Date : 20220812
Dossier : T-1050-20
Référence : 2022 CF 1190
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 12 août 2022
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En présence de madame la juge Go |
ENTRE :
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SUREWERX USA INC. et
JET EQUIPMENT & TOOLS LTD.
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demanderesses/ |
et
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DENTEC SAFETY SPECIALISTS INC.
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défenderesse/ |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’un appel d’une ordonnance datée du 17 juin 2022 par laquelle la juge responsable de la gestion de l’instance, la juge adjointe Tabib, a accueilli la requête présentée par Surewerx USA Inc. et Jet Equipment & Tools Ltd. [Surewerx] pour contester la désignation de l’identité du fabricant de Dentec Safety Specialists Inc. [Dentec] comme un « renseignement réservé aux avocats »
[l’ordonnance contestée]. Cette désignation a été faite en vertu d’une ordonnance conservatoire rendue antérieurement, avec le consentement des deux parties, par la même juge responsable de la gestion de l’instance [l’ordonnance conservatoire].
[2] L’ordonnance conservatoire prévoit, entre autres, que des renseignements peuvent être désignés comme confidentiels ou comme réservés aux avocats, selon le cas, si la partie qui les désigne estime de bonne foi qu’ils sont confidentiels et, dans le cas des renseignements réservés aux avocats, qu’elle pourrait subir un préjudice si ces renseignements étaient mis à la disposition de l’autre partie. L’ordonnance conservatoire prévoit en outre que, en cas de contestation de la désignation, il incombe à la partie invoquant la confidentialité d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les renseignements sont véritablement des renseignements confidentiels ou des renseignements réservés aux avocats, selon le cas.
[3] La désignation des renseignements révélant l’identité du fabricant de Dentec comme renseignements réservés aux avocats vise toute partie de tout document qui mentionne le nom du fabricant ainsi que toute partie des interrogatoires préalables qui permettrait de déduire l’identité du fabricant.
[4] Surewerx a demandé une ordonnance obligeant Dentec à supprimer la désignation de renseignements réservés aux avocats et à la remplacer par une désignation de renseignements confidentiels, afin que les avocats de Surewerx puissent transmettre les renseignements en cause à leur cliente.
[5] Pour accorder l’ordonnance contestée, la juge adjointe Tabib a examiné les dispositions pertinentes de l’ordonnance conservatoire, y compris la définition du terme [traduction] « renseignements réservés aux avocats »
et la disposition sur la contestation. Elle a également examiné la jurisprudence pertinente et les observations des parties concernant le critère à appliquer. Elle a conclu que, en cas de contestation d’une désignation, la partie qui a fait la désignation doit établir qu’elle garde véritablement les renseignements confidentiels et qu’elle pourrait subir un préjudice si ceux-ci étaient mis à la disposition de la partie adverse. La juge adjointe Tabib a conclu que Dentec ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer le préjudice qu’elle pourrait subir par suite de la divulgation des renseignements en cause.
[6] Dentec soutient que la juge adjointe Tabib a commis une erreur en permettant à Surewerx de [traduction] « revenir sur leur entente et de contourner l’ordonnance conservatoire »
:
a)en réévaluant les éléments de preuve soumis dans le cadre de la requête initiale [visant l’obtention d’une ordonnance conservatoire] et en concluant rétroactivement qu’ils ne justifiaient qu’à première vue l’octroi de l’ordonnance;
b)en appliquant le mauvais critère dans le cadre de la requête visant à contester la désignation de certains renseignements comme étant réservés aux avocats.
[7] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la juge adjointe Tabib n’a pas appliqué le mauvais critère dans le cadre de la requête visant à contester la désignation de certains renseignements comme étant réservés aux avocats. Je conclus également qu’elle n’a pas commis d’erreur en exigeant la suppression de la désignation de renseignements réservés aux avocats en cause.
II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable
[8] Dentec soutient que la juge adjointe Tabib a commis une erreur : a) en formulant mal, en première instance, le critère applicable à l’octroi d’une ordonnance conservatoire visant la désignation de renseignements réservés aux avocats; b) en soutenant que l’application d’une norme plus rigoureuse est justifiée parce que la requête initiale a été présentée sur consentement; c) en exigeant que la partie qui a fait la désignation satisfasse à une norme plus rigoureuse dans le cadre de la requête en contestation que celle qui est appliquée pour octroyer une ordonnance conservatoire visant la désignation de renseignements réservés aux avocats; d) en exigeant que Dentec établisse, pour maintenir la désignation de renseignements réservés aux avocats, que Surewerx contreviendrait à l’ordonnance conservatoire ou à la règle de l’engagement implicite.
[9] Surewerx soutient que les questions en litige sont les suivantes : a) Quelle est la norme de contrôle applicable?; b) La juge adjointe Tabib a-t-elle appliqué le bon critère pour statuer sur la contestation de la désignation de certains renseignements comme étant réservés aux avocats faite en vertu de l’ordonnance conservatoire?; c) La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur en ordonnant la suppression de la désignation de renseignements réservés aux avocats?
[10] À mon avis, les questions à trancher sont les suivantes :
b)La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur de droit en appliquant le mauvais critère pour statuer sur la contestation de la désignation de certains renseignements comme étant réservés aux avocats?
c)La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur en concluant que Dentec ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les renseignements visés étaient véritablement des renseignements réservés aux avocats?
[11] J’examinerai les arguments des parties pour chacune de ces questions.
[12] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à une requête présentée en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales est celle établie par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hospira Healthcare Corporation c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Hospira]. Les questions de droit et les questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il y a une question de droit isolable sont examinées selon la norme de la décision correcte, tandis que les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il n’y a pas de question de droit isolable sont examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante : Hospira, aux para 66 et 79.
[13] Comme l’a expliqué la juge Strickland dans la décision Del Ridge Homes Inc c Ledgemark Homes Inc, 2022 CF 566 [Del Ridge Homes] :
[26] La norme de contrôle applicable en appel d’une décision discrétionnaire d’un protonotaire est la norme de l’« erreur manifeste et dominante », telle qu’identifiée dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 pour les questions de fait, ou les questions mixtes de fait et de droit. Les questions de droit et les questions mixtes de fait et de droit contenant une question de droit isolable sont assujetties à la norme de la décision correcte (Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 au para 79; Worldspan Marine Inc. c Sargeant III, 2021 CAF 130 au para 48; Canada (Procureur général) c Iris Technologies Inc., 2021 CAF 244 au para 33).
[27] Les questions de droit sont des questions qui concernent la détermination du critère juridique applicable; les questions de fait portent sur ce qui s’est réellement passé entre les parties; les questions mixtes consistent à déterminer si les faits satisfont au critère juridique, ou, en d’autres termes, supposent l’application d’une norme juridique à un ensemble de faits (Teal Cedar Products Ltd. c Colombie‑Britannique, 2017 CSC 32 [Teal Cedar] au para 43). L’application d’un critère juridique à un ensemble de faits est une question mixte. Toutefois, si, durant cette application, le critère juridique sous‑jacent a pu être altéré – par exemple si un élément essentiel de ce critère a été négligé – une question de droit se pose. Il s’agit là d’une question de droit isolable (Teal Cedar, au para 44). Toutefois, « [l]es tribunaux doivent se montrer vigilants lorsqu’il s’agit de faire une distinction entre une partie qui allègue que le critère juridique a pu être altéré lors de son application (une question de droit isolable; Sattva, par. 53) et une partie qui allègue que le critère juridique, qui n’a pas été altéré, aurait dû, lors de son application, donner lieu à un résultat différent (une question mixte) (Teal Cedar, au para 45).
[28] L’erreur manifeste et dominante constitue une norme de contrôle appelant une grande déférence. Une erreur manifeste est une erreur qui est évidente. Cependant, même si une erreur est manifeste, le jugement de l’instance inférieure ne doit pas nécessairement être infirmé. L’erreur doit également être dominante. Une erreur dominante en est une qui touche directement à l’issue de l’affaire (South Yukon Forest Corp c R, 2012 CAF 165 au para 46; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 [Mahjoub] aux paras 61‑64; Imperial Manufacturing Group Inc. c Décor Grates Inc, 2015 CAF 100 aux paras 40‑41; voir aussi NCS Multistage Inc. c Kobold Corporation, 2021 CF 1395 aux paras 32‑33).
[14] En l’espèce, j’adopterai l’approche exposée par la juge Strickland.
III. Analyse
A. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur de droit en appliquant le mauvais critère pour statuer sur la contestation de la désignation de certains renseignements comme étant réservés aux avocats?
La compétence de la Cour en matière d’ordonnances conservatoires
[15] Pour commencer, je formulerai quelques commentaires sur les ordonnances conservatoires et sur le rôle de la Cour dans la supervision de ce type d’ordonnance.
[16] La procédure sous-jacente en l’espèce est une action en contrefaçon de certains brevets et d’un enregistrement de dessins industriels. Comme je l’ai déjà mentionné, une ordonnance conservatoire a été rendue sur consentement, afin de garantir la confidentialité de certains documents et renseignements devant être produits par les parties dans le cadre de l’instance.
[17] Comme la juge adjointe Tabib l’a indiqué dans les motifs de l’ordonnance contestée, la requête sur consentement visant à obtenir une ordonnance conservatoire « était étayée par des éléments de preuve présentés par chacune des parties, attestant qu’elles croyaient que les renseignements à communiquer ont toujours été traités de façon confidentielle et que la divulgation de ces renseignements pourrait nuire à leurs intérêts »,
conformément aux enseignements de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c BNSF Railway Company, 2020 CAF 45 [BNSF].
[18] Il convient de souligner que les deux parties ont désigné les « renseignements concernant les fournisseurs et les fabricants »
comme étant des renseignements à protéger.
[19] Dans les observations conjointes qu’elles ont présentées en vue d’obtenir une ordonnance conservatoire, les parties, citant l’arrêt BNSF, ont convenu que le critère permettant de déterminer si une ordonnance conservatoire devrait être accordée sur consentement a été établi aux paragraphes 15, 29 et 30 de la décision AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] ACF no 1850 (CF 1re inst) [AB Hassle CF], et confirmé dans l’arrêt AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] 3 CF 360 [AB Hassle CAF]. La Cour doit être convaincue :
a)que les renseignements visés par l’ordonnance conservatoire ont été en tout temps considérés comme confidentiels par la partie productrice;
b)que, selon la prépondérance des probabilités, la partie productrice croit que la divulgation des renseignements risquerait de compromettre ses droits exclusifs, commerciaux et scientifiques.
[20] Avant l’arrêt BNSF, le droit n’était pas établi quant à la question de savoir si le critère applicable aux ordonnances de confidentialité dans le contexte d’interdictions de publication, énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 [Sierra Club], s’appliquait aussi aux ordonnances conservatoires visant la communication préalable de renseignements entre les parties à un litige lié à la propriété intellectuelle. Dans l’arrêt BNSF, la Cour d’appel fédérale a tranché : la réponse est non. Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour d’appel fédérale a plutôt adopté le critère établi dans la décision AB Hassle CF.
[21] Cette approche a récemment été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Fibrogen, Inc c Akebia Therapeutics, Inc, 2022 CAF 135 [Fibrogen] :
[8] Je fais remarquer [...] que [...] la Cour a tranché la question de l’applicabilité du critère établi dans l’arrêt Sierra Club [...] aux ordonnances conservatoires (essentiellement les ententes de non‑divulgation imposées par les tribunaux) et aux ententes de non‑divulgation, comme celle visée en l’espèce. En février 2020, dans l’arrêt [BNSF], la Cour a jugé que le critère établi dans l’arrêt Sierra Club ne s’appliquait pas aux ordonnances conservatoires.
[22] Toujours dans l’arrêt Fibrogen, la Cour d’appel fédérale a expliqué :
[10] Les ordonnances conservatoires et les ententes de non‑divulgation font partie intégrante du déroulement des litiges à la Cour fédérale. Ces ententes – souvent conclues sans l’intervention de la Cour, ou si peu – garantissent que le processus préalable à l’instruction se déroule de manière efficace et que les parties s’entendent sur la manière de communiquer les documents afin d’éviter que leurs intérêts commerciaux légitimes soient compromis. Ces ententes visent à ce que les interrogatoires préalables aient lieu sans retards [sic] et se déroulent de manière prévisible, ce qui est particulièrement important compte tenu des délais impératifs dans lesquels les affaires en matière de propriété intellectuelle, longues et complexes, doivent être entendues à la Cour fédérale. Les ordonnances conservatoires et les ententes de non‑divulgation demeurent soumises à la surveillance de la Cour, plus particulièrement à celle des juges responsables de la gestion de l’instance, à qui il arrive de devoir modifier les délais ou résoudre les différends qui concernent les modalités.
[Non souligné dans l’original.]
[23] Dans l’arrêt Fibrogen, la Cour d’appel fédérale a confirmé sa compétence implicite et celle de notre Cour pour superviser la mise en œuvre des ententes de confidentialité :
[11] La compétence de la Cour relativement aux ententes de non‑divulgation ainsi qu’à toute question soulevée après le procès au sujet des documents n’est pas tributaire du consentement des parties. Notre Cour, comme la Cour fédérale, a implicitement compétence pour contrôler tous les documents du dossier dont elle est saisie, tant pendant le litige qu’après sa conclusion (Société Radio‑Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33 aux para. 36 et 62 [SRC]).
[12] Les dispositions de l’entente selon lesquelles les parties reconnaissent la compétence de la Cour fédérale pour en surveiller la mise en œuvre n’étaient pas nécessaires, quoiqu’on comprenne pourquoi elles ont été ajoutées par excès de prudence. La Cour interviendra si nécessaire et imposera au besoin des ordonnances en vertu du pouvoir implicite de surveillance des instances dont elle jouit pendant le litige et après celui‑ci (SRC, Dugré c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 et Hershkovitz c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 38).
[24] Cela étant donc établi, je vais maintenant déterminer le critère applicable à la contestation de la désignation de certains renseignements comme renseignements réservés aux avocats faite en vertu d’une ordonnance conservatoire.
Le critère applicable à la contestation de la désignation de certains renseignements comme renseignements réservés aux avocats
[25] Les parties ne s’entendent pas sur le critère qui devrait s’appliquer à la contestation par Surewerx de la désignation des renseignements relatifs au fabricant de Dentec comme renseignements réservés aux avocats.
[26] Dentec a présenté des observations détaillées sur le critère applicable, mais sa position peut être résumée ainsi : étant donné que la définition de [traduction] « renseignements réservés aux avocats »
donnée dans l’ordonnance conservatoire exige expressément que la désignation ait été faite [traduction] « de bonne foi »
, sans prévoir d’exigences objectives, le critère à appliquer en cas de contestation de la désignation de certains renseignements comme renseignements réservés aux avocats est celui de la « croyance de bonne foi »
.
[27] Dentec soutient que cette interprétation de la disposition relative à la contestation est conforme à la politique formulée par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts BNSF et AB Hassle CAF, selon laquelle « ce n’est que dans les cas les plus manifestes, lorsqu’il est évident que les clauses de l’ordonnance [conservatoire] ne visent pas le document attaqué, qu’il y a lieu d’accueillir la requête contestant le caractère confidentiel du document »
: AB Hassle CAF, au para 11. Dentec soutient que cette politique s’applique indépendamment du fait que l’ordonnance conservatoire ait été demandée sur consentement ou non, en particulier à la lumière du fardeau de la preuve nécessaire pour obtenir une telle ordonnance et du fait que la Cour ne peut délivrer une ordonnance conservatoire sans analyse.
[28] En résumé, Dentec soutient que la partie qui cherche à maintenir la désignation de renseignements réservés aux avocats n’a qu’à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’un document appartient à la catégorie de documents visée par l’ordonnance et qu’elle le considère comme étant confidentiel. En d’autres termes, Dentec soutient qu’il incombe simplement à la partie qui a fait la désignation de prouver que les renseignements sont correctement désignés, puisque la définition de [traduction] « renseignements réservés aux avocats »
donnée dans l’ordonnance conservatoire n’exige qu’une croyance de bonne foi.
[29] Surewerx, pour sa part, affirme que la requête de Dentec est [traduction] « fondée sur une erreur fondamentale quant au critère juridique à appliquer »
en cas de contestation de la désignation de renseignements comme renseignements réservés aux avocats. Surewerx soutient plutôt que les volets subjectif et objectif du critère établi dans la décision AB Hassle CF sont nécessaires à chaque étape du prononcé et de l’application d’une ordonnance conservatoire, y compris le prononcé initial de l’ordonnance, la désignation par chaque partie des documents faisant partie des catégories de documents confidentiels et de documents réservés aux avocats, ainsi que toute contestation subséquente de cette classification.
[30] Je suis d’accord avec Surewerx et je rejette les arguments de Dentec, pour plusieurs raisons.
[31] Premièrement, j’estime qu’une distinction peut être établie en l’espèce avec l’arrêt AB Hassle CAF, comme la Cour l’a fait dans d’autres affaires, notamment dans l’affaire Fluid Energy c Mud Master Drilling Fluid Services Ltd, 2020 CF 229 [Fluid Energy]. Au paragraphe 43 de la décision Fluid Energy, le juge Zinn a noté que la Cour d’appel fédérale « était saisie d’une situation où l’ordonnance conservatoire n’avait pas été rendue sur consentement, mais à la suite d’une requête contestée »,
et que, dans de telles circonstances, « le fait d’imposer le fardeau à la partie qui cherchait à maintenir la désignation équivalait en fait à exiger qu’elle fasse de nouveau trancher la question en Cour »
. Bien que les faits de l’affaire Fluid Energy puissent différer de ceux de la présente affaire, les raisons invoquées par le juge Zinn pour ne pas appliquer la règle de droit établie dans l’arrêt AB Hassle CAF sont pertinentes en l’espèce.
[32] Deuxièmement, notre Cour a toujours adopté le critère comportant un volet subjectif et un volet objectif énoncé dans la décision AB Hassle CF, malgré l’arrêt AB Hassle CAF : voir BNSF, au para 14; Paid Search Engine Tools, LLC c Google Canada Corporation, 2019 CF 559 [Paid Search Engine] au para 44. Un exemple plus récent de l’adoption par notre Cour du critère établi dans la décision AB Hassle CF est l’affaire Del Ridge Homes, dans laquelle la Cour était saisie d’un appel d’une ordonnance rendue par la juge responsable de la gestion de l’instance, qui avait rejeté la requête de la demanderesse visant à obtenir une ordonnance conservatoire contenant une disposition restrictive de divulgation « réservée aux avocats »
, applicable à la production de certains documents financiers. Au paragraphe 35, citant la décision Paid Search Engine, la Cour a réitéré le critère à deux volets énoncé dans la décision AB Hassle CF : un premier volet intégrait la croyance subjective de bonne foi dont il a été question dans la décision Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd (1993), 51 CPR (3e) 305, à la page 311, [1993] ACF no 1117 (CF 1re inst) [Apotex], et « le deuxième volait indiquait qu’en cas de contestation de la classification, la partie qui demande la confidentialité doit faire la preuve, de façon objective, de la nécessité de la confidentialité – critère relatif au préjudice »
[non souligné dans l’original]. La décision Del Ridge Homes confirme donc, à mon avis, que le critère énoncé dans la décision AB Hassle CF s’applique à la contestation de la désignation de renseignements comme confidentiels ou réservés aux avocats.
[33] Troisièmement, en basant son interprétation sur une seule disposition de l’ordonnance conservatoire qui indique que les parties peuvent, de bonne foi, désigner des renseignements comme confidentiels ou réservés aux avocats, Dentec ne tient pas compte de la disposition de contestation de la même ordonnance conservatoire, qui exige que la partie qui revendique la confidentialité démontre que les renseignements visés sont véritablement des renseignements confidentiels ou réservés aux avocats.
[34] Je rejette également l’argument de Dentec selon lequel le fait de lui demander de s’acquitter, dans le cadre d’une contestation, d’un [traduction] « fardeau similaire ou plus lourd »
que celui dont elle s’est acquittée au moment de demander l’ordonnance conservatoire rendrait futile le processus visant à demander et à obtenir une ordonnance conservatoire. Les parties ont convenu du critère applicable, soit le critère énoncé dans la décision AB Hassle CF et non celui de la croyance de bonne foi, lorsqu’elles ont demandé l’ordonnance conservatoire. Ce critère ayant été accepté, il n’y a aucune raison de laisser entendre que le fait de s’appuyer sur le même critère lors de la contestation imposera un fardeau plus lourd.
[35] Dentec avance également un argument politique selon lequel les avantages de l’ordonnance conservatoire seront compromis si l’on exige l’application d’une [traduction] « norme plus rigoureuse et objective »
pour défendre les renseignements dont la désignation est contestée. Plutôt que de chercher à obtenir une ordonnance conservatoire, Dentec estime que les parties peuvent choisir de [traduction] « contester vigoureusement la production de renseignements confidentiels en sachant que ceux-ci sont vulnérables aux attaques et peuvent être divulgués à leurs concurrents »
. Je ne trouve aucun fondement à cet argument. Tout d’abord, je note qu’il n’est pas exigé que les parties se soumettent à un critère « plus rigoureux »
; il s’agit du même critère que celui qu’elles ont appliqué en vue de l’octroi de l’ordonnance conservatoire. Deuxièmement, avec ou sans ordonnance conservatoire, les parties peuvent contester vigoureusement la production de renseignements confidentiels qu’elles ne souhaitent pas voir divulgués, comme l’a fait Dentec en l’espèce, et c’est souvent ce qu’elles font.
[36] À mon avis, en veillant à ce que le même critère s’applique tout au long de la période pendant laquelle une ordonnance conservatoire est en vigueur, que ce soit au stade de l’octroi de l’ordonnance ou au stade de la contestation d’une désignation, les parties pourront être sûres de connaître la règle qui les régit et seront mieux à même d’organiser leurs activités ou leur défense, selon le cas. Si le même critère doit être appliqué, l’avantage de l’ordonnance conservatoire demeurera, sachant que la Cour résoudra éventuellement les différends qui pourraient survenir : Fibrogen, au para 10.
[37] Pour toutes les raisons qui précèdent, j’estime que le critère établi dans la décision AB Hassle CF s’applique à la contestation des dispositions de confidentialité de l’ordonnance conservatoire.
[38] Mon analyse ne s’arrête toutefois pas là. Je dois maintenant déterminer si les exigences et considérations accrues que notre Cour applique à l’octroi d’une ordonnance relative aux renseignements réservés aux avocats devraient également s’appliquer à la contestation de la désignation de renseignements comme renseignements réservés aux avocats. La réponse, à mon avis, est oui.
[39] La jurisprudence de notre Cour confirme que, pour obtenir une ordonnance conservatoire visant la désignation de renseignements réservés aux avocats, les parties doivent démontrer l’existence de « circonstances exceptionnelles »
: Del Ridge Homes, aux para 37-38, citant Bard Peripheral Vascular, Inc c WL Gore & Associates, Inc, 2017 CF 585 [Bard], et Arkipelago Architecture Inc c Enghouse Systems Limited, 2018 CF 37 [Arkipelago]. Les parties en l’espèce s’accordent sur le fait qu’il s’agit du critère à appliquer à la désignation de renseignements comme renseignements réservés aux avocats, mais elles ne s’entendent pas sur la question de savoir si le même critère devrait s’appliquer en cas de contestation d’une telle désignation.
[40] Comme l’a expliqué le juge Phelan dans l’affaire Paid Search Engine :
[67] Les ordonnances de « consultation restreinte aux avocats » (CRA) représentent un type plus restrictif d’ordonnances conservatoires. La délivrance de ce type d’ordonnance exige donc que Google établisse l’existence de « circonstances exceptionnelles » (voir Bard Peripheral Vascular Inc. c W.L. Gore & Associates, Inc. 2017 CF 585, paragraphe 15, 280 ACWS (3d) 524 [la décision Gore] et l’arrêt Arkipelago, paragraphe 11. Le risque causé par la divulgation de renseignements confidentiels désignés CRA doit « menace[r] gravement [l’intérêt en question] » et être « réel et importan[t], en ce qu’il est bien étayé par la preuve » (Gore, paragraphe 16). Bien que l’examen des « circonstances exceptionnelles » constitue une analyse contextuelle et souple, la Cour a souvent tenu compte des trois facteurs de la décision Apotex pour déterminer s’il y a lieu de rendre une ordonnance de CRA (Gore, paragraphe 15).
[41] Les facteurs de la décision Apotex dont il est question dans l’extrait qui précède proviennent de la décision Apotex, précitée. Dans la décision Lundbeck Canada Inc c Canada (Santé), 2007 CF 412 [Lundbeck], la Cour a expliqué :
[15] Dans la décision Wellcome Foundation, précitée, à la page 311, le juge Andrew MacKay a pris en compte trois facteurs : l’existence d’une ordonnance semblable rendue de consentement dans des instances parallèles; la possibilité pour une partie de s’opposer à ce qu’un renseignement soit désigné confidentiel et le pouvoir de la Cour d’exercer un contrôle sur le processus de « déclassification »; la croyance d’une partie selon laquelle son intérêt commercial ou scientifique lié au secret industriel pourrait être gravement compromis par la divulgation. Ces facteurs ont également été appliqués dans d’autres décisions de la Cour concernant aussi des demandes restreignant aux avocats l’accès aux renseignements (voir Pfizer, précitée, aux pages 180 et 181; Merck & Co. c. Apotex Inc. (2004), 32 C.P.R. (4th) 203, aux paragraphes 8 et 10).
[16] Cependant, le juge MacKay n’a pas entrepris d’énoncer une série de critères devant être examinés et suivis dans chaque cas (Pharmascience, précitée, au paragraphe 5). La Cour peut convenir de prendre en compte d’autres éléments pertinents ou les substituer aux facteurs énoncés dans Wellcome Foundation. En effet, lorsque les parties sont des concurrents, il est parfaitement légitime que l’ordonnance [conservatoire] ait pour but d’empêcher la divulgation à la partie opposée surtout lorsque la preuve tend à démontrer que cette divulgation pourrait nuire aux intérêts de l’autre partie (Rivard Instruments, précitée, au paragraphe 40). Cela étant dit, ces facteurs s’appliquent en l’espèce, assortis des particularités qui seront traitées plus loin.
[42] Pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles j’ai conclu que le critère établi dans la décision AB Hassle CF doit s’appliquer à la contestation de la désignation de confidentialité, je conclus également que, lorsque la contestation porte sur la désignation de renseignements comme renseignements réservés aux avocats, la partie qui cherche à maintenir la désignation doit satisfaire au critère plus strict consistant à démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles.
[43] À bien des égards, la présente affaire est semblable à l’affaire Del Ridge Homes, dans laquelle la juge Strickland a confirmé l’ordonnance par laquelle la juge responsable de la gestion de l’instance avait rejeté la requête d’une partie visant à considérer certains documents comme des renseignements réservés aux avocats jusqu’à ce qu’il soit statué sur tous les appels. Dans cette affaire, une partie a fait valoir devant la juge Strickland, comme en l’espèce, que la juge responsable de la gestion de l’instance avait commis une erreur en exigeant davantage qu’une croyance en toute bonne foi d’une possibilité de préjudice, dans le cadre d’une contestation relative à la désignation de renseignements comme renseignements réservés aux avocats. La juge Strickland a rejeté cet argument :
[55] À mon avis, il ne fait aucun doute que l’un des facteurs de « circonstances exceptionnelles » qui devront être établis pour l’octroi d’une désignation « réservé aux avocats » dans une ordonnance conservatoire est de savoir si la partie qui soll[i]cite cette ordonnance croit de bonne foi que la divulgation des renseignements pourrait nuire gravement à ses intérêts commerciaux ou professionnels. Toutefois, l’établissement de ce seul facteur ne suffit pas à satisfaire au critère d’une ordonnance conservatoire incluant pareille désignation. Le préjudice causé par la divulgation doit également constituer une grave menace pour l’intérêt en question et être réel, substantiel et fondé sur les éléments de preuve (Bard, au para 16; Lundbeck, au para 16; Sierra Club, au para 54; [Arkipelago], au para 11; Paid Search Engine, aux paras 31, 67). Le critère exige non seulement une croyance subjective de bonne foi qu’un préjudice en résultera, mais aussi « la preuve, de façon objective, de la nécessité de la confidentialité – critère relatif au préjudice » (Paid Search Engine, aux paras 31, 44; AB Hassle, au para 9).
[44] Le même raisonnement s’applique, à mon avis, en l’espèce. Je conclus donc que le critère juridique à appliquer en l’espèce est le critère à deux volets établi dans la décision AB Hassle CF. En outre, la partie qui souhaite maintenir la désignation de renseignements réservés aux avocats doit démontrer que le préjudice causé par la divulgation constitue « une grave menace pour l’intérêt en question et être réel, substantiel et fondé sur les éléments de preuve »
: Del Ridge Homes, au para 55.
Le critère appliqué par la juge adjointe Tabib
[45] Dans les motifs de l’ordonnance contestée, la juge adjointe Tabib a souscrit à l’analyse effectuée par le juge Zinn dans la décision Fluid Energy et a conclu que le critère établi dans l’arrêt AB Hassle CAF ne s’appliquait pas dans le cadre de la contestation des désignations faites en vertu d’une ordonnance conservatoire sur consentement. Elle a également conclu, à l’instar du juge Zinn dans cette affaire, que « le critère applicable dans de telles circonstances doit être ce dont les parties ont convenu et ce qui est expressément énoncé dans le mécanisme de contestation de l’ordonnance conservatoire en cause »
.
[46] Après avoir examiné les parties pertinentes de l’ordonnance conservatoire et considéré les arguments des parties, la juge adjointe Tabib a rejeté le critère de la croyance de bonne foi proposé par Dentec. Elle a donné l’explication suivante au paragraphe 30 de ses motifs :
Afin de constituer une disposition de contestation efficace, il convient d’interpréter l’article 32 [la disposition relative à la contestation de l’ordonnance conservatoire] comme exigeant de la partie qui a fait la désignation qu’elle établisse, selon la prépondérance des probabilités, que les renseignements qu’elle a désignés comme renseignements réservés aux seuls avocats possèdent en fait les attributs énumérés à l’alinéa 4b). En d’autres termes, elle doit établir qu’elle garde les renseignements confidentiels, qu’elle pourrait en fait subir un préjudice si ces renseignements étaient mis à la disposition de son opposant ou que ces renseignements sont en fait d’une valeur commerciale pour son opposant, et qu’ils contiennent en fait des renseignements techniques, des renseignements liés aux ventes, aux clients, au marketing, aux finances ou à la stratégie opérationnelle, ou d’autres renseignements commerciaux de nature délicate ou des renseignements exclusifs qui ne sont pas connus du public ou accessibles par celui-ci.
[47] Bien que la juge adjointe Tabib n’ait pas spécifiquement fait référence à la décision AB Hassle CF dans sa formulation du critère applicable à la contestation de la désignation de renseignements comme renseignements réservés aux avocats en l’espèce, je suis d’accord avec Surewerx pour dire que l’articulation du critère par la juge adjointe Tabib correspond au critère à deux volets établi dans la décision AB Hassle CF et s’accorde avec les termes explicites de l’ordonnance conservatoire.
[48] Dentec invoque plusieurs arguments pour étayer sa thèse selon laquelle la juge adjointe Tabib a adopté le mauvais critère. J’ai déjà analysé certains d’entre eux, et je ne vois pas la nécessité de répéter mon raisonnement.
[49] Dentec conteste également la conclusion de la juge adjointe Tabib selon laquelle le critère de la bonne foi s’applique au moment de la désignation et qu’un critère différent et « plus rigoureux »
s’applique en cas de contestation. Elle allègue que la juge adjointe Tabib a commis une erreur en déterminant rétroactivement que les éléments de preuve fournis à l’appui de la délivrance de l’ordonnance conservatoire se limitaient à « la démonstration d’une preuve prima facie de la nécessité de sa délivrance »
.
[50] Je note que la juge adjointe Tabib a déclaré, au paragraphe 31, que « [l]’ordonnance conservatoire a pour effet de permettre la désignation de certains renseignements selon une norme de bonne foi relativement peu rigoureuse, mais en cas de contestation, d’exiger de la partie qui a fait la désignation qu’elle établisse que le document satisfait objectivement aux critères de désignation ».
[51] Cependant, à mon avis, l’argument de Dentec place le raisonnement de la juge adjointe Tabib hors de son contexte. Loin d’affirmer que les parties n’ont qu’à faire valoir leur croyance de bonne foi pour appuyer la désignation de certains renseignements comme renseignements réservés aux avocats, la juge adjointe Tabib affirme le contraire au paragraphe 30 :
L’alinéa 4b) précise que [traduction] « les renseignements peuvent être désignés comme renseignements réservés aux seuls avocats », « lorsque » la partie qui les produit croit de bonne foi qu’ils satisfont à certains critères. Les critères énumérés (la confidentialité, le risque de préjudice et le type de renseignements contenus) sont des attributs des renseignements. C’est la croyance de bonne foi de la partie qui a fait la désignation selon laquelle les renseignements possèdent ces attributs qui lui permet de faire la désignation.
[Souligné dans l’original.]
[52] En d’autres termes, la juge adjointe Tabib a précisé que les renseignements qu’une partie souhaite désigner comme renseignements réservés aux avocats doivent présenter les attributs suivants : être confidentiels, risquer de causer un préjudice et être un certain type de renseignement. La croyance de bonne foi de la partie compte aussi, comme il se doit, car sans cette croyance la partie ne ferait pas la désignation. Cette formulation est également cohérente avec les conclusions tirées par la Cour dans la décision Del Ridge Homes, au paragraphe 55.
[53] Je suis également d’accord avec Surewerx sur le fait que, dans son analyse, la juge adjointe Tabib reconnaît que « [l]e libellé général ou générique de l’ordonnance conservatoire “standard” est habituellement émis alors que les parties ne peuvent pas encore identifier des documents précis, mais seulement des catégories plus larges de renseignements »,
comme il est indiqué dans la décision Del Ridge Homes, au paragraphe 49.
[54] Citant les paragraphes 32 et 33 de l’arrêt Société Radio-Canada c Manitoba, 2021 CSC 33 [SRC c Manitoba], et l’article 392 des Règles des Cours fédérales, Dentec soutient en outre que, une fois l’ordonnance conservatoire octroyée, la juge adjointe Tabib était dessaisie de la question du droit des parties de demander une ordonnance conservatoire visant la désignation de renseignements réservés aux avocats, par application de la règle du functus officio. Elle soutient que l’ordonnance conservatoire visant les renseignements réservés aux avocats est présumée avoir été rendue en fonction des éléments de preuve présentés et que la juge adjointe Tabib ne peut pas revenir sur sa décision initiale et changer l’objet de cette ordonnance.
[55] Je rejette l’argument de Dentec. La règle du functus officio est conçue pour favoriser le caractère définitif d’une décision et a une portée étroite : SRC c Manitoba, aux para 34, 35. Sans décider si cette règle s’applique dans le contexte qui nous occupe, je conclus que l’argument de Dentec ne tient pas compte du contrôle que le juge responsable de la gestion de l’instance doit exercer relativement au différend entre les parties au sujet d’une ordonnance conservatoire, une fois que celle-ci a été octroyée. En outre, comme le soutient Surewerx et comme j’en conviens, le fait d’octroyer une ordonnance conservatoire ne met pas les renseignements faisant l’objet d’une désignation à l’abri d’une contestation.
[56] Dentec soutient en outre que la juge adjointe Tabib a commis une erreur en estimant que, pour maintenir la désignation de renseignements réservés aux avocats, elle devait satisfaire à une norme plus rigoureuse et établir que Surewerx contreviendrait « probablement »
à l’ordonnance conservatoire ou à la règle de l’engagement implicite, alors que le critère juridique énoncé au point 4b) de l’ordonnance conservatoire prévoit que la norme applicable est celle de savoir si la divulgation « pourrait »
lui faire subir un préjudice. Bien que l’argument soit formulé comme un argument fondé sur une erreur de droit, à mon avis il s’agit plutôt d’une contestation fondée sur l’application par la juge adjointe Tabib du critère aux faits en cause. Je répondrai donc à cet argument ci-dessous.
Conclusion sur le critère applicable
[57] Je conclus que la juge adjointe Tabib n’a pas appliqué le mauvais critère à la contestation de la désignation de certains renseignements comme renseignements réservés aux avocats. Le critère qu’elle a adopté est conforme aux enseignements de notre Cour ainsi qu’aux dispositions de l’ordonnance conservatoire.
B. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur en concluant que Dentec ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les renseignements visés étaient véritablement des renseignements réservés aux avocats?
[58] Pour commencer, il convient de noter que Dentec a présenté tous ses arguments comme étant fondés sur des erreurs de droit commises par la juge adjointe Tabib. Dentec n’allègue aucune erreur manifeste et dominante dans l’application du critère au cas d’espèce. Toutefois, comme je l’ai mentionné, la question de savoir si la juge adjointe Tabib a commis une erreur en exigeant que Dentec établisse que Surewerx contreviendrait « probablement »
à l’ordonnance conservatoire est une question mixte de fait et de droit, pour laquelle il n’y a pas de question de droit isolable : Hospira, aux para 66 et 79.
[59] Je le mentionne pour deux raisons. Premièrement, je constate que Dentec extrait de façon sélective des parties des motifs de la juge adjointe Tabib pour appuyer sa position, comme le soutient Surewerx. Deuxièmement, j’estime que la juge adjointe Tabib a correctement indiqué que la norme de preuve à laquelle Dentec doit satisfaire « n’est pas une norme de certitude, mais une norme de probabilité raisonnable de préjudice »
, avant d’expliquer pourquoi cette norme n’aide pas Dentec. Au paragraphe 30 de ses motifs, la juge adjointe Tabib affirme :
L’ordonnance conservatoire exige que la défenderesse établisse, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle pourrait subir un préjudice si les renseignements étaient mis à la disposition des demanderesses. La nature des renseignements est telle qu’ils doivent être utilisés pour qu’un préjudice soit infligé à la défenderesse. Le simple fait de les mettre à la disposition des demanderesses ne peut pas porter préjudice à la défenderesse, car il ne s’agit pas du genre de renseignements dont, une fois qu’ils sont connus, on ne peut empêcher l’influence sur les décisions d’affaires que la partie prend dans le cours normal de ses opérations, ou qui pourraient être utilisés involontairement ou par erreur de manière préjudiciable pour la défenderesse. Afin de porter préjudice à la défenderesse, les renseignements en cause en l’espèce doivent être utilisés par les demanderesses dans des circonstances qui exigent un acte délibéré.
[Souligné dans l’original.]
[60] Ainsi, le commentaire de la juge adjointe Tabib sur l’exigence d’un « acte délibéré »
ne concerne pas la norme de preuve. Il concerne plutôt l’utilisation des renseignements en cause, à savoir l’identité du fabricant, afin de satisfaire à l’exigence que la « menace grave »
soit réelle et importante, en ce qu’elle est bien étayée par la preuve, pour justifier le maintien de la désignation de renseignements réservés aux avocats.
[61] Après avoir déterminé le critère juridique applicable, la juge Tabib l’a appliqué aux éléments de preuve dont elle disposait. Elle a accepté que Dentec subirait bel et bien un préjudice si Surewerx devait se faire une idée des coûts de Dentec, obtenait la composition matérielle de son produit ou copiait son modèle de moule. Toutefois, elle a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que Surewerx pourrait obtenir l’un ou l’autre de ces renseignements simplement en connaissant l’identité du fournisseur de Dentec. La juge adjointe Tabib a indiqué que la preuve montrait que Dentec avait conclu une entente avec son fournisseur aux termes de laquelle le fabricant avait accepté de garder tous ces renseignements confidentiels, et qu’aucune preuve au dossier ne permettait d’établir un doute quant à la possibilité que le fabricant ne respecte pas cette entente. Devant moi, Dentec n’a présenté aucun argument selon lequel ces conclusions seraient entachées d’une erreur manifeste et dominante.
[62] La juge adjointe Tabib a également analysé l’argument de Dentec selon lequel Surewerx, en tant que grande entreprise, pourrait avoir l’influence commerciale nécessaire pour obtenir ces renseignements de la part de son fabricant. Elle a toutefois rejeté cet argument en raison de l’absence de preuve. Je ne relève aucune erreur dans cette conclusion. Le commentaire de la juge adjointe Tabib selon lequel « [l]e simple fait de présenter une telle demande sous‑entend l’utilisation délibérée et intentionnelle des renseignements à des fins autres que le litige et constituerait une violation de l’ordonnance conservatoire et de la règle de l’engagement implicite »
ne revient pas à exiger que Dentec satisfasse à un critère plus rigoureux. Il illustre plutôt le caractère spéculatif de l’affirmation de Dentec à cet égard. De plus, à la lumière de la déposition du témoin de Dentec à l’appui de la délivrance de l’ordonnance conservatoire, selon laquelle Dentec s’attend à ce que Surewerx « respect[e] également les conditions de toute ordonnance conservatoire rendue par la Cour »,
je conclus que la juge adjointe Tabib n’a pas commis d’erreur à cet égard dans ses motifs.
[63] La juge adjointe Tabib a également examiné l’allégation de Dentec concernant le préjudice qu’elle pourrait subir si Surewerx intervenait dans la relation d’affaires entre elle et son fabricant. La juge adjointe a conclu que le type d’ingérence invoqué par Dentec exigeait un acte délibéré qui constituerait une violation de l’ordonnance conservatoire. Elle a également examiné l’argument de Surewerx selon lequel Surewerx pourrait utiliser les renseignements pour déterminer s’il y a lieu d’ajouter le fournisseur de Dentec en tant que partie à la présente procédure et a jugé que cela pourrait sans doute constituer une violation de l’ordonnance conservatoire. Toutefois, elle a fait remarquer qu’avant de mettre en cause le fabricant, Surewerx devrait obtenir l’autorisation de la Cour, ce qui donnerait à Dentec la possibilité de contester l’utilisation des renseignements à cette fin. Là encore, Dentec n’a pas expliqué en quoi cette conclusion constituait une « erreur manifeste et dominante »
.
[64] Puisque j’estime que la juge adjointe Tabib n’a pas commis d’erreur dans l’application du critère applicable aux faits dont elle était saisie, je n’ai pas besoin d’examiner l’argument de Surewerx selon lequel, même si Dentec a établi le risque de préjudice exigé, il reste encore à déterminer si les renseignements doivent être divulgués à Surewerx pour lui permettre de donner des instructions à ses avocats.
IV. Conclusion
[65] En conclusion, la juge adjointe Tabib n’a commis aucune erreur de droit. Elle a bien défini le critère juridique à appliquer à la contestation de la désignation de certains renseignements comme renseignements réservés aux avocats faite en vertu de l’ordonnance conservatoire. Elle n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a conclu que Dentec ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les renseignements visés étaient véritablement des renseignements réservés aux avocats.
V. Les dépens
[66] Les parties doivent déposer leurs observations sur les dépens dans un délai d’un mois à compter de la présente ordonnance.
VI. La réparation subsidiaire demandée par Dentec
[67] À titre subsidiaire, Dentec demande la suspension de l’effet de l’ordonnance de la juge adjointe Tabib jusqu’à l’issue de tout appel ou jusqu’à l’échéance du délai d’appel, si aucun appel n’est interjeté.
[68] Surewerx n’a déposé aucune observation en réponse à la demande de Dentec.
[69] Je fais remarquer que la juge adjointe Tabib a, de manière similaire, sursis à l’exécution de son ordonnance pendant le déroulement de tout appel dont pourrait être saisi un juge de la Cour pour éviter qu’un tel appel devienne théorique. La juge adjointe Tabib a jugé que, si Dentec interjetait appel rapidement, le délai ne causerait pas de préjudice à Surewerx.
[70] Pour les mêmes raisons que celles exposées par la juge adjointe Tabib, je suis convaincue qu’il est nécessaire de suspendre l’effet de l’ordonnance de la juge adjointe Tabib pendant le déroulement de tout nouvel appel devant la Cour d’appel fédérale.
ORDONNANCE dans le dossier T-1050-20
LA COUR ORDONNE :
L’appel est rejeté.
L’ordonnance rendue par la juge responsable de la gestion de l’instance, la juge adjointe Tabib, est suspendue jusqu’au règlement de tout appel éventuel ou jusqu’à l’échéance du délai d’appel, si aucun appel n’est interjeté.
Les parties doivent présenter des observations sur les dépens au plus tard le 9 septembre 2022.
« Avvy Yao-Yao Go »
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Blain McIntosh
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-1050-20 |
INTITULÉ :
|
SUREWERX USA INC. ET JET EQUIPMENT & TOOLS LTD. c DENTEC SAFETY SPECIALISTS INC. |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 12 juillet 2022
|
ORDONNANCE ET MOTIFS : |
La juge GO
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 12 août 2022
|
COMPARUTIONS :
Karen F. MacDonald Sarah Pennington |
POUR LES DEMANDERESSES DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES |
William D. Regan Evan Reinblatt |
POUR LA DÉFENDERESSE DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Karen F. MacDonald Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l. Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR LES DEMANDERESSES DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES |
William D. Regan Evan Reinblatt Rachel Meland Piasetzki Nenniger Kvas LLP Toronto (Ontario) |
POUR LA DÉFENDERESSE DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE |