Dossier : IMM-6398-20
Référence : 2022 CF 1296
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2022
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE : |
BAEKRYONG KANG |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 30 juillet 2020 par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le demandeur s’était vu auparavant conférer le statut de réfugié, statut révoqué une fois mis au jour le fait qu’il avait fait de fausses déclarations sur son identité personnelle et (ou) nationale. Vu la perte de son statut de réfugié, le demandeur a présenté la demande de résidence permanence fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui sous-tend la décision.
[2] Comme je l’explique plus en détail plus loin, la présente demande est accueillie du fait que la décision est déraisonnable. En effet, elle ne démontre pas comment il a été tenu compte des éléments de preuve afférents au contexte dans lequel les fausses déclarations ont été formulées par le demandeur.
II. Contexte
[3] Le demandeur est né en Corée du Nord. Il a fui ce pays vers la Chine à l’âge de 17 ans où il a retrouvé sa mère qui s’était échappée de ce pays avant lui. Deux mois plus tard, le demandeur a tenté de fuir vers la Corée du Sud en passant par la Mongolie. Arrêté et détenu dans un camp de réfugiés en Mongolie durant quelques mois, il est parvenu à le quitter et, en octobre 2005, il est arrivé en Corée du Sud, où il s’est inscrit à titre de réfugié nord-coréen et a obtenu la citoyenneté sud-coréenne.
[4] En juillet 2011, le demandeur est arrivé au Canada en passant par les États-Unis et il a présenté une demande d’asile sous un alias. En octobre 2012, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) lui a conféré l’asile. Cependant, en 2019, l’identité du demandeur a été mise au jour. Par conséquent, la SPR a conclu qu’il avait fait de fausses déclarations au regard de son identité personnelle et (ou) nationale. Par conséquent, son statut de réfugié a été révoqué. Après la perte de son statut, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[5] Le demandeur y a expliqué que, depuis son arrivée au Canada, il a démarré une entreprise dans le domaine de la construction à mur sec qui retient les services de quatre personnes et qu’il a accumulé des économies grâce à ses activités d’entreprise. Il a également produit plus de vingt lettres d’appui rédigées par sa petite amie (maintenant fiancée), ses amis, ses employés, ses collègues et ses associés. Le demandeur a également produit des éléments de preuve quant aux difficultés qu’il affronterait selon lui s’il était contraint de retourner en Corée du Sud, y compris de la discrimination fondée sur son ethnicité nord-coréenne.
[6] Parmi les arguments qu’il présente au soutien de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur avance plus particulièrement que sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire exposait également le contexte entourant son recours à un alias lorsqu’il a revendiqué l’asile. Comme je l’explique davantage plus loin, le demandeur soutient qu’il est pertinent, pour les fins de l’analyse de la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, de comprendre qu’il s’est servi d’un alias suivant l’avis de son avocat antérieur, qui a depuis été radié et déclaré coupable au criminel. Sa demande comprenait des lettres rédigées par d’autres membres de la communauté nord‑coréenne du Canada, dont sa mère, qui ont déclaré qu’ils avaient retenu les services du même avocat qui leur avait également recommandé de faire de fausses déclarations sur leur identité dans leurs demandes respectives.
III. Décision attaquée
[7] Dans le cadre de son appréciation du bien-fondé de la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a commencé son analyse avec l’établissement du demandeur. L’agent a signalé que le demandeur avait déployé des efforts pour s’enraciner au Canada, comme en fait foi le fait qu’il est propriétaire d’une entreprise dans le domaine de la construction à mur sec employant du personnel. L’agent a attribué un certain poids à ces efforts. Il a ensuite pris note que le demandeur avait également des antécédents de travail à titre d’ouvrier de panneau, mais n’y a accordé qu’un poids négligeable vu la preuve lacunaire à cet égard. Il a attribué un certain poids au fait que le demandeur possédait des économies et des biens, mais ne s’est pas étendu sur le fait qu’il payait des taxes, puisque l’ensemble des Canadiens y est tenu.
[8] En ce qui concerne ses relations, l’agent a constaté que la mère et la fiancée du demandeur vivaient au Canada, la première en étant dépourvue de statut et la seconde en tant qu’étudiante. L’agent est passé rapidement sur ces relations, puisqu’aucune des deux femmes n’est titulaire du statut de résidente permanente au Canada.
[9] L’agent a fait observer que le demandeur s’est mis au taekwondo depuis son arrivée au Canada et qu’il fait du bénévolat durant son temps libre pour diverses causes à l’église communautaire Global Korean, comme en font foi les lettres d’appui rédigées par les amis du demandeur. Toutefois, l’agent n’a accordé que peu de poids à ces activités, ayant conclu que les lettres ne précisaient pas avec quelle assiduité le demandeur participait à celles-ci. Il a également constaté que, dans d’autres lettres, les amis du demandeur se montraient plutôt laconiques quant à leur relation avec ce dernier, choisissant plutôt d’insister sur le travail du demandeur à titre d’homme d’affaires ou décrivant les agirs de son avocat antérieur.
[10] L’agent a conclu son analyse relative à l’établissement en jugeant que les fausses déclarations du demandeur, par son recours à une fausse identité pour conserver son statut d’immigration malgré les lois canadiennes sur l’immigration [traduction] « amoindrissent considérablement son degré d’établissement »
.
[11] En ce qui concerne les conditions dans le pays et les allégations relatives aux difficultés, l’agent a conclu que le profil personnel du demandeur s’était affermi, que son expérience en gestion d’une entreprise du domaine de la construction à mur sec pourrait lui être utile à son retour en Corée du Sud, et que, en attendant, il disposait de fonds considérables dans lesquels il pourrait puiser pour l’aider à se réinstaller dans ce pays.
[12] L’agent a admis la preuve du demandeur quant à la discrimination qu’il affronterait en Corée du Sud. Il a conclu qu’il serait probablement visé par des formes d’actes discriminatoires moins sévères, comme du harcèlement de rue, et que ses choix d’activités communautaires pourraient être plus restreints. L’agent a conclu que ces circonstances pouvaient être assimilées à une certaine forme de difficultés. Toutefois, il a fait remarquer que, lorsque le demandeur vivait en Corée du Sud, il a achevé ses études secondaires, a travaillé deux ans dans un dépanneur et s’est inscrit dans une école d’études supérieures. En jumelant ces circonstances avec les antécédents professionnels du demandeur et les économies qu’il a amassées au Canada, l’agent a conclu que le demandeur ne serait pas confronté à des obstacles infranchissables dans son réajustement à la vie sud-coréenne.
[13] L’agent a également signalé qu’il avait fourni peu de renseignements personnels quant à la discrimination qu’il pourrait subir en Corée du Sud, et a rappelé qu’il incombe au demandeur de démontrer comment son profil personnel le rendrait susceptible d’être visé par un degré de discrimination qui équivaut à des difficultés excessives. Dans l’ensemble, l’agent a associé un faible niveau de difficultés aux observations relatives à la discrimination.
[14] En prenant pour assise les conditions qui règnent dans le pays, il a également rejeté les arguments reliés à la peur du demandeur d’être conscrit et à l’observation voulant qu’il soit susceptible d’être poursuivi en raison de ses tentatives pour s’installer à l’extérieur de la Corée après avoir reçu des fonds de la part du gouvernement sud-coréen pour le faire en sol coréen.
[15] L’agent se disait prêt à conclure à l’existence de certaines difficultés provenant de la séparation du demandeur d’avec sa mère et sa fiancée s’il était renvoyé du Canada, mais y a accordé peu de poids, puisque les deux femmes n’avaient pas la résidence permanente au pays et qu’elles allaient donc finir par revenir dans leur pays d’origine en temps et lieu.
[16] Finalement, l’agent était prêt à conclure à l’existence de certaines difficultés du fait que les sous-traitants du demandeur auraient à trouver de nouvelles sources de revenus si celui-ci était renvoyé.
[17] Sur la foi des facteurs et de l’analyse susmentionnés qu’il a résumés à la rubrique [traduction] « Évaluation globale »
, l’agent n’était pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaires justifiaient l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.
IV. Questions en litige
[18] Le demandeur fait valoir que la présente demande soulève les questions suivantes, et les soumet à l’examen de la Cour :
Quelle est la norme de contrôle applicable ?
L’agent a-t-il fait abstraction des observations et de la preuve du demandeur eu égard à ses fausses déclarations ?
L’agent a‑t‑il apprécié de manière déraisonnable l’établissement du demandeur au Canada ?
L’agent a-t-il intégré à tort le critère prévu à l’article 97 de la LIPR lorsqu’il s’est penché sur les difficultés ?
La décision fait-elle fi de l’angle humanitaire exigé par l’article 25 de la LIPR ?
V. Analyse
[19] Bien que le demandeur soulève un certain nombre de questions, dont une contestation quant à la norme de contrôle applicable sur l’une des questions de fond, ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire se rapporte à la première question de fond exposée plus haut, à savoir si l’agent a fait abstraction des observations et la preuve du demandeur eu égard à ses fausses déclarations. Les parties conviennent que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à l’examen par la Cour de cette question.
[20] Le demandeur renvoie la Cour à la preuve et aux observations relatives au contexte entourant ses fausses déclarations présentées à l’appui de sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. De manière plus précise, le demandeur avance que sa décision d’avoir recours à une fausse identité pour demander l’asile découlait du conseil donné par son avocat antérieur, qui a incité d’autres immigrants issus de Corée du Nord à agir de la sorte, et qui a été ensuite radié et reconnu coupable au criminel pour d’autres manifestations de malhonnêteté. Le demandeur soutient que ce contexte constitue potentiellement un facteur atténuant que l’agent était tenu d’examiner dans le cadre de son appréciation de sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et qu’il ne l’a pas fait.
[21] Je me rallie à l’observation du demandeur selon laquelle la décision ne montre pas un examen approfondi de ce point. Comme je l’ai indiqué plus haut dans les présents motifs, la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était appuyée par des lettres de la mère du demandeur et d’autres immigrants nord-coréens, lesquels semblent avoir tous retenu les services du même avocat que le demandeur. Bien que le contenu des lettres varie de l’une à l’autre, leur teneur générale veut que, sur les conseils de cet avocat, l’auteur de la lettre ait menti d’une quelconque manière en cherchant à acquérir un statut d’immigration au Canada. Selon l’une des lettres, le demandeur est, de façon similaire, une [traduction] « victime »
de l’avocat. L’agent renvoie aux lettres dans sa décision, mais seulement dans le cadre de son analyse des relations sociales du demandeur au Canada. Il en a conclu que les lettres attestent généralement de son travail comme homme d’affaires, décrivent les agirs de son avocat antérieur et que, par conséquent, elles témoignent peu des liens établis entre les auteurs et le demandeur.
[22] J’abonde également dans le sens de l’observation du demandeur selon laquelle ses fausses déclarations sont au premier plan de l’analyse de l’agent relative à son établissement et de la pondération globale des considérations d’ordre humanitaire soulevés par la présente demande. Au terme de l’analyse sur l’établissement dans laquelle il a accordé différents poids aux facteurs liés à l’établissement du demandeur, l’agent a conclu que les fausses déclarations diminuent considérablement le degré de celui-ci. De manière similaire, dans le cadre de son appréciation globale des motifs d’ordre humanitaire à la fin de sa décision, l’agent a reconnu que le demandeur disposait de facteurs favorables pour son établissement, mais a déclaré que, malgré tout, son établissement n’avait qu’un certain poids. Conformément à l’analyse sur l’établissement faite par l’agent plus haut dans ses motifs, j’interprète cet élément de l’appréciation globale comme une diminution du poids à accorder au degré d’établissement du demandeur vu ses fausses déclarations.
[23] Le demandeur m’a convaincu qu’il existe dans la décision une erreur susceptible de contrôle du même type que celle relevée par le juge Pentney dans la décision Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 FC 150 au para 27 :
[27] Je conclus que l’agent n’a pas démontré de quelle façon les éléments de preuve relatifs à plusieurs facteurs d’ordre humanitaire essentiels ont été examinés. Il est difficile de savoir si l’agent a écarté ces éléments de preuve, s’il les a ignorés, ou s’il les a examinés et a simplement déterminé qu’ils ne l’emportaient pas sur les autres éléments de preuve pertinents. Il ne revient pas à la Cour de réévaluer la preuve, mais il lui revient de déterminer si la décision de l’agent est « intelligible » et « transparente » (Dunsmuir). Le défaut de faire mention d’éléments de preuve relatifs à des points cruciaux, ou d’expliquer de quelle façon ils ont été examinés au regard de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, peut mener à la conclusion que la décision ne satisfait pas à ces critères. J’estime que c’est le cas en l’espèce.
[24] Pour parvenir à cette conclusion, j’ai pris en compte la thèse du défendeur selon laquelle les observations du demandeur à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (qui ont été rédigées par un conseil qui n’est ni l’avocat radié ni l’avocat qui agit en l’instance) n’ont pas expressément fait état du désir du demandeur que le contexte de ses fausses déclarations soit pris en considération comme motif d’ordre humanitaire. Le présent argument n’est pas dénué de fondement, puisque les paramètres balisant les analyses effectuées par les agents chargés d’examiner les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont nécessairement grandement circonscrits par la manière dont les demandeurs ou leur conseil libellent leurs demandes.
[25] Toutefois, ces paramètres sont également circonscrits par la preuve produite à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En l’espèce, ces éléments de preuve comprennent des lettres dégageant le rôle de l’avocat antérieur en lien avec les fausses déclarations proférées par le demandeur et les autres, ainsi que des documents qui confirment que l’avocat a été radié et a été condamné à une peine d’emprisonnement pour d’autres manifestations de malhonnêteté. Il est manifeste que ces éléments de preuve ont été soumis pour établir ce que le demandeur tient pour le contexte pertinent entourant ses fausses déclarations.
[26] En outre, comme la décision démontre que l’agent a jugé que les fausses déclarations du demandeur étaient cruciales dans le cadre de l’analyse fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il lui revenait de tenir compte du contexte dans lequel elles ont été faites. J’insiste sur le fait que je n’ai tenu aucun propos quant au degré selon lequel le contexte tempère les fausses déclarations, si tant est qu’il le fasse. Comme le demandeur l’avance, il revenait à l’agent de tenir compte de cette question, et l’erreur susceptible de contrôle découle de l’absence de toute analyse sur ce point.
[27] Puisque le demandeur m’a convaincu que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie sur la foi de ce qui est expliqué plus haut, il n’est pas nécessaire pour la Cour de se pencher sur les autres arguments soulevés par la présente demande. Aucune des parties n’a proposé de question en vue d’un appel et aucune n’est énoncée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6398-20
LE JUGEMENT STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
« Richard F. Southcott »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-6398-20 |
INTITULÉ :
|
BAEKRYONG KANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 13 septembre 2022 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE SOUTHCOTT |
DATE DES MOTIFS :
|
Le 15 septembre 2022 |
COMPARUTIONS :
Naseem Mithoowani |
POUR LE DEMANDEUR |
Asha Gafar |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Mithoowani Waldman Immigration Law Group
Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR |