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Date : 20220909


Dossier : IMM-5415-21

Référence : 2022 CF 1277

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

BEATRIZ ELENA MEDINA ZAPATA

NATHALY ANTOLINEZ MEDINA

MELISSA ANTOLINEZ MEDINA

SEBASTIAN ANTOLINEZ MEDINA

RAFAEL LEONARDO ANTOLINEZ OROZCO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] Les demandeurs sollicitent, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] datée du 22 juillet 2021 [la décision contestée]. La SAR a confirmé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR, au motif qu’ils n’avaient pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Le contexte

[3] Beatriz Elena Medina Zapata [la demanderesse principale], son conjoint [le demandeur] et leurs trois enfants adultes, Nataly, Melissa et Sebastien, sont des citoyens de la Colombie [collectivement, les demandeurs]. Ils craignent le cartel de Los Chivos, basé à Medellín et associé au Clan du golfe, un groupe de guérilla de droite.

[4] Le 20 novembre 2018, un membre du cartel s’est présenté au domicile familial des demandeurs, à Medellín, pour tenter de recruter Sebastien, qui a refusé la proposition. Les demandeurs ont déposé une plainte auprès du bureau du procureur général [la Fiscalia], après quoi ils ont obtenu une ordonnance de protection, les numéros de téléphone directs de policiers; ils ont aussi obtenu des conseils sur des mesures pour se protéger. Ensuite, ils se sont temporairement installés dans un autre secteur de Medellín.

[5] Au début de décembre 2018, deux hommes du cartel ont abordé la mère du demandeur, qui vivait dans une autre localité de la banlieue de Medellín, et lui ont posé des questions au sujet de Sebastien. Le 8 décembre 2018, la mère du demandeur a tenté d’ajouter cet incident à la plainte antérieure déposée auprès de la Fiscalia, mais, ce jour étant férié, elle n’a pu le faire avant le 10 décembre 2018. Le même jour, les demandeurs sont venus au Canada en utilisant des billets d’avion qu’ils avaient déjà achetés pour des vacances. Peu après leur arrivée au Canada, ils ont présenté une demande d’asile.

[6] La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à réfuter la présomption selon laquelle l’État colombien pouvait protéger ses citoyens. Non seulement la Fiscalia et la police ont fourni une aide adéquate et efficace sur le terrain en réponse à l’incident de novembre 2018, mais le départ des demandeurs après l’incident de décembre 2018 a empêché la Fiscalia de poursuivre ses efforts. La SPR a souligné que les demandeurs avaient quitté la Colombie dans les 20 jours suivant l’incident de novembre 2018 et dans les deux jours suivant l’incident de décembre 2018, en laissant [traduction] « une autre personne de la famille qui n’était pas directement touchée par l’incident précédent » tenter d’obtenir de la protection. Bref, les demandeurs n’ont pas fait suffisamment d’efforts pour obtenir la protection des autorités colombiennes.

[7] La SPR a également souligné que, bien que la preuve documentaire soit ambivalente, la Colombie n’est pas un État déliquescent où des groupes tels que le cartel de Los Chivos et le Clan du golf peuvent opérer librement, faute d’efforts du gouvernement pour les contrer.

III. La décision contestée

[8] La SAR a rejeté l’appel des demandeurs, car elle a conclu qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État.

[9] En rendant sa décision, la SAR a tiré une inférence défavorable du fait que les demandeurs n’avaient pas accompagné la mère du demandeur lorsque cette dernière avait déposé la plainte et qu’ils n’avaient pas fait le suivi de cette plainte, ce qui démontrait que « la famille n’a[vait] pas déployé tous les efforts objectivement raisonnables pour épuiser tous les recours auxquels ils avaient raisonnablement accès en Colombie ».

[10] La SAR n’était pas d’accord avec les demandeurs pour dire qu’ils n’avaient pas obtenu une protection adéquate de l’État après l’incident de novembre 2018, car la Fiscalia et la police leur avaient proposé des mesures de protection préventives couramment offertes aux victimes d’actes criminels. La SAR a fait observer qu’une protection adéquate de l’État n’est pas nécessairement parfaite.

[11] La SAR a souligné que le Clan du golfe est l’un des plus grands et des plus dangereux groupes criminels de la Colombie et qu’il est lié à d’autres groupes armés par des réseaux qui s’étendent à tout le pays. Toutefois, elle a également examiné la preuve documentaire objective supplémentaire concernant la situation dans le pays, notamment en ce qui concerne les efforts considérables déployés par le gouvernement pour contrer la corruption et les intrusions dans les poursuites judiciaires; la baisse des taux d’homicide, de subversion et de terrorisme national; la création de programmes et l’affectation de ressources pour protéger les citoyens, ainsi que l’échec de certains de ces efforts. En fin de compte, la SAR a conclu que les mesures de protection, quoiqu’imparfaites, satisfaisaient à la norme relative à la protection adéquate de l’État.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[12] La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

[13] Le fond de la décision commande l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Lorsqu’elle apprécie le caractère raisonnable, la cour de révision doit examiner la décision dans son ensemble, en s’abstenant de se livrer à une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Vavilov, aux para 85 et 102). Si la cour de révision est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle « satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », elle peut l’infirmer (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

A. La décision de la SAR est-elle raisonnable?

(1) Les observations des demandeurs

[14] Premièrement, la SAR n’a pas raisonnablement expliqué pourquoi elle avait tiré une inférence défavorable du fait que les demandeurs n’avaient pas accompagné la mère du demandeur lorsque cette dernière avait déposé sa plaine, le 10 décembre 2018. Les demandeurs n’étant pas présents au moment de l’incident, ils ne pouvaient rien ajouter à ce qu’elle indiquerait dans sa plainte. Ils ont accompagné la mère du demandeur le 8 décembre 2018, mais ils n’ont pas pu déposer la plainte. Il était raisonnable que les demandeurs quittent la Colombie le 10 décembre 2018, tel qu’ils l’avaient initialement prévu pour leurs vacances, car ils craignaient pour leur sécurité.

[15] Deuxièmement, la SAR a déraisonnablement conclu que les mesures de l’État colombien étaient adéquates. La protection que la Fiscalia et la police ont offerte sur le terrain après l’incident de novembre 2018 était inadéquate, car elle ne mettait pas les demandeurs à l’abri de nouveaux incidents. L’appréciation de la protection de l’État doit tenir compte de l’efficacité sur le terrain (Dawidowicz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 258 au para 10; Mata c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1007 au para 13).

[16] Troisièmement, la SAR a fait abstraction de la preuve contradictoire concernant l’efficacité des efforts de l’État colombien en matière de protection (Cervenakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 525 au para 74; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53 aux para 14-17, 83 ACWS (3d) 264 [Cepeda-Gutierrez]). Un examen de la preuve documentaire révèle que, sur le terrain, l’État n’offre pas une protection adéquate aux personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle des demandeurs.

(2) Les observations du défendeur

[17] L’analyse effectuée par la SAR quant à la protection de l’État est raisonnable. Il incombait aux demandeurs de réfuter la présomption de la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante. Les autorités ont fourni des mesures de protection aux demandeurs après l’incident de novembre 2018, notamment les numéros de téléphone directs de policiers, et les demandeurs ne se sont pas suffisamment prévalus de ces mesures après le deuxième incident. La décision prise par un demandeur d’asile de fuir le pays avant que la police ait l’occasion d’enquêter ne témoigne pas d’un manque de protection de l’État (Montemayor Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 977 au para 24).

[18] La SAR a apprécié la preuve contradictoire concernant la situation dans le pays et a reconnu que les groupes armés représentaient toujours un problème en Colombie. Toutefois, elle a également souligné que les mesures de protection prises par l’État, notamment contre le Clan du golfe en 2015 et en 2017, étaient efficaces, comme en témoigne la baisse des taux d’homicide, de subversion et de terrorisme national. Malgré le caractère mitigé de la preuve concernant la protection de l’État, il était raisonnablement loisible à la SAR de conclure que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau (Giraldo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1052 au para 19).

(3) La conclusion

[19] Il est bien établi en droit que le demandeur d’asile doit tenter d’obtenir la protection de son État d’origine avant de se rendre dans un autre pays pour y demander l’asile (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 au para 41; Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 à la p 709, 103 DLR (4th) 1 [Ward]). En l’absence d’un effondrement complet, il existe une présomption selon laquelle l’État est en mesure de protéger ses citoyens. En conséquence, le demandeur d’asile doit présenter une preuve claire et convaincante de l’incapacité ou du refus de l’État de le faire (Ward, à la p 724; Cosgun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 400 au para 52). Dans les affaires de cette nature, le fardeau de la preuve est proportionnel au degré de démocratie de l’État en question (Capitaine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 98 aux para 20-22).

[20] Le critère relatif à la protection de l’État exige également d’examiner si l’État protège adéquatement ses citoyens sur le terrain, et non pas s’il fait de simples efforts (De Araujo Garcia c Canada, 2007 CF 79 au para 15). La protection offerte par un État doit avoir une certaine efficacité (Aguilar Soto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1183 au para 32; Rstic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 249 au para 30).

[21] Le demandeur d’asile doit également démontrer qu’il a fait tous les efforts raisonnables pour obtenir la protection de son État d’origine, ou qu’il aurait été objectivement déraisonnable pour lui de le faire (Nugzarishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 459 au para 34 [Nugzarishvili]).

[22] À mon avis, la conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs n’ont pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État est raisonnable. Je suis parvenu à cette conclusion pour plusieurs raisons.

[23] Premièrement, je suis d’avis que la SAR n’a pas commis d’erreur en tirant une inférence défavorable du fait que les demandeurs n’avaient pas accompagné la mère du demandeur lorsque cette dernière avait déposé la plainte à propos de l’incident de décembre 2018. La SAR a expliqué que cette absence, combinée au fait que les demandeurs n’avaient pas fait le suivi de cette plainte, démontrait que « la famille n’a[vait] pas déployé tous les efforts objectivement raisonnables pour épuiser tous les recours auxquels ils avaient raisonnablement accès en Colombie » (la décision contestée, au para 11). Il incombait aux demandeurs de démontrer qu’ils avaient eux-mêmes fait tous les efforts raisonnables pour obtenir la protection de l’État colombien (Nugzarishvili, au para 34).

[24] À cet égard, il a été souligné que les demandeurs avaient quitté le pays 20 jours après le premier incident et deux jours après le deuxième incident, laissant ainsi à une autre personne de la famille le soin de donner suite aux efforts qu’ils avaient faits pour obtenir la protection de l’État. Dans ce contexte, il était raisonnable que la SAR conclue, à la lumière de la preuve, que les demandeurs n’avaient pas fait tous les efforts raisonnables pour obtenir de la protection en Colombie.

[25] Deuxièmement, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la SAR selon laquelle la protection de l’État sur le terrain était adéquate. Les demandeurs n’ont tout simplement pas attendu que la protection produise ses effets. La Fiscalia avait pris en considération la première plainte et avait pris quelques mesures pour les protéger sur le terrain. À mon avis, les demandeurs demandent à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait la SAR et de parvenir à une conclusion différente. Tel n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

[26] Enfin, les demandeurs soutiennent que la SAR a fait abstraction d’éléments de preuve concernant la situation dans le pays qui porteraient à conclure que l’État colombien n’est pas en mesure d’offrir une protection efficace aux personnes qui se trouvent dans une situation semblable à la leur. Il est bien établi en droit qu’un décideur est présumé avoir considéré toute la preuve et qu’il n’a pas à mentionner chacun des éléments dont il dispose (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 au para 1). Cette présomption peut être réfutée lorsque le décideur a passé sous silence des éléments de preuve essentiels qui contredisaient carrément sa conclusion (Basanti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1068 au para 24; Cepeda-Gutierrez, au para 17).

[27] Au paragraphe 16 de sa décision, la SAR a expressément affirmé qu’elle avait examiné le mémoire d’appel des demandeurs et leur preuve concernant la situation dans le pays. Elle a même directement mentionné des documents dont, d’après les demandeurs, elle aurait fait abstraction. À mon avis, la SAR a attentivement examiné la preuve concernant la situation dans le pays, y compris les éléments contenus dans le mémoire d’appel. Après avoir examiné la preuve concernant la situation dans le pays, la SAR a admis que le Clan du golfe est l’un des groupes paramilitaires les plus dangereux de Colombie et qu’il est lié à d’autres groupes armés par des réseaux qui s’étendent à tout le pays. Elle a également admis que, bien que le gouvernement colombien déploie des efforts considérables pour protéger ses citoyens et les victimes des conflits armés, des éléments de preuve indiquent que certains de ces efforts ont échoué. Plus important encore, la SAR a tenu compte du fait que les mesures de protection offertes en Colombie sont imparfaites, mais efficaces, comme en témoigne la baisse des taux d’homicide, de subversion et de terrorisme national. Elle a donc conclu que, dans ces circonstances, la norme relative à la protection adéquate de l’État était satisfaite. Compte tenu de la preuve dont elle disposait, il lui était tout à fait loisible de tirer cette conclusion (Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au para 37).

VI. Conclusion

[28] Les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[29] Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5415-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-5415-21

 

INTITULÉ :

BEATRIZ ELENA MEDINA ZAPATA, NATHALY ANTOLINEZ MEDINA, MELISSA ANTOLINEZ MEDINA, SEBASTIAN ANTOLINEZ MEDINA, RAFAEL LEONARDO ANTOLINEZ OROZCO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AVRIL 2022

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 9 SEPTEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Pablo Irribarra

POUR LES DEMANDEURS

 

Christoper Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Battista Smith

Migration Law Group

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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