Date : 20220830
Dossier : T‑551‑21
Référence : 2022 CF 1242
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 août 2022
En présence de monsieur le juge Pamel
ENTRE :
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SEASPAN MARINE CORPORATION
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demanderesse
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ET
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ANDREAS SMOLIK et COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
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défendeurs
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ORDONNANCE ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] La demande de contrôle judiciaire sous‑jacente déposée par Seaspan Marine Corporation [Seaspan] a trait à une décision du Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] qui a conclu que Seaspan a fait preuve de discrimination à l’égard d’un de ses employés, le défendeur Andreas Smolik, au vu de sa situation familiale et n’a pas pris de mesures d’adaptation raisonnables à l’égard de M. Smolik, ce qui a causé une contrainte excessive. Par la présente requête, Seaspan demande que la Cour radie, dans son intégralité, le mémoire des faits et du droit [le mémoire] de la codéfenderesse, la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission], au motif que la Commission équivaut à un tribunal administratif et ne devrait donc pas participer au contrôle judiciaire de la décision du Tribunal. Seaspan reconnaît qu’il s’agit d’un nouvel argument de sa part.
[2] Seaspan fait valoir que les restrictions normalement imposées aux tribunaux administratifs qui comparaissent en tant que partie dans les demandes de contrôle judiciaire de leurs propres décisions devraient s’appliquer à la Commission en l’espèce, même s’il est vrai que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est celle du Tribunal et non pas celle de la Commission. Je ne suis pas de cet avis. Je ne suis pas convaincu qu’il faudrait radier le mémoire à cette étape, ni par application de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la Loi], ni par application de principes de common law. Pour les motifs suivants, je rejetterais la présente requête.
II.
Contexte
[3] Seaspan est une entreprise de transport maritime qui exerce ses activités dans la côte ouest de l’Amérique du Nord. M. Smolik a travaillé pour Seaspan à titre d’ingénieur maritime à partir de 1997. En 2013, après le décès de son épouse, M. Smolik est devenu un père monoparental. Il ne pouvait plus être loin de ses enfants, qui avaient alors 9 et 6 ans, pendant les périodes de travail de deux à trois semaines requises pour travailler sur les navires côtiers. M. Smolik et Seaspan ont eu des discussions, mais les détails ne sont pas très pertinents pour la présente requête. M. Smolik a fini par porter plainte auprès de la Commission.
[4] Après ses enquêtes, la Commission a renvoyé l’affaire au Tribunal en vertu du paragraphe 49(1) de la Loi, qui est ainsi libellé :
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[5] Après médiation, Seaspan et M. Smolik ont conclu une entente de principe pour ce qui est de la plainte, mais la Guilde de la marine marchande du Canada, dont M. Smolik était membre, a refusé d’appuyer le règlement au motif que, à tort ou à raison, il contrevenait aux dispositions de la convention collective en vigueur. Seaspan n’a pas fait davantage pour accommoder M. Smolik, qui a fini par trouver du travail dans une autre société de transport maritime.
[6] La Commission a joué un rôle actif dans l’audience devant le Tribunal, probablement en soutien à l’intérêt public comme le prévoit l’article 51 de la Loi :
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[7] La portée de sa participation a fait l’objet d’une vive opposition de la part de Seaspan. Toutefois, en plus de conclure en faveur de M. Smolik pour ce qui est du bien‑fondé de sa plainte, le Tribunal a fini par conclure que la Commission avait le droit de participer à l’audience en soutien à l’intérêt public en vertu de l’article 51 de la Loi. Le Tribunal a constaté que le terme « intérêt public » n’est pas défini par la Loi, et que la loi et la jurisprudence ne restreignent pas étroitement la participation de la Commission aux affaires relatives aux droits de la personne. Seaspan a demandé le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal. Il s’agit de la demande sous‑jacente.
[8] L’alinéa 303(1)a) des Règles des Cours fédérales [les Règles], DORS/98‑106, prévoit que le demandeur d’un contrôle judiciaire désigne à titre de défendeur toute personne directement touchée par l’ordonnance recherchée :
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[9] Apparemment par inadvertance, dans sa demande initiale de contrôle judiciaire, Seaspan n’a pas désigné la Commission comme défenderesse. Le 9 avril 2021, la protonotaire Kathleen Ring a ordonné que la Commission soit ajoutée à titre de défenderesse aux instances sous‑jacentes et a accordé à Seaspan la permission de modifier son avis de demande de contrôle judiciaire. Dans sa demande de contrôle judiciaire modifiée, en plus de soutenir que le Tribunal a commis une erreur dans son évaluation de la preuve et dans sa décision selon laquelle Seaspan a fait preuve de discrimination et n’a pas pris de mesures d’accommodement raisonnables à l’égard de M. Smolik, Seaspan demande une ordonnance annulant la décision du Tribunal au motif que l’intervention de la Commission devant le Tribunal a dépassé les limites du comportement approprié d’un tribunal administratif et que le Tribunal n’a pas respecté un principe de justice naturelle, de l’équité procédurale ou toute autre procédure que la Commission était tenue par la loi d’observer en permettant à la Commission d’assumer dans les faits un rôle de représentation au nom de M. Smolik.
[10] Conformément à l’article 310 des Règles, tout défendeur doit déposer un dossier de demande contenant un mémoire des faits et du droit :
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[11] Dans son mémoire, la Commission a abordé non seulement les questions de discrimination, d’accommodement et de contrainte excessive, selon les conclusions du Tribunal, mais aussi la question soulevée par Seaspan concernant sa participation devant le Tribunal au vu de son mandat en lien avec l’intérêt public prévu à l’article 51 de la Loi. Au cours de l’audience devant moi, j’ai demandé à Seaspan si elle sollicitait la radiation partielle ou intégrale du mémoire des faits et du droit de la Commission. Seaspan a confirmé qu’il s’agissait du document au complet. Par conséquent, la question que je dois trancher dans le cadre de la présente requête est de savoir si je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et radier intégralement le mémoire que la Commission a déposé conformément à l’article 310 des Règles. Je suis également conscient du risque de lier les mains du juge qui instruit la demande à l’égard de toute question qui peut être soulevée par les parties.
III.
Analyse
[12] Tout d’abord, je précise que Seaspan ne s’appuie pas sur l’article 221 des Règles, qui se trouve dans la partie 4 des Règles qui est consacrée aux actions. La demande sous‑jacente, quant à elle, a été présentée au titre de la partie 5 des Règles. Seaspan s’appuie plutôt sur la compétence inhérente de la Cour quant à la radiation d’un mémoire des faits et du droit, compétence reconnue par les défendeurs (voir la décision de la Cour dans David Suzuki Foundation c Canada (Santé), 2019 CF 1473 [David Suzuki]), ainsi que la décision de la Cour d’appel fédérale dans Première nation d’ermineskin c Canada, 2006 CAF 423 [Première nation d’ermineskin]).
[13] Je rappelle également que la demande sous‑jacente ne se rapporte pas à une éventuelle décision prise par la Commission sur sa participation devant le Tribunal en vertu de l’article 51 de la Loi ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à cet égard.
[14] Seaspan soutient que, au vu du contexte, la Commission agit à titre de bras droit du Tribunal, et prend part à la demande sous‑jacente au nom du Tribunal qui ne peut pas participer directement. Elle ajoute que son mémoire dépasse les limites de la légitimité de la participation du Tribunal en jouant un rôle actif et agressif dans la demande de contrôle judiciaire, ce qui discrédite l’impartialité du Tribunal et de la Commission. Seaspan s’appuie sur l’arrêt Ontario (Commission de l’énergie) c Ontario Power Generation Inc, 2015 CSC 44 [Ontario (Commission de l’énergie)]. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a examiné le rôle des tribunaux administratifs lorsqu’ils agissaient à titre de partie dans les appels de leurs propres décisions. Seaspan soutient que la Commission, lorsqu’elle renvoie une affaire au Tribunal en vertu du paragraphe 49(1) de la Loi, exerce une fonction juridictionnelle et n’agit pas dans le cadre de son mandat réglementaire. Ainsi, la Commission agit de façon contradictoire dans le cadre de ces procédures, ce qui va à l’encontre des principes de finalité et d’impartialité qui régissent les tribunaux administratifs (Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 246 [Quadrini]). Seaspan soutient que, par application des principes énoncés dans les décisions Ontario (Office de l’énergie) et Quadrini, la Commission équivaut au Tribunal dans les circonstances, elle ne peut offrir son aide à la Cour que sur les questions relatives à la norme de contrôle appropriée et n’a pas le droit de faire valoir le caractère raisonnable de l’une ou l’autre des conclusions du Tribunal sur le bien‑fondé de l’affaire, notamment en ce qui concerne les conclusions du Tribunal sur le rôle de la Commission dans les procédures.
[15] Il me semble que les décisions Ontario (Commission de l’énergie) et Quadrini comportent des situations uniques, contrairement à ce qui se passe en l’espèce, où les tribunaux administratifs avaient effectivement le droit accordé par la loi de comparaître devant la Cour dans le cadre du contrôle de leurs propres décisions. Or, il me semble qu’il est préférable que la question de savoir si les principes qui sont énoncés dans ces décisions s’appliquent en l’espèce soit prise en compte par le juge qui instruit la demande et en examine le bien‑fondé, étant donné que la Commission n’est pas l’organisme judiciaire qui a rendu la décision faisant l’objet de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente. La question à trancher dans la présente requête ne porte pas sur le rôle de la Commission lorsqu’elle comparaît devant le Tribunal (il s’agit d’une question à trancher dans la requête sous‑jacente). Il s’agit plutôt du rôle de la Commission et de la question de savoir si son mémoire doit être radié dans la demande sous‑jacente. Cela dit, il me semble qu’il y a un chevauchement considérable avec les arguments avancés par Seaspan sur le bien‑fondé de la demande sous‑jacente. La présente requête repose en grande partie sur les principes de common law qui portent sur la participation appropriée d’un décideur administratif dans une demande de contrôle judiciaire de sa propre décision.
[16] Pour ma part, je n’accepte pas l’argument de Seaspan, selon lequel laisser cette question au juge pour ce qui est du bien‑fondé équivaudrait à fermer la porte de l’écurie après que les chevaux se sont enfuis. Je n’ai pas non plus été convaincu que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et radier le mémoire de la Commission. Au contraire, il me semblerait étrange que les questions de la fonction, du rôle, du mandat ou des obligations de la Commission, prévus par la loi, qui lui ont permis de participer à l’audience devant le Tribunal, soient laissées, comme l’a suggéré Seaspan, à M. Smolik pour qu’il les aborde, à l’appui de la décision du Tribunal, avant que le juge instruise la demande sous‑jacente. Il me semble que la Commission est la partie la mieux placée pour traiter de ces questions et parler des facteurs d’intérêt public qui sous‑tendent la position que la Commission a adoptée devant le Tribunal, dans la mesure nécessaire pour que le juge saisi de la demande sous‑jacente puisse examiner la question en profondeur.
[17] Je ne crois pas non plus que les décisions rendues dans les affaires David Suzuki et Première Nation d’Ermineskin soient utiles à Seaspan. En effet, il s’agit d’affaires qui portaient sur la portée de la participation de la partie dont le mémoire est visé par une requête en radiation motivée par le fait que les arguments soulevés dépassaient cette portée. En l’espèce, la Commission n’est pas un intervenant dans la demande sous‑jacente, et la question n’est pas de savoir si elle a dépassé les conditions dans lesquelles une telle intervention a été accordée, comme c’était le cas dans l’affaire David Suzuki. Il ne s’agit pas non plus d’une situation, comme dans l’affaire Première Nation d’Ermineskin, où le contenu du mémoire contrevient à une disposition législative ou réglementaire applicable, aux règles de procédure ou à toute ordonnance rendue dans le cadre de l’instance. En l’espèce, la Commission est une défenderesse en bonne et due forme. Elle était une partie devant le Tribunal dont la décision fait l’objet de la demande sous‑jacente et sera touchée par l’ordonnance demandée par Seaspan dans la demande sous‑jacente. Au fait, Seaspan a personnellement cherché à modifier son propre avis de demande de contrôle judiciaire pour ajouter la Commission à titre de défenderesse, sans s’opposer ni tenter de circonscrire le rôle de la Commission à titre de partie de la demande sous‑jacente. Je n’ai rien reçu à l’appui de la thèse selon laquelle je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire à ce stade précoce et radier le mémoire d’une défenderesse qu’un demandeur a désigné comme tel au titre des Règles qui régissent la Cour. Je ne vois pas de raison selon laquelle il serait juste et équitable de le faire en l’espèce.
IV.
Dépens
[18] En ce qui concerne les dépens, la Commission soutient que la présente requête était inutile, qu’elle a augmenté de façon déraisonnable le temps et les ressources que la Commission a consacrés à y répondre, et qu’elle a prolongé de façon déraisonnable la présente instance. En bref, la Commission soutient que Seaspan a pris ce qui est une question très simple avec des règles claires et des principes établis et l’a transformé en quelque chose d’inutilement complexe en soulevant des questions qui, au mieux, ne sont pas pertinentes ou qui se dédoublent. De plus, le recueil de jurisprudence de Seaspan n’a été reçu que quelques jours avant l’audition de la présente requête plutôt que, comme il convient, au moment de la réception de son dossier de requête, augmentant ainsi inutilement le temps nécessaire à la Commission pour recueillir et examiner la jurisprudence qu’il a présentée. La Commission demande donc à augmenter les dépens, au‑delà de ce qui est prévu dans la colonne III du tableau des dépens. À mon avis, il se peut fort bien que les principales questions soulevées par Seaspan dans la présente requête s’avèrent peu fondées. Cependant, j’ai laissé ces questions au juge qui instruit la demande. Quoi qu’il en soit, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire relatif à l’adjudication des dépens, j’adjuge les dépens, un montant forfaitaire de 2 500 $, à la fois à la Commission et à M. Smolik, à être payés par Seaspan, immédiatement, nonobstant l’appel.
ORDONNANCE dans le dossier T‑551‑21
LA COUR ORDONNE :
La présente requête en radiation intégrale du mémoire des faits et du droit de l’intimée, la Commission, est rejetée.
Les dépens sont payables par Seaspan Marine Corporation à la fois à la Commission et à M. Andreas Smolik, chacun pour un montant forfaitaire de 2 500 $, payable immédiatement nonobstant l’appel.
« Peter G. Pamel »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑551‑21
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INTITULÉ :
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SEASPAN MARINE CORPORATION c ANDREAS SMOLIK et LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 16 novembre 2021
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
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Le juge PAMEL
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DATE DES MOTIFS :
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Le 30 août 2022
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COMPARUTIONS :
Donald J. Jordan
Alyssa Paez
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Pour la demanderesse
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Jay Spiro
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Pour le défendeur
ANDREAS SMOLIK
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Daphne Fedoruk
Jonathan Robart
Julie Hudson
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Pour la défenderesse
COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Harris & Company
Avocats
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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Pour la demanderesse
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Spraggs Law
Coquitlam (Colombie‑Britannique)
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POUR LE DÉFENDEUR
ANDREAS SMOLIK
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Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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Pour la défenderesse
COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
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