Dossier : IMM-7248-21
Référence : 2022 CF 1285
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 14 septembre 2022
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE : |
AMIN JAN |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] datée du 1er octobre 2021 [la décision]. Dans la décision, la SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Lahore, au Pakistan. Ainsi, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[2] Comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, la présente demande est rejetée, parce que les arguments du demandeur ne minent pas le caractère raisonnable de l’analyse relative à la PRI sur laquelle repose la décision.
II. Contexte
[3] Le demandeur est un citoyen pakistanais. Il est originaire d’un petit village situé dans le district de Kuram, une région tribale du Pakistan administrée par le gouvernement fédéral. Il craint d’être persécuté à titre de musulman chiite par des extrémistes religieux sunnites, notamment le groupe Tehreek-e-Taliban Pakistan [le TTP].
[4] Le 16 septembre 2018, le demandeur a fait des entrevues avec des journalistes locaux alors qu’il faisait du bénévolat à son imam bargah local à Parachinar. Parachinar, la ville la plus proche du village du demandeur et la capitale du district de Kuram, est située dans une zone éloignée du Pakistan, près de la frontière avec l’Afghanistan. Dans ses commentaires publiés dans les journaux locaux, le demandeur se disait préoccupé par l’extrémisme religieux et il affirmait son opinion selon laquelle que les habitants du district de Kurram devraient coopérer avec les organismes de sécurité s’ils observaient des activités suspectes durant les prochaines réunions dans la région.
[5] À la suite de la publication de ses commentaires, le demandeur a reçu une lettre de menaces du TTP le 5 décembre 2018, un certain nombre de messages menaçants sur l’application « WhatsApp »
provenant d’un numéro inconnu entre le 27 mars et le 10 avril 2019, une deuxième lettre qui contenait une menace de mort le 17 avril 2019, et une autre menace sur « WhatsApp »
le 18 mai 2019. Le demandeur s’est rendu au Canada plus tard en mai de la même année et a demandé l’asile en juin 2019.
[6] À la suite d’une audience tenue le 2 mars 2021, la SPR a rendu une décision, datée du 19 mars 2021, selon laquelle le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Pour la SPR, la question déterminante était l’existence d’une PRI à Lahore, au Pakistan. Le demandeur a interjeté appel de la décision rendue par la SPR devant la SAR.
III. Décision de la Section d’appel des réfugiés
[7] À titre préliminaire, la SAR a accepté de nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur en appel, y compris un segment vidéo diffusé par la BBC qui présentait une entrevue du demandeur réalisée en octobre 2018, et une traduction en anglais de cette entrevue.
[8] La SAR a appliqué le critère à deux volets de l’analyse relative à la PRI, comme il est décrit dans les arrêts Rasaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF), 140 NR 138 aux para 5-6 et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF), 109 DLR (4th) 682 aux para 9, 11. Cette analyse prend en compte : a) s’il existe une possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté dans l’un ou l’autre des endroits du pays proposés comme PRI; b) si la situation dans la partie du pays envisagée à titre de PRI est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge, compte tenu de toutes les circonstances. Une fois qu’une PRI est proposée, les deux volets du critère doivent être respectés, et c’est au demandeur de démontrer qu’il ne dispose pas d’une PRI.
[9] Au titre du premier volet du critère, la SAR a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existait une possibilité sérieuse : a) qu’il serait persécuté à Lahore ou b) qu’il serait exposé à une menace à sa vie, au risque d’être soumis à la torture ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à Lahore. Pour ce faire, la SAR a examiné les conclusions suivantes de la SPR :
la majorité de la violence infligée par le TTP se produit dans des contextes de grands groupes (plutôt que contre des personnes précises);
le demandeur n’est pas une personne très en vue susceptible d’être prise pour cible par les agents de persécution ou une personne dont le profil, à titre d’éminente personnalité publique, attirerait l’attention des extrémistes sunnites;
le TTP n’a mis à exécution aucune de ses menaces à l’égard du demandeur, même s’il connaissait son adresse;
la violence sectaire diminue au Pakistan, en partie grâce aux efforts du gouvernement.
[10] En arrivant à ses conclusions quant au premier volet du critère, la SAR a examiné et accepté l’observation du demandeur selon laquelle le TTP avait participé à des actes de violence sectaire partout au Pakistan. Toutefois, la SAR n’était pas d’accord pour dire qu’une telle violence sectaire signifiait que le demandeur n’était en sécurité nulle part au Pakistan, et en particulier, à Lahore. À l’appui de cette conclusion, la SAR a cité un document de renseignements stratégiques et d’information sur le Pakistan du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni :
[traduction]
2.4.3 Il est peu probable que le simple fait de vivre dans une région où des groupes d’activistes sont actifs donne lieu à un besoin de protection. Le niveau de risque dépend du profil particulier de la personne, de la nature de la menace et de la portée de celle-ci. Les décideurs doivent établir s’il existe des facteurs particuliers propres à la personne qui la placeraient en situation de risque réel. Chaque affaire doit être examinée à la lumière de ses propres faits, et il incombe à la personne de montrer qu’elle court le risque que des groupes d’activistes la prennent pour cible si elle retourne au Pakistan.
[11] La SAR s’est également fondée sur une partie du cartable national de documentation [le CND] qui indiquait que, si la crainte d’une personne découle d’acteurs qui ne relèvent pas de l’État, cette personne pourra généralement s’établir ailleurs pour échapper à ce risque.
[12] Elle a ensuite examiné l’argument du demandeur selon lequel la SPR avait fait fausse route en concluant que le TTP ne s’en prenait pas à des gens. La SAR a accepté l’affirmation du demandeur selon laquelle les groupes extrémistes s’en prennent à ceux qui pratiquent l’apostasie, en particulier les chiites. Toutefois, elle a souscrit à l’analyse de la SPR selon laquelle la plupart des actes de violence sont commis en grand groupe et mettent l’accent sur les attaques faisant un grand nombre de victimes, plutôt que des attaques contre des personnes précises.
[13] La SAR a ensuite examiné l’observation du demandeur selon laquelle la SPR avait conclu erronément que le demandeur n’était pas une personnalité suffisamment en vue et elle n’a pas accepté l’affirmation du demandeur selon laquelle son profil, à titre d’éminente personnalité publique, attirerait l’attention du TTP ou des extrémistes sunnites. Même si la SAR était disposée à reconnaître qu’en raison de ses déclarations publiées dans des journaux locaux, le profil du demandeur aurait pu être celui d’une personne en vue dans la région de Peshawar, elle a conclu qu’il n’en serait pas de même dans une autre province comme le Pendjab, où se situe Lahore.
[14] De même, la SAR a conclu que le reportage de la BBC n’appuyait pas l’observation du demandeur pour ce qui est de son profil éminent. Plus précisément, la SAR a fait remarquer que le segment vidéo durait moins de quatre minutes et portait sur un problème local d’ordures et de déchets à Parachinar et que le demandeur n’y paraissait et s'y exprimait que pendant 45 secondes. La SAR ne pouvait établir si le nom du demandeur avait été mentionné dans la vidéo ou si son nom paraissait dans les sous-titres.
[15] Pour conclure son analyse du premier volet du test, la SAR a jugé que le demandeur n’avait pas établi que le TTP avait la motivation ou les moyens de le suivre s’il devait retourner au Pakistan et vivre à Lahore. Dans sa conclusion, la SAR a souligné que le TTP n’avait pas mis à exécution ses menaces lorsque le demandeur vivait encore au Pakistan, même s’il connaissait son adresse, et que le TTP n’avait pas communiqué avec lui ou sa famille depuis plus de deux ans.
[16] En ce qui concerne le second volet du critère relatif à la PRI, la SAR a souligné l’argument du demandeur que, compte tenu de la conclusion de la SPR selon laquelle le TTP était impliqué dans des attaques visant des rassemblements de masse de la communauté chiite en général, la SPR a fait fausse route en concluant qu’il n’aura pas de difficulté à pratiquer sa religion à Lahore.
[17] La SAR a renvoyé à des observations formulées dans le CND selon lesquelles il n’y a pas de preuve crédible de discrimination systémique à l’égard des musulmans chiites dans l’admission au sein de la fonction publique, de la police, de l’armée ou du secteur privé, et que les personnes chiites sont représentées dans tous les milieux. De plus, selon le CND, les grands centres urbains comme Lahore ont tendance à compter des populations diversifiées sur les plans ethnique et religieux, et ils offrent un certain degré d’anonymat aux personnes qui cherchent à échapper aux actes de violence d’acteurs qui ne relèvent pas de l’État. La SAR a également relevé des éléments de preuve contenus dans le CND selon lesquels les Pakistanais peuvent généralement pratiquer leur religion sans ingérence ni discrimination. Par conséquent, la SAR n’était pas d’accord pour dire que le demandeur ne pourrait pas pratiquer sa religion à Lahore.
[18] La SAR a jugé que demandeur dispose d’une PRI viable à Lahore et elle a rejeté l'appel interjeté par ce dernier.
IV. Question en litige et norme de contrôle
[19] La seule question en litige soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur dispose d’une PRI à Lahore est raisonnable. Comme la formulation de cette question l’indique, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.
V. Analyse
[20] Le demandeur présente des arguments au titre des deux volets du critère relatif à la PRI à l'appui de sa contestation du caractère raisonnable de l'analyse de cette question effectuée par la SAR.
[21] En ce qui concerne le premier volet, il soutient que la SAR a involontairement commis une erreur en ne tenant pas compte, dans son examen de la question de savoir si Lahore constituait une PRI viable, du profil du demandeur dans sa communauté locale. En appui à cette position, il souligne la conclusion de la SAR portant que, bien que le TTP ait participé à des actes de violence sectaire partout au Pakistan, les chiites ordinaires ou peu connus du public n’étaient pas personnellement pris pour cible. Il soutient que la SAR a également commis une erreur en concluant que, quoique le demandeur puisse être une personne en vue dans la région de Peshawar, il n’en serait pas de même dans une autre province comme le Pendjab, où se trouve Lahore.
[22] De même, le demandeur fait remarquer que, contrairement à l’explication figurant dans le CND sur le faible risque auquel sont confrontés les chiites ordinaires ou peu connus du public, la SAR a reconnu qu’il était personnellement pris pour cible. Il soutient que la SAR a commis une erreur en ne prenant pas en compte son profil dans l’évaluation du risque auquel il serait exposé à Lahore, puisqu’il avait attiré l’attention des extrémistes dans sa région.
[23] Je ne suis pas d’accord avec l’argument du demandeur selon lequel la décision démontre que la SAR n’a pas tenu compte de son profil dans sa communauté. La SAR a clairement reconnu que le demandeur avait le profil d’une personne en vue dans sa communauté, mais elle a jugé qu’il n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir que, à titre d’éminente personnalité publique, son profil attirerait l’attention des extrémistes sunnites dans une autre province. Comme l’affirme le défendeur, l’argument du demandeur se résume en fait à un désaccord quant à l’évaluation de la preuve faite par la SAR et il ne s’agit pas d’un motif justifiant l’intervention de la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire.
[24] Au titre du second volet du critère relatif à la PRI, le demandeur s’appuie sur la conclusion de la SAR (tirée dans son analyse concernant le premier volet) selon laquelle les actes de violence auxquels le TTP a participé à Lahore visaient principalement de grands rassemblements de chiites plutôt que des personnes précises. Selon lui, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il déménage dans une ville où il pourrait être visé dans un attentat de masse contre sa collectivité. Il soutient en outre que la SAR n’a pas vraiment examiné sa position selon laquelle il ne serait pas en mesure de pratiquer librement sa religion à Lahore en raison du risque de tels attentats contre la collectivité.
[25] Encore une fois, je suis d’accord avec la position du défendeur selon laquelle l’argument du demandeur équivaut à demander à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve déjà examinés par la SAR. La SAR a reconnu l’argument du demandeur concernant le second volet du critère, mais elle s’est appuyée sur les éléments de preuve contenus dans le CND selon lesquels les grands centres urbains comme Lahore ont tendance à compter des populations diversifiées sur les plans ethnique et religieux et que leurs habitants peuvent y pratiquer leur religion sans ingérence ni discrimination.
[26] En outre, l’argument du demandeur repose sur l’analyse des risques effectuée par la SAR au titre du premier volet du critère relatif à la PRI, qui renvoyait aux éléments de preuve contenus dans le CND selon lesquels la plupart des chiites du Pakistan sont exposés à un faible risque de violence sectaire. À mon avis, il ne peut être conclu que la SAR n’a pas vraiment examiné la position du demandeur au titre du second volet du critère. Au contraire, en lisant la décision dans son ensemble, le rejet par la SAR de l’argument du demandeur selon lequel il ne serait pas en mesure de pratiquer sa religion à Lahore est appuyé par les éléments de preuve contenus dans le CND examinés par la SAR au cours de son analyse de la PRI.
[27] N’ayant relevé aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision, je suis d'avis que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Aucune des deux parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’appel et aucune n’est énoncée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7248-21
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.
« Richard F. Southcott »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claudia De Angelis
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-7248-21 |
INTITULÉ :
|
AMIN JAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 12 SEPTEMBRE 2022 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE SOUTHCOTT |
DATE DES MOTIFS :
|
LE 14 SEPTEMBRE 2022 |
COMPARUTIONS :
Michael Korman
|
Pour la demanderesse |
Giancarlo Volpe
|
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Korman & Korman LLP Toronto (Ontario) |
Pour la demanderesse |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |