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Date : 20220915


Dossier : IMM-1711-20

Référence : 2022 CF 1297

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 15 septembre 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

SEYED MOHAMMAD ZOIE

NARGES GANJIAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 24 février 2020 [la décision] d’un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [l’agent], par laquelle il rejetait la demande de permis de travail au titre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur principal quitterait le Canada à la fin de son séjour, en raison de ses antécédents de voyage, de ses liens familiaux au Canada et en Iran, de ses perspectives d’emploi limitées dans son pays de résidence ainsi que de sa situation d’emploi actuelle.

[2] Comme je l’indiquerai plus loin, je conclus que la décision était déraisonnable, puisqu’elle était dépourvue de justification et d’analyse rationnelle en ce qui concerne tous les facteurs énumérés dans la lettre de décision. La demande sera donc accueillie.

I. Le contexte

[3] Les demandeurs forment un couple marié de citoyens iraniens. Ils vivent au Canada depuis 2019, munis de visas de visiteur, puis accompagnent leur fils qui a obtenu un permis d’études en 2019.

[4] Le 24 janvier 2019, Seyed Mohammad Zoie, le demandeur principal, avec l’aide de son beau-frère, a constitué en société une entreprise spécialisée dans la construction et l’approvisionnement au Canada. M. Zoie est l’unique propriétaire et administrateur de l’entreprise.

[5] En septembre 2019, M. Zoie a présenté une demande d’étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] afin qu’il puisse occuper le poste de directeur général de l’entreprise. La demande a été accueillie, et l’EIMT a été délivrée le 4 octobre 2019. Le 31 décembre 2019, M. Zoie a présenté une demande de permis de travail, appuyée par son EIMT. Son épouse, Narges Ganjian, est une personne à charge mentionnée dans sa demande et a présenté une demande de permis de travail ouvert.

[6] Le 24 février 2020, la demande de permis de travail a été rejetée. La lettre de décision indiquait que l’agent n’était pas convaincu que le demandeur principal quitterait le Canada à la fin de son séjour, en raison de ses antécédents de voyage, de ses liens familiaux au Canada et en Iran, de ses perspectives d’emploi limitées dans son pays de résidence ainsi que de sa situation d’emploi actuelle.

II. La question préliminaire – L’intitulé

[7] À titre préliminaire, je fais observer que l’intitulé de l’affaire a été modifié pour que soit inscrit correctement le nom du défendeur, à savoir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[8] La question primordiale dont la Cour est saisie dans la présente demande est de savoir si la décision était raisonnable. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle « est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 85, 86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision raisonnable, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et qu’elle tient compte du contexte administratif, possède les caractéristiques de justification, de transparence et d’intelligibilité : Vavilov, aux para 91-95, 99, 100.

IV. Analyse

A. La décision était-elle raisonnable?

[9] Les demandeurs soulèvent des arguments permettant d’expliquer pourquoi la décision était déraisonnable, lesquels se résument à la question de savoir si la décision est dépourvue de justification et d’analyse rationnelle pour appuyer les facteurs déterminés par l’agent comme étant la raison pour laquelle le demandeur principal ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour.

[10] En ce qui a trait aux facteurs liés aux antécédents de voyage du demandeur principal ainsi qu’à ses liens familiaux au Canada et en Iran, je conclus que les motifs ne fournissent pas une justification suffisante ou une analyse rationnelle expliquant pourquoi une conclusion défavorable avait été tirée dans la lettre de décision.

[11] Comme l’ont fait observer les demandeurs, la Cour fédérale a constamment décidé que l’absence d’antécédents de voyage d’un demandeur de permis de travail devrait être traitée comme étant un facteur neutre en ce qui concerne la probabilité qu’il retourne dans son pays de citoyenneté : Ekpenyong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1245 [Ekpenyong] au para 31, renvoyant à la décision Ogunfowora c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 471 au para 42; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 135 au para 13; Adom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 26 au para 15. La Cour a conclu que l’agent des visas commet une erreur lorsqu’il considère l’absence d’antécédents de voyage de la demanderesse comme étant un facteur défavorable quant à la question de savoir si elle ne quittera pas le Canada après son emploi : Ekpenyong au para 32.

[12] Le défendeur ne conteste pas ce principe juridique. Toutefois, il fait valoir que la décision n’indique pas qu’une conclusion défavorable a été tirée de l’absence de voyages du demandeur principal. Il soutient que la mention des antécédents de voyage de M. Zoie est neutre et que l’agent a noté que les antécédents de voyage ne pouvaient pas contrebalancer d’autres éléments de preuve de liens étroits avec le Canada ainsi que de liens ténus avec l’Iran.

[13] Je n’accepte pas cette explication et je ne trouve aucune indication relative à celle‑ci dans les motifs fournis.

[14] La lettre de décision mentionne expressément comme premier motif de rejet de la demande que l’agent n’est [traduction] « pas convaincu que [le demandeur] quittera le Canada à la fin de [son] séjour, comme en dispose le paragraphe 200(1) du RIPR, sur la foi de [ses] antécédents de voyage ».

[15] L’agent ne fournit aucune justification, dans les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], quant à l’inclusion d’une conclusion défavorable fondée sur les antécédents de voyage dans la lettre de décision. La seule déclaration faite dans les notes consignées dans le SMGC sur les antécédents de voyage est une note vague selon laquelle [traduction] « le CDF a fourni une preuve d’entrée au Canada en février 2019, et aucun autre voyage ». Cela ne dit rien sur la raison pour laquelle les antécédents de voyage ont été un facteur indiquant que le demandeur principal ne quitterait pas le Canada à la fin du séjour. Les notes de l’agent renvoient aux visas antérieurs que les demandeurs ont obtenus. Rien n’indique que les demandeurs n’ont pas respecté les conditions rattachées à leurs visas d’entrée. Les motifs de l’agent n’ont pas de lien rationnel avec la lettre de décision.

[16] De même, l’analyse de l’agent concernant les liens familiaux du demandeur principal est insuffisante lorsqu’elle est examinée avec les documents déposés et la lettre de décision.

[17] Dans la lettre de décision, il est déclaré que l’agent n’est pas convaincu que le demandeur principal quittera le Canada à la fin de son séjour, en raison de ses liens familiaux au Canada et dans son pays de résidence.

[18] Toutefois, dans ses motifs, l’agent déclare seulement que le fils mineur du demandeur principal, qui détient un permis d’études, constitue un [traduction] « lien familial fort » avec le Canada, tout comme les membres de la famille qui ont travaillé avec le demandeur principal pour créer l’entreprise canadienne. L’agent ne tient pas compte des liens familiaux du demandeur principal en Iran.

[19] Les demandeurs affirment que l’agent a accordé une importance excessive à la sœur et au beau-frère du demandeur principal résidant au Canada, alors que tous les autres frères, sœurs et parents du demandeur résident en Iran, notamment la mère âgée du demandeur principal, dont il est responsable.

[20] Le défendeur fait valoir que, même s’il y avait une preuve de l’existence de membres de la famille en Iran, il n’y avait aucune preuve indiquant qu’il existait des liens étroits avec ces membres de la famille. Le défendeur fait observer que l’agent n’avait aucun élément de preuve selon lequel le demandeur principal se rendrait en Iran pour s’occuper de sa mère âgée.

[21] Je fais observer que, bien qu’il n’y ait pas eu de preuve par affidavit relative à la relation entre le demandeur principal et des membres de sa famille en Iran, les nombreux membres de la famille qui résident en Iran ont été clairement nommés dans les documents de demande déposés. À mon avis, l’agent avait l’obligation de démontrer qu’il avait tenu compte de la famille du demandeur en Iran et d’expliquer comment il avait soupesé les relations au Canada par rapport à la famille qui était toujours présente en Iran. Cela est d’autant plus vrai, car l’agent indique dans la lettre de décision que les liens familiaux du demandeur principal au Canada et en Iran constituent un fondement pour conclure qu’il ne quittera pas le Canada à la fin de son séjour.

[22] Étant donné que la majorité des membres de la famille du demandeur principal (et ceux de son épouse) résident toujours en Iran, il était déraisonnable que l’agent ne mentionne que des facteurs d’attirance en raison de la présence de membres de la famille au Canada comme facteur défavorable, sans démontrer qu’il a pris en compte le contexte dans son ensemble, qui comprend les facteurs d’attirance liés à sa famille en Iran : Azam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 115 aux para 55, 56. Si l’agent estimait qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve sur les liens avec l’Iran, il aurait dû le mentionner dans ses motifs.

[23] Les demandeurs font en outre valoir que l’agent a mal interprété la preuve en concluant que le demandeur principal avait des perspectives d’emploi limitées en Iran, eu égard à sa vaste expérience de travail et à ses activités commerciales, notamment un restaurant qu’il a construit et loué. Ils font valoir que le pays de résidence actuel du demandeur principal est le Canada et que, par conséquent, ce motif n’est pas pertinent. Ils contestent également le fait que l’agent a indiqué que l’emploi actuel du demandeur principal était un facteur permettant de conclure qu’il ne retournerait pas en Iran après son séjour autorisé. Ils soutiennent que ce que l’agent indique n’est pas clair, car le demandeur principal n’est pas autorisé à travailler légalement au Canada tant qu’un permis de travail n’a pas été délivré.

[24] À mon avis, il ressort clairement des motifs de l’agent, et de la nature de la décision, que celui-ci renvoie aux perspectives d’emploi limitées en Iran et aux possibilités d’emploi actuelles au Canada, lorsqu’il mentionne les facteurs liés aux [traduction] « perspectives d’emploi limitées dans votre pays de résidence » et à la [traduction] « situation d’emploi actuelle » dans la lettre de décision. Je ne considère pas que la décision est inintelligible en ce qui concerne la compréhension de ces facteurs.

[25] Les motifs de l’agent indiquent qu’il a tenu compte des qualifications professionnelles et des atouts du demandeur principal en Iran, mais qu’il était d’avis que le temps passé par le demandeur principal au Canada ainsi que les mesures qu’il avait prises pour créer une entreprise et l’établir au Canada démontraient une intention d’abandonner sa carrière en Iran. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’établissement d’une entreprise pour laquelle le demandeur principal prévoit agir comme directeur général a été raisonnablement considéré comme un lien fort avec le Canada, d’autant plus que le plan d’affaires et les autres éléments de preuve déposés étaient muets sur l’avenir de l’entreprise si le demandeur principal quittait le Canada. Toutefois, cette analyse ne traite pas suffisamment de la conclusion distincte selon laquelle le demandeur principal a des perspectives d’emploi limitées en Iran. Bien que la nature de la demande de permis de travail du demandeur principal indique qu’il est disposé à quitter l’Iran à titre temporaire, elle ne permet pas, en soi, sans tenir compte de la nature de son emploi et de ses activités commerciales en Iran, de conclure qu’il n’y aurait pas de possibilités d’emploi pour le demandeur s’il y retournait à la fin de son séjour.

[26] À mon avis, les incohérences entre la lettre de décision et les motifs, conjuguées aux lacunes dans les motifs, compromettent l’analyse globale présentée par l’agent et le caractère raisonnable de la décision. Par conséquent, je suis d’avis que la demande devrait être accueillie.

B. Les autres questions en litige

[27] Par souci d’exhaustivité, je fais observer que les demandeurs ont également cherché à soumettre une question d’équité procédurale qui n’a pas été soulevée dans leur mémoire initial des faits et du droit, mais dans le mémoire des faits et du droit subséquent seulement, après l’octroi de l’autorisation. Bien que je n’aie pas besoin de déterminer si cette question devrait être examinée, vu la décision que j’ai rendue ci-dessus, je fais observer que, même si j’avais exercé mon pouvoir discrétionnaire pour examiner cette question en fonction des facteurs énoncés dans la décision Al Mansuri c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 22 au para 12, je n’aurais pas trouvé les arguments des demandeurs convaincants sur cette question.

[28] La prémisse de l’argument des demandeurs était qu’en omettant d’examiner tous les éléments de preuve des demandeurs, l’agent avait tiré des conclusions déguisées sur la crédibilité. Toutefois, les demandeurs n’ont relevé aucune partie de la décision ou des motifs de l’agent qui indiquaient ou même semblaient indiquer des doutes concernant la crédibilité. Le fait qu’un agent ne tire pas une conclusion favorable à un demandeur n’est pas un fondement suffisant pour présumer que la crédibilité a été mise en doute.

V. Conclusion

[29] En résumé, je suis d’avis que la décision est minée par l’insuffisance de l’analyse de l’agent. La conclusion selon laquelle le demandeur principal ne quittera pas le Canada à la fin de son séjour n’est pas suffisamment justifiée pour les motifs que j’ai donnés. Par conséquent, j’annulerai la décision et renverrai l’affaire pour nouvelle décision.

[30] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1711-20

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé de la cause est modifié pour que soit inscrit correctement le défendeur, à savoir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée, et l’affaire est renvoyée afin qu’un autre agent rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1711-20

 

INTITULÉ :

SEYED MOHAMMAD ZOIE, NARGES GANJIAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 septembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

le 15 septembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Zeynab Ziaie Moayyed

 

Pour le demandeur

 

Rachel Hepburn Craig

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ziaie PC

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

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