que la conclusion de l’agent selon laquelle les preuves fournies sont insuffisantes est déraisonnable, parce qu’elle reflète une omission de tenir compte des preuves qu’ils ont fournies. Selon eux, par exemple, la déclaration de l’agent disant qu’il [traduction] « trouve peu de détails permettant de relier la détention [de la mère et du frère de la demanderesse principale] aux potentielles difficultés auxquelles les demandeurs seront confrontés s’ils retournent en Corée du Sud »
montre qu’il a ignoré les nombreux éléments de preuve relatifs aux conditions du pays concernant la présence d’espions nord‑coréens en Corée du Sud et aux efforts déployés par la Corée du Nord pour punir les transfuges en emprisonnant des membres de leur famille.
[24] La demanderesse principale a affirmé avoir reçu un appel téléphonique menaçant après sa défection en Corée du Sud, et qu’un détective sud-coréen qui surveillait ses activités était au courant [de sa situation] parce qu’il avait mis sa ligne téléphonique sur écoute. Les demandeurs s’inquiètent de la déclaration de l’agent selon laquelle il y avait « peu de détails »
concernant le détective et pas assez de preuves d’un suivi ou d’autres répercussions suivant cet appel. Ils affirment que l’agent n’a pris en compte ni les détails importants exposés dans la déclaration sous serment de la demanderesse principale, ni les preuves à l’appui des conditions du pays qui confirment que des fonctionnaires sud-coréens sont chargés de surveiller les transfuges nord‑coréens.
[25] Je ne suis pas convaincu par ces arguments. L’examen et l’évaluation détaillés des éléments de preuve par l’agent montrent qu’une attention particulière a été accordée aux informations, mais que celles-ci ont été jugées insuffisantes par rapport aux éléments clés. L’agent avait manifestement connaissance de plusieurs aspects essentiels de l’affaire des demandeurs, comme le fait que la mère et le frère de la demanderesse principale auraient été détenus en 2008 et que celle-ci affirme avoir été menacée par un agent nord-coréen en 2009. Or, il n’y a aucune autre preuve indiquant un intérêt constant de la part des autorités nord-coréennes envers la demanderesse. L’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle un détective sud-coréen surveillait ses appels téléphoniques n’était étayée par aucun élément probant. Par ailleurs, il manquait de précisions sur la manière dont elle avait pris connaissance de cette situation. Les éléments de preuve relatifs aux conditions générales du pays ne permettent pas de pallier l’absence de précisions concernant la situation de la demanderesse principale; par exemple, la manière dont elle a appris qu’elle était surveillée, ou les détails concernant ses interactions avec le fonctionnaire sud-coréen.
[26] La décision sur laquelle les demandeurs fondent leur argumentaire, soit Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2020 CF 581 [Kim], n’offre pas une comparaison convaincante sur ce point, puisque dans cette affaire l’agent avait précisé quel type d’informations étaient attendues, alors qu’elles n’avaient pas été produites. En l’espèce, l’agent n’a pas précisé le type de preuves ou de détails attendus, mais s’est contenté d’observer que, par rapport à certains éléments clés, la déclaration sous serment reposait sur des affirmations et des descriptions générales, sans fournir suffisamment de détails pour étayer les affirmations formulées. Après avoir examiné les déclarations sous serment et les observations des demandeurs dont l’agent disposait au moment de rendre sa décision, je conclus que celle-ci était raisonnable. La longueur des déclarations sous serment ne permet pas de pallier le caractère général des déclarations portant sur plusieurs éléments clés et à l’absence de détails ou de preuves pour combler les lacunes.
[27] L’agent savait également que la demanderesse principale était retournée en Corée du Sud avec ses enfants en juin 2014 et qu’elle y était restée jusqu’au début de l’année 2018, et qu’aucune autre menace n’avait été signalée au cours de cette période. À la lumière de ce qui précède, la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve était insuffisante pour appuyer un risque éventuel est raisonnable.
(ii) Analyse de l’intérêt supérieur des enfants
[28] Selon les demandeurs, le problème le plus grave posé par la décision de l’agent concerne l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Ils affirment que l’agent a ignoré des éléments importants de la preuve, en particulier en ce qui concerne l’environnement scolaire des enfants, la preuve de l’étendue de la discrimination envers les personnes d’origine nord-coréenne, et la probabilité de discrimination contre Minsung en raison de son handicap mental et de ses problèmes de santé mentale.
[29] Dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs ont fait valoir que les enfants se retrouveraient dans un environnement scolaire où ils subiraient une discrimination importante en raison de leurs origines nord-coréennes et seraient soumis à une pression étouffante et à des brimades. En outre, ils ont dit craindre que Minsung ne subisse de graves désavantages en raison de son handicap. Ils ont cité un incident survenu après leur retour en Corée du Sud, au cours duquel un enseignant a attrapé Minsung et l’a jeté par terre, arguant que c’était un exemple de l’ampleur de la gravité des mauvais traitements qu’ils subiraient.
[30] Les demandeurs soutiennent que l’agent a ignoré les preuves substantielles portant sur les conditions du pays, détaillant les moqueries, les brimades et la violence auxquelles sont confrontés les étudiants nord-coréens dans le système éducatif sud-coréen, de même que les informations sur les taux élevés de suicide associés à la nature exigeante du système. L’agent a constaté qu’il existait des services d’aide pour atténuer les effets de la discrimination, mais il n’a pas noté qu’il n’existe aucune preuve que ces mesures traitent les problèmes rencontrés par les enfants ou les étudiants. Les demandeurs soulignent qu’il n’existe aucune preuve des mesures prises par les autorités sud-coréennes pour prévenir ou améliorer les brimades, la discrimination ou le taux élevé de suicide parmi les étudiants.
[31] L’agent a reconnu que les étudiants nord-coréens étaient victimes de discrimination, mais il a également observé que des mesures de signalement existaient pour y remédier. En ce qui concerne l’incident au cours duquel Minsung a été jeté au sol, l’agent a noté que la demanderesse principale s’était plainte au directeur de l’établissement (il y avait une divergence dans les preuves quant à savoir si l’incident s’était produit dans une école ou dans une garderie) et qu’elle avait obtenu des excuses avant de retirer Minsung du programme auquel il participait. L’agent a constaté que les preuves n’établissaient pas de lien entre cet incident et l’appartenance ethnique de l’enfant, mais les demandeurs soutiennent que l’agent a ignoré la déclaration sous serment de la demanderesse principale, selon laquelle l’enseignant n’a pas tenu compte de sa plainte concernant l’incident sous prétexte qu’elle était originaire de Corée du Nord et qu’elle ne savait pas comment les choses fonctionnaient.
[32] L’argument des demandeurs selon lequel l’agent n’a pas dûment considéré le handicap mental de Minsung et les conséquences qu’aurait sur lui un retour en Corée du Sud sera examiné dans la section suivante. Bien que cet argument fasse partie de leur plainte concernant l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants par l’agent, les demandeurs l’ont également lié au traitement des preuves concernant les problèmes de santé mentale de la demanderesse principale; ces questions seront donc traitées ensemble. Comme nous le verrons, je considère que cet aspect de la décision n’est pas raisonnable, pour les motifs exposés ci-dessous.
[33] Dans l’ensemble, l’agent a trouvé insuffisantes les preuves qui auraient permis de conclure que l’intérêt supérieur des enfants serait compromis s’ils retournaient en Corée du Sud. Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en n’évaluant pas adéquatement l’intérêt supérieur des enfants. Plus particulièrement, il aurait commis une erreur en ne déterminant pas s’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada avec leurs parents, entre autres en raison du fait que deux des enfants sont des citoyens canadiens.
[34] Bien que les demandeurs affirment que l’analyse inadéquate de l’intérêt supérieur des enfants est l’erreur la plus flagrante dans la décision de l’agent, je ne suis pas en mesure de conclure que l’une ou l’autre de ces erreurs (à l’exception de la façon dont l’agent a traité les problèmes de santé mentale de Minsung) est suffisante pour justifier l’annulation de la décision. L’agent s’est déjà penché sur l’existence d’une discrimination à l’encontre des personnes originaires de Corée du Nord et des mesures prises par la Corée du Sud pour y remédier, et il n’est pas nécessaire de répéter cette analyse. L’agent s’est ensuite penché sur la situation individuelle de chacun des demandeurs. La conclusion de l’agent selon laquelle l’incident impliquant Minsung n’était pas spécifiquement lié à l’appartenance ethnique de l’enfant était fondée sur la déclaration de la demanderesse principale, selon laquelle on lui avait dit que le problème était dû au fait qu’ils avaient été nouvellement intégrés dans le système et qu’ils ne comprenaient pas comment les choses fonctionnaient. Cela correspond aux déclarations contenues dans l’affidavit, et c’était le devoir de l’agent d’interpréter cette preuve. Les conclusions de l’agent ne peuvent être contestées, car elles sont fondées sur les preuves qui étaient à sa disposition; le fait que quelqu’un d’autre aurait pu voir les choses différemment ne rend pas les conclusions de l’agent déraisonnables.
[35] En ce qui concerne l’analyse globale, l’agent a relevé [traduction] « la situation antérieure des enfants »
, ce qui, dans le contexte de la présente affaire, doit être compris comme faisant référence au fait qu’ils sont retournés vivre en Corée du Sud avec leur mère. Cela explique également la conclusion de l’agent, lorsqu’il dit : [traduction] « [j] e trouve peu d’informations indiquant que le développement scolaire des enfants a été affecté négativement ou que leur sécurité a été compromise en Corée du Sud en raison de l’appartenance ethnique de leurs parents à la Corée du Nord »
. L’agent a également noté que les enfants [traduction] « retourneraient dans un endroit où ils ont déjà résidé et qu’ils bénéficient de l’aide de leurs parents, lesquels parlent la langue coréenne, sont familiers avec la culture coréenne et peuvent contribuer au processus de réintégration »
.
[36] Le contexte de ces déclarations faites par l’agent découle du témoignage de la demanderesse principale, qui a déclaré être retournée en Corée du Sud en 2014 pour aider sa mère et son frère à fuir la Corée du Nord et avoir appris peu après son arrivée que cela n’allait pas se produire. La famille est ensuite restée en Corée du Sud pendant trois ans avant de revenir au Canada. Les conclusions de l’agent concernant les enfants sont en partie fondées sur le fait que les enfants sont restés avec leurs parents en Corée du Sud pendant cette période. Il s’agit d’une considération pertinente à l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, et on ne peut reprocher à l’agent d’en avoir tenu compte.
(iii) Les preuves concernant la santé mentale et le handicap
[37] Cette partie de la contestation des demandeurs concerne le traitement par l’agent des preuves de la déficience intellectuelle et des problèmes de santé mentale dont souffre Minsung, ainsi que les problèmes de santé mentale de la demanderesse principale.
[38] Une déficience intellectuelle légère a été diagnostiquée chez Minsung en 2017, alors qu’il se trouvait en Corée du Sud. Ceci a été confirmé par le rapport du Dr McDowell, qui a réalisé une évaluation au Canada. Dans leurs observations faites à l’intention de l’agent, les demandeurs ont souligné que le Dr McDowall, dans son rapport, attribuait les symptômes de Minsung à une détresse post-traumatique et recommandait également qu’il soit autorisé à rester au Canada avec sa famille parce que son état s’était amélioré depuis son arrivée, tant sur le plan émotionnel que sur le plan de son bien-être général, et que [traduction] « son retour en Corée du Sud serait préjudiciable aux progrès qu’il a réalisés jusqu’à présent »
.
[39] En se basant sur ce diagnostic, sur la stigmatisation dont souffrent les enfants souffrant d’un handicap mental et sur l’absence d’un soutien éducatif pour ces enfants en Corée du Sud, les demandeurs ont fait valoir que la santé mentale de Minsung se détériorerait s’il était contraint de retourner en Corée du Sud. Ils affirment qu’il ne pourrait pas fréquenter une école ordinaire et qu’il serait peu probable qu’il obtienne un soutien adapté à son état.
[40] L’agent a accepté le diagnostic médical et a fait référence aux deux rapports médicaux produits en Corée du Sud, ainsi qu’à l’évaluation plus récente effectuée au Canada, laquelle incluait une recommandation de suivre des séances de consultation psychologique. L’agent a observé que le Dr McDowall, dans son rapport, attribuait les problèmes de santé mentale de Minsung à une détresse post-traumatique, notant que l’incident traumatique – l’enlèvement – s’était produit lorsque Minsung était âgé de 34 mois, et qu’il y avait peu de preuves de la manière dont il aurait pu l’apprendre si ses parents n’avaient pas choisi de lui raconter ce qui lui était arrivé.
[41] L’essentiel de l’analyse de l’agent sur cette question est contenu dans le passage suivant de la décision :
[traduction]
Je ne trouve que peu de preuves documentaires objectives permettant de relier l’un ou l’autre de ces incidents à un effet néfaste sur le bien-être émotionnel de Minsung. Je ne trouve pas non plus suffisamment d’éléments de preuve à propos des mesures prises par la [demanderesse principale] pour suivre les recommandations formulées par l’évaluateur. Même si j’estime que le rapport récent a un poids favorable, notamment en tenant compte du fait que Minsung vit (sic) des moments difficiles en Corée du Sud, je ne pense pas qu’il ait été établi que son développement à long terme pourrait être compromis par un retour en Corée du Sud, de telle sorte que cela ait un poids déterminant [dans l’affaire].
[42] Les demandeurs soutiennent que cette analyse est contraire à la jurisprudence qui exige qu’un agent considère l’impact d’un retour dans le pays d’origine sur la santé mentale d’un enfant (citant Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582; Esahak -Shammas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 461; Sanabria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1076 [Sanabria]). Ils soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte du rapport du Dr McDowall, qui indiquait explicitement qu’un retour en Corée du Sud [traduction] « serait préjudiciable aux progrès que [Minsung] a réalisé jusqu’à présent. Les conséquences pourraient inclure non seulement un retour à son état psychologique antérieur, mais aussi l’aggravation de ces symptômes ».
[43] Ils soutiennent également que l’agent a commis une erreur en ne prenant pas dûment en compte les éléments de preuve relatifs aux conditions du pays, qui montrent que la Corée du Sud n’a pas une compréhension bien développée de la maladie mentale, que les mesures de prévention du suicide sont insuffisantes et que la maladie mentale est stigmatisée dans ce pays. En outre, les demandeurs soutiennent que l’agent a eu tort d’exiger des preuves au sujet des démarches entreprises par Minsung pour se conformer aux recommandations de traitement faites par le Dr McDowall.
[44] En ce qui concerne la demanderesse principale, l’agent a reconnu qu’elle avait été diagnostiquée comme souffrant de troubles mentaux reconnus et qu’elle avait tenté de se suicider alors qu’elle se trouvait en Corée du Nord. L’agent a également admis qu’elle recevait des conseils d’une association de santé mentale au Canada. Malgré ces constatations, l’agent a conclu que les éléments de preuve ne permettaient pas d’établir si la demanderesse principale avait cherché à se faire traiter pour ses idées suicidaires, ou si elle serait en mesure d’accéder à un traitement si elle était renvoyée en Corée du Sud.
[45] Les demandeurs soutiennent que ces conclusions sont erronées. Ayant accepté les diagnostics de la demanderesse principale et de Minsung, l’agent a selon eux commis une erreur en exigeant des preuves supplémentaires sur la possibilité qu’ils puissent accéder à un traitement en Corée du Sud, ou qu’ils aient cherché ou reçu un traitement au Canada. Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte de la façon dont un retour en Corée du Sud affecterait leur santé mentale, et qu’il s’agit là des mêmes erreurs que celles que la Cour suprême du Canada a recommandé d’éviter dans Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], au paragraphe 54.
[46] Je suis d’accord avec les demandeurs sur un point. L’agent n’a pas effectué une analyse minutieuse des répercussions sur la santé mentale de Minsung qu’aurait un retour en Corée du Sud, comme l’exige la jurisprudence. Je ne peux cependant pas souscrire à l’affirmation selon laquelle l’agent n’a pas raisonnablement accordé le poids qui convenait aux répercussions qu’aurait un retour en Corée du Sud sur la demanderesse principale.
[47] En considérant tout d’abord l’argument relatif à la demanderesse principale, je me contenterai de noter qu’il existe peu de preuves au dossier pour étayer sa situation personnelle ou les répercussions que pourrait avoir sur sa santé mentale un retour en Corée du Sud. Bien que la déclaration sous serment de la demanderesse principale indique qu’elle a reçu certains diagnostics et qu’elle suivait un traitement, il n’y a aucun autre élément de preuve permettant de développer ces questions ou de fournir des détails qui soutiendraient une conclusion en sa faveur. L’agent a raisonnablement évalué cet aspect de la demande à la lumière des preuves et des observations dont il disposait.
[48] Toutefois, l’analyse des répercussions d’un retour en Corée du Sud sur l’état de Minsung présentée par l’agent présente d’importantes lacunes à plusieurs égards. Les principes directeurs sont bien établis et ont été récemment résumés par le juge McHaffie dans la décision Sanabria , au paragraphe 1 :
Quand la santé mentale d’un enfant est en jeu lors d’une demande fondée sur des circonstances d’ordre humanitaire (CH), il est essentiel que l’évaluation de la demande prenne en considération, de façon compréhensible et sensible, les conséquences potentielles qu’aurait le renvoi sur sa santé mentale.
[49] L’analyse de l’agent comporte des lacunes à plusieurs niveaux. Tout d’abord, les preuves montrent que des retards de développement et des symptômes de détresse post-traumatique ont été diagnostiqués chez Minsung. L’agent a accepté le diagnostic. Toutefois, il semble avoir immédiatement mis en doute cette affirmation en notant que le traumatisme subi par Minsung s’est produit alors qu’il n’était âgé que de 34 mois. L’agent a déclaré [traduction] « [i] l y a peu d’éléments qui indiquent que l’enfant se souviendrait de cet incident ou de l’agression, si ses parents ne lui avaient pas raconté ces événements passés »
. Les preuves médicales ne permettent pas de remettre en question les symptômes que présentait Minsung lors de son évaluation, et l’agent a accepté le diagnostic.
[50] Il est déraisonnable de minimiser le poids de ces éléments en s’interrogeant sur la cause de la détresse de Minsung, sans remettre en cause la crédibilité des preuves de la demanderesse principale et la véracité du rapport du médecin. Si l’agent avait des raisons de faire l’une ou l’autre de ces choses, celles-ci ne sont pas exposées dans la décision ou ne peuvent pas être déduites à partir des éléments du dossier. À cet égard, j’estime que l’agent a commis la même erreur que celle commentée par la Cour dans la décision Sanabria :
Ce dernier point mène à la deuxième difficulté avec l’analyse de [l’agent principal d’immigration (l’agent CH)]. L’agent CH met une emphase déraisonnable sur les causes du stress de Kevin au lieu de considérer leurs effets et, surtout, l’intérêt supérieur de Kevin. En plus du passage reproduit ci-dessus, l’agent CH conclut qu’« il est raisonnable de penser que Kevin a été affecté par le choix de ses parents » (faisant référence au déménagement de Colombie ainsi que leur séparation) et qu’il « est préoccupé par son statut d’immigration et la séparation de ses parents ». Ayant reconnu les troubles de santé mentale de Kevin, l’agent CH n’indique pas pourquoi cette analyse des sources des troubles est un facteur important pour lui. De toute façon, qu’un enfant subisse des difficultés de santé mentale à cause des décisions de ses parents ou de source externe de la famille n’est pas une raison de les ignorer ou de les traiter comme moins importants pour l’ISE. [Italiques dans l’original.]
[51] La deuxième difficulté majeure que pose l’analyse de l’agent concerne sa conclusion selon laquelle il n’a pas été établi que le [traduction] « développement à long terme [de Minsung] pourrait être compromis par un retour en Corée du Sud »
. Cette conclusion a été faite sans aucune considération pour la déclaration suivante, incluse dans le rapport du Dr McDowall :
[traduction]
Les résultats de l’évaluation actuelle correspondent au profil d’un enfant ayant souffert dans le passé d’expériences traumatiques graves. Les symptômes liés à des difficultés émotionnelles d’importance, à la dépression, à une anxiété généralisée, à une peur de la séparation et à un retard dans le développement de compétences de communication et d’adaptation appropriées, auraient commencé à la suite de ces expériences traumatisantes.
Étant donné que Minsung a fait des progrès sur le plan émotionnel et sur le plan de son bien-être général depuis son retour au Canada, et comme lui-même et sa mère l’ont indiqué, il est très probable que son retour en Corée du Sud serait préjudiciable aux progrès qu’il a réalisés jusqu’à présent. Les conséquences pourraient inclure non seulement un retour à son état psychologique antérieur, mais aussi l’aggravation de ces symptômes.
[52] La conclusion de l’agent peut être comprise si elle est examinée en fonction de l’ensemble des éléments de preuve figurant au dossier, y compris, entre autres : l’indication dans le rapport du médecin que la nature et la portée de l’évaluation étaient limitées en raison de l’incapacité de Minsung à communiquer en anglais (étant donné que de nombreux outils de diagnostic nécessitent un certain degré de maîtrise de la langue); le fait que l’évaluation était fondée sur une seule visite et reposait principalement sur le récit de la demanderesse principale; le fait que la demanderesse principale n’avait pas informé l’école de Minsung de ses difficultés ni pris d’autres mesures pour lui obtenir de l’aide au Canada. Tous ces facteurs peuvent avoir été des considérations pertinentes lors de l’évaluation par l’agent du poids à accorder à cet aspect de la demande. Cependant, rien de tout cela n’est expliqué dans la décision de l’agent et, à cet égard, la conclusion n’est pas justifiée.
[53] En outre, l’agent ne fait mention d’aucun élément de preuve permettant de mettre en doute la mémoire de Minsung concernant l’enlèvement ou l’impact que cet événement continue d’avoir sur lui. Si l’agent disposait d’une quelconque source ou référence sur laquelle fonder son évaluation du degré auquel un enfant peut se souvenir ou être affecté par une expérience très traumatisante subie à l’âge d’environ trois ans, cette information n’apparaît pas clairement dans le dossier. Ce commentaire semble être une pure spéculation de la part de l’agent.
[54] Dans l’ensemble, l’analyse de cet aspect de la demande par l’agent ne satisfait pas aux exigences établies par l’arrêt Vavilov, en particulier relativement aux soins et à l’attention nécessaires lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur d’un enfant dans le cadre d’une demande d’asile pour considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy).
[55] Étant donné que l’intérêt supérieur de l’enfant est l’un des aspects essentiels de la demande des demandeurs pour une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, et qu’il constitue l’un des piliers de leur demande de contrôle judiciaire, il s’agit d’une lacune suffisamment capitale pour rendre l’ensemble de la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100). À certains égards, je considère que cette affaire est comparable à la situation présentée dans l’affaire Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582, où l’analyse inadéquate de l’intérêt supérieur de l’enfant par l’agent reconnue comme un motif suffisant pour annuler la décision.
[56] Étant donné que la question de la preuve relative aux conditions du pays et à la protection de l’État a été abordée par les parties dans leurs observations, je l’aborderai brièvement dans la section suivante.
(iv) Preuves relatives aux conditions du pays et à la protection de l’État
[57] Les demandeurs contestent le traitement par l’agent de la preuve relative aux conditions du pays pour quatre raisons. Premièrement, ils affirment que l’agent n’a pas tenu compte de leur témoignage détaillé fait sous serment concernant leur expérience de la discrimination en Corée du Sud, notamment de la discrimination au niveau de l’emploi et de l’inégalité des salaires en raison de leurs origines nord-coréennes. Des erreurs similaires ont été jugées suffisantes pour annuler une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dans l’affaire Kim. Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas pris en compte leur statut de rapatriés en Corée du Sud, notant qu’un document produit par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié indique explicitement que les rapatriés sont privés des avantages accordés aux Nord-Coréens qui arrivent en Corée du Sud, et qu’ils sont victimes de discrimination dans la sphère de l’emploi et dans la société en général, en raison de leur appartenance à la Corée du Nord. Ils signalent d’autres éléments de preuve qui selon eux ont été ignorés ou n’ont pas été expliqués par l’agent, notamment une référence incomplète à un document concernant le travail des organismes des Nations Unies dans le pays. Ils affirment que l’agent s’est appuyé sur des preuves extrinsèques qui ne leur ont pas été communiquées, ce qui est déraisonnable.
[58] En outre, les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État, en se fondant sur l’existence de mécanismes permettant de signaler la discrimination sans évaluer l’adéquation de ces voies de recours. La loi exige que l’on détermine si les mécanismes de protection de l’État sont à la fois disponibles et efficaces, et le fait que l’agent n’ait pas tenu compte de cet aspect rend, selon eux, sa décision déraisonnable. Compte tenu du fait que la demanderesse principale a été prise pour cible par des espions nord-coréens, que ses enfants ont été enlevés et qu’ils aient tous aient été victimes de discrimination lorsqu’ils vivaient en Corée du Sud, la non-considération par l’agent des probabilités que les demandeurs rencontrent des difficultés rend la décision déraisonnable. Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur similaire à d’autres erreurs ayant été jugées comme suffisantes pour annuler des décisions, notamment dans les affaires Ocampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1290 et Nwaeme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 705, ainsi que dans l’affaire Kim.
[59] Je ne suis pas convaincu par les arguments des demandeurs sur ces questions. L’agent a examiné les éléments de preuve dont il disposait, pris en compte le contexte de l’évaluation et expliqué le raisonnement qui l’a conduit à conclure que le facteur des difficultés potentielles n’était pas suffisant pour justifier l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Il a fait tout ce qui était nécessaire.
[60] À propos de la question de la discrimination et du traitement vécu par les demandeurs lorsqu’ils se trouvaient en Corée du Sud, l’agent a reconnu l’existence d’une discrimination à l’encontre des personnes originaires de la Corée du Nord, mais il a également noté les efforts déployés par la Corée du Sud pour lutter contre ce phénomène et pour offrir des services d’aide. L’agent a noté des preuves de discrimination systémique à l’encontre des personnes d’origine nord-coréenne, mais a également signalé les preuves démontrant l’existence de mesures visant à soutenir les transfuges et à les aider à s’installer. Il a également cité des preuves du niveau général de satisfaction des transfuges nord-coréens vivant en Corée du Sud. Si l’on se fonde sur tous ces éléments, la conclusion de l’agent selon laquelle les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils feraient l’objet d’une discrimination atteignant le niveau de la persécution est raisonnable.
[61] Quant à la question de la protection de l’État, l’agent a rappelé que les demandeurs avaient reçu des appels téléphoniques menaçants, mais il a également mentionné que ces appels n’avaient pas été répétés ni suivis d’autres menaces ou d’autres actions qui pourraient étayer une crainte de subir de la persécution. L’agent a noté que les demandeurs n’étaient pas connus comme transfuges et qu’ils avaient vécu et travaillé en Corée du Sud auparavant. Tous ces éléments sont étayés par la preuve. Le fait que les demandeurs insistent pour que certains aspects de la preuve soient appréciés différemment ne rend pas la décision déraisonnable. La cour de révision n’a pas pour fonction de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve.
[62] Chaque cas dépend des faits qui lui sont propres et j’estime que l’affaire Kim se distingue de l’affaire dont je suis saisi à plusieurs égards, notamment par la couverture médiatique de l’histoire personnelle du demandeur dans cette affaire, et par la possibilité que cette couverture ait porté sa fuite à l’attention des autorités nord-coréennes.
[63] Dans l’ensemble, je ne suis pas convaincu que l’évaluation de cet aspect de l’affaire par l’agent soit déraisonnable.
(v) Conclusion sur la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire
[64] En raison des lacunes relevées dans l’évaluation par l’agent des conséquences d’un retour en Corée du Sud sur la santé mentale de Minsung, et compte tenu de l’importance prépondérante de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’évaluation globale de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs, j’estime que la décision est dans son ensemble déraisonnable.
B. La décision relative à l’ERAR est-elle déraisonnable?
[65] Les demandeurs ont affirmé qu’ils seraient persécutés en Corée du Sud à leur retour en tant que transfuges et en raison du handicap mental de Minsung. Ils ont dit craindre à la fois le régime nord-coréen et les mauvais traitements infligés par les Sud-Coréens, qui pourraient les considérer comme des espions.
[66] L’agent a évalué la demande d’ERAR en tenant pour acquis que les demandeurs retourneraient en Corée du Sud, étant donné qu’en vertu des lois sud-coréennes, les transfuges sont considérés comme des ressortissants de ce pays.
[67] En ce qui concerne les risques liés aux espions ou agents nord-coréens, l’agent a estimé que les demandeurs n’avaient pas démontré comment le régime nord-coréen apprendrait leur retour en Corée du Sud, et qu’ils n’étaient pas des personnes très connues susceptibles d’attirer l’attention des autorités. L’agent a établi qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour étayer l’affirmation selon laquelle un détective sud-coréen avait écouté l’appel téléphonique menaçant que la demanderesse principale a déclaré avoir reçu en 2009 et, en tout état de cause, il n’y avait aucune preuve que d’autres appels téléphoniques ou d’autres menaces se sont produits pendant le séjour des demandeurs en Corée du Sud. Les incidents liés à l’enlèvement des enfants n’ont pas été examinés indépendamment, étant donné que la demande d’ERAR a été déposée par la demanderesse principale et le demandeur associé. L’agent a également noté que ces incidents concernaient des tentatives d’extorsion plutôt qu’un quelconque motif lié à la Convention, et qu’il n’y avait pas eu d’autres menaces ou tentatives d’enlèvement après les incidents de 2014, et ce, jusqu’au départ des demandeurs de Corée du Sud au début de l’année 2018.
[68] Bien qu’il ait reconnu que les demandeurs aient été victimes de discrimination en Corée du Sud en raison de leurs origines nord-coréennes, l’agent a conclu que les éléments de preuve ne démontraient pas que l’impact cumulé de ces incidents équivalait à de la persécution. Dans l’ensemble, l’agent a estimé que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils seraient confrontés à plus qu’une simple possibilité de persécution, qu’ils risquaient d’être torturés ou qu’ils risquaient d’être soumis à des peines ou à des traitements cruels ou inhabituels. L’agent n’a pas considéré les éléments de preuve concernant le handicap et les problèmes de santé mentale de Minsung, parce que celui-ci n’était pas concerné par la demande d’ERAR des demandeurs.
[69] En se fondant sur son évaluation globale de l’affaire, l’agent a rejeté la demande d’ERAR des demandeurs.
[70] Les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent est injustifiée et inintelligible parce qu’elle ne tient ni compte du témoignage sous serment de la demanderesse principale, ni des éléments de preuve relatifs aux conditions du pays concernant les risques liés au régime nord-coréen et le niveau général de discrimination auquel font face les personnes dans leur situation en Corée du Sud. Ils soutiennent que l’agent les a privés de leur droit à l’équité procédurale en faisant des conclusions voilées quant à la crédibilité sans leur donner la possibilité de répondre. Il s’agissait de la première évaluation des risques fondée sur leurs histoires personnelles, puisque les risques auxquels ils étaient exposés en Corée du Sud n’avaient pas été pris en compte dans la demande d’asile précédente. Dans ce contexte, l’agent avait le devoir d’examiner les risques encourus par les demandeurs à la lumière de leur situation personnelle et des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays, qui montrent les risques liés à la présence d’espions nord-coréens.
[71] Les demandeurs soutiennent qu’ils sont en danger en raison des menaces reçues précédemment, notamment parce que la mère et le frère de la demanderesse principale ont été placés en détention après la défection des demandeurs, et en raison de la preuve que des agents nord-coréens avaient infiltré une base de données sud-coréenne contenant les noms des transfuges. Ces preuves montrent qu’ils correspondent au profil des personnes ciblées, et l’agent n’a pas, selon eux, tenu compte de ces preuves.
[72] En outre, les demandeurs soutiennent que l’agent a ignoré les risques liés à la santé mentale, relevant les antécédents de traumatisme et les tentatives de suicide antérieures de la demanderesse principale, ainsi que les preuves des conditions du pays montrant l’extrême maltraitance dont sont victimes les personnes atteintes de maladies mentales en Corée du Sud, ce qui inclut les risques encourus par les enfants. L’agent n’a pas fait mention de cette preuve dans sa décision, ce qui constitue selon eux une erreur susceptible d’être réexaminée, car il s’agissait de l’un des aspects essentiels de leur demande.
[73] De plus, les demandeurs font référence aux preuves de discrimination qui, selon eux, atteignent globalement le niveau de la persécution; il s’agit notamment du harcèlement et des commentaires désobligeants auxquels ils ont été confrontés quotidiennement en raison de leurs origines, de leurs difficultés à trouver un emploi et de la différence de traitement dont ils ont fait l’objet une fois qu’ils ont trouvé un emploi. Il s’agissait entre autres de travailler plus longtemps tout en étant moins bien payés que leurs homologues sud-coréens. L’agent n’a pas fait d’analyse de ces preuves, mais a simplement estimé que la discrimination à laquelle les demandeurs étaient confrontés ne constituait pas de la persécution. Les demandeurs affirment qu’il s’agit là d’une conclusion déraisonnable et injustifiée à la lumière des éléments de preuve.
[74] Je ne suis pas convaincu par ces arguments.
[75] Il n’y pas eu, selon moi, de manquement à l’équité procédurale, car l’agent n’a pas fait de conclusions voilées quant à la crédibilité. L’agent a plutôt examiné les preuves fournies par les demandeurs, mais les a jugées insuffisantes à plusieurs égards parce qu’elles manquaient de détails pertinents. Rien n’indique que l’agent ait mis en doute la crédibilité des demandeurs; il n’était donc pas tenu de leur donner la possibilité de répondre. Il incombait aux demandeurs d’étayer leur demande par des éléments de preuve suffisamment probants; ils étaient tenus de se montrer sous leur meilleur jour, et les conclusions de l’agent reflètent une évaluation minutieuse des preuves et des observations déposées au dossier.
[76] C’est ce qui se dégage de l’examen par l’agent des allégations des demandeurs concernant les risques provenant d’espions nord-coréens et auxquels ils sont exposés. L’agent a évalué les preuves déposées à l’appui, y a remarqué plusieurs lacunes substantielles, et a ensuite évalué la situation des demandeurs au regard de la preuve des conditions du pays, montrant que certains transfuges sont exposés à des risques de la part d’agents nord-coréens à cause d’un profil particulier, que les demandeurs ne partagent pas. Il s’agit d’une conclusion raisonnable à la lumière des éléments de preuve.
[77] De même, l’agent a analysé le niveau de discrimination auquel les transfuges sont confrontés en Corée du Sud et a examiné les témoignages des demandeurs sur ce point. Il était loisible à l’agent de parvenir à la conclusion que, à la lumière de la preuve, la discrimination n’atteignait pas le niveau de la persécution. La décision indique clairement que les preuves ont été examinées dans leur intégralité, et que l’agent a pris en compte l’impact cumulatif des divers incidents de mauvais traitements relatés par les demandeurs. Les conclusions de l’agent sur ce point sont clairement expliquées et fondées sur les preuves.
[78] Enfin, l’agent n’a pas commis d’erreur en refusant de prendre en compte les observations concernant le handicap mental et les problèmes de santé mentale de Minsung, ou en omettant de prendre en compte l’allégation de la demanderesse principale selon laquelle elle-même courait un risque de préjudice en raison du traitement réservé aux personnes souffrant de maladies mentales en Corée du Sud. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’agent a analysé la demande telle qu’elle a été présentée, en notant que Minsung – qui est né au Canada – n’était pas visé par la demande. On ne peut reprocher à l’agent de ne pas avoir examiné plus en profondeur l’allégation de la demanderesse principale sur ce sujet, étant donné que les observations des demandeurs à l’appui de leur demande d’ERAR ne fournissaient aucun fondement à cet égard.
[79] Dans l’ensemble, l’évaluation par l’agent de la demande d’ERAR et ses conclusions sont raisonnables.
IV. Conclusion
[80] Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire de la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (numéro de dossier de la Cour : IMM-967-21) est accueillie, car l’évaluation par l’agent des conséquences d’un retour en Corée du Sud sur la vie de Minsung était déraisonnable. L’évaluation de l’agent repose en partie sur des spéculations non étayées et ne tient pas compte des preuves médicales figurant au dossier. L’affaire sera renvoyée à un autre agent pour être réexaminée.
[81] La demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR (numéro de dossier de la Cour : IMM-947-21) sera rejetée.
[82] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier pour aucune des deux affaires, et je conviens qu’aucune ne se pose en l’espèce.
[83] Une copie des présents motifs sera versée dans chacun des deux dossiers de la Cour.
JUGEMENT dans le dossier IMM-967-21
LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :
La demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est accueillie.
L’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-967-21
LA COUR ORDONNE que :
La demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent concernant l’examen des risques avant renvoi est rejetée.
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
« William F. Pentney »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIERS :
|
IMM-967-21 IMM-947-21 |
INTITULÉ :
|
SEONHEE KIM, JAEMIN SHIN, JIHUN SHIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
PAR VIDÉOCONFÉRENCE |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 25 OCTOBRE 2021 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
le juge PENTNEY |
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
|
LE 16 septembre 2022 |
COMPARUTIONS :
Sumeya Mulla |
POUR LES DEMANDEURS |
Samina Essajee |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates
Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LES DEMANDEURS |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |