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Date : 20220909


Dossier : IMM‑1215‑21

Référence : 2022 CF 1274

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ZHIHUI YAO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Zhihui Yao est citoyenne de la Chine. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent des visas [l’agent] a rejeté sa demande de permis de travail présentée dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires.

[2] L’agent n’était pas convaincu que Mme Yao avait répondu véridiquement à une question posée dans le formulaire de demande, à savoir si des membres de sa famille l’accompagneraient au Canada. L’agent a rejeté sa demande de permis de travail et l’a interdite de territoire au Canada pour une période de cinq ans pour fausses déclarations en application de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[3] L’explication fournie par Mme Yao au sujet de son incompréhension de la question dans le formulaire était franche et plausible. Il était déraisonnable que l’agent rejette l’explication, qu’il a qualifiée de [traduction] « bizarre et confuse » et de tentative de jouer sur le [traduction] « sens des mots et les détails techniques ». La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Contexte

[4] En mai 2020, la filiale canadienne de l’employeur chinois de Mme Yao, Pharmaster (Ningbo) Technology Co Ltd, lui a offert le poste de directrice du développement des affaires en Colombie‑Britannique. La période d’emploi était de deux ans. Selon une lettre de son employeur, Mme Yao devait retourner en Chine après cette période. Elle s’attendait à commencer ses nouvelles fonctions le 3 août 2020.

[5] Mme Yao a demandé un permis de travail. Le formulaire de demande comprenait une question à savoir si des membres de votre famille [traduction] « [v]ous accompagner[ont] au Canada, oui ou non ». Elle a répondu « non ».

[6] Mme Yao a à sa charge un fils qui avait 13 ans à l’époque où la demande a été faite. Ce dernier avait présenté une demande distincte pour obtenir un permis d’études au Canada. Les parents et le frère de Mme Yao habitent en Colombie‑Britannique.

[7] Le 19 novembre 2020, l’agent a envoyé à Mme Yao une lettre d’équité procédurale [la LEP] dans laquelle étaient exposées des préoccupations au sujet de la véracité des réponses données dans son formulaire de demande. L’agent a souligné que, dans la demande de permis d’études du fils de Mme Yao, il était indiqué qu’elle l’accompagnerait au Canada et qu’elle retournerait ensuite en Chine afin de continuer à y travailler.

[8] Mme Yao a répondu à la LEP le 23 novembre 2020. Elle disait qu’elle avait mal compris la question dans le formulaire de demande. Elle expliquait que son fils ne l’accompagnerait pas au Canada, puisqu’il arriverait avant elle. Elle avait compris que la question était s’ils voyageraient ensemble, et non s’ils seraient au Canada en même temps.

[9] Le fils de Mme Yao avait entamé le processus de demande de permis d’études en 2019 après avoir reçu une lettre d’acceptation d’une école en Colombie‑Britannique. Toutefois, la pandémie de COVID‑19 a entraîné un retard dans le traitement de sa demande. Il a reçu une seconde lettre d’acceptation en février 2020. En mai 2020, il a subi un examen médical, et le mois suivant, en juin, il a présenté une demande de permis d’études.

[10] Dans sa réponse à la LEP, Mme Yao a insisté sur le fait qu’elle n’avait pas eu l’intention de faire de fausses déclarations eu égard à sa situation ou à celle de son fils. Elle a souligné qu’elle avait pris des arrangements afin qu’un tuteur s’occupe de son fils, ce qu’elle n’aurait pas fait si elle s’attendait à rester au Canada avec lui. Le document de tutelle date de 2019, ce qui concorde avec la date de réception de la première lettre d’acceptation de son fils.

[11] Selon les notes qu’il a consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], l’agent a comparé les dates de la demande de Mme Yao et de celle de son fils, et a conclu ce qui suit :

[traduction]

Compte tenu de la chronologie ci‑dessus, il est évident que les deux demandeurs ont eu assez de temps pour présenter des renseignements exacts. De plus, le représentant a donné une explication bizarre et confuse au sujet de la raison pour laquelle la demanderesse n’a pas divulgué que son enfant allait aussi se rendre et habiter au Canada. Cela semble être une tentative de jouer sur le sens des mots et les détails techniques d’une question, ce qui, en fin de compte, ne semble pas dissiper ma préoccupation.

[12] L’agent a soumis l’affaire au délégué du ministre pour obtenir sa décision. La réponse de Mme Yao à la LEP n’a pas satisfait le délégué et il a décidé que la fausse déclaration était importante. La demande de permis de travail de Mme Yao a été rejetée le 4 janvier 2021, et elle a été interdite de territoire au Canada pour une période de cinq ans.

III. Question en litige

[13] La seule question soulevée dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

IV. Analyse

[14] La décision de l’agent est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que dans les cas où « [la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[15] Les critères « de justification, d’intelligibilité et de transparence » sont remplis si les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été prise et d’établir l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85‑86, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[16] Les notes versées dans le SMGC font partie des motifs de la décision contrôlée (Ebrahimshani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 89 au para 5).

[17] Mme Yao affirme que le libellé de la question dans le formulaire de demande était clair et précis. Sa réponse, à savoir que son fils ne l’accompagnerait pas au Canada, était véridique, puisqu’il s’y rendrait avant elle; il ne l’accompagnerait donc pas.

[18] Mme Yao affirme qu’elle n’avait aucune intention de faire de fausses déclarations, parce que la demande de permis d’études de son fils avait été présentée au même organisme gouvernemental que sa demande de permis. Dans l’affaire Karunaratna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 421 [Karunaratna], le juge Yves de Montigny a noté que l’agent avait eu accès aux demandes refusées antérieurement et qu’il ne s’agissait pas d’un cas où un demandeur tentait de dissimuler un fait important ou de faire une fausse déclaration sur un tel fait. Compte tenu des circonstances, l’agent ne pouvait pas raisonnablement ignorer ou écarter l’explication fournie en réponse à la LEP (Karunaratna, aux para 16‑17).

[19] Mme Yao s’appuie aussi sur la décision du juge de Montigny dans Koo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 931 [Koo]. Dans cette affaire, le demandeur n’avait divulgué ni son nom antérieur ni une ancienne demande d’immigration rejetée, ce qui a mené à une conclusion de fausses déclarations de la part de l’agent. Cependant, le juge de Montigny a conclu que l’explication fournie par le demandeur, selon laquelle il s’agissait d’une erreur humaine et commise par inadvertance, était raisonnable, en partie parce que son ancien nom figurait dans les documents à l’appui et qu’il n’avait pas tenté activement de le dissimuler (Koo, au para 25).

[20] Dans Sbayti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1296 [Sbayti], le juge Peter Pamel a conclu que le demandeur qui avait répondu « non » à une question au sujet de demandes d’immigration antérieures rejetées n’avait pas commis de fausse déclaration. Le formulaire en ligne invitait le demandeur à répondre « oui » ou « non » à la question : « Vous a‑t‑on déjà refusé un visa ou un permis, interdit l’entrée ou demandé de quitter le Canada ou tout autre pays ou territoire? » Le demandeur avait perdu son statut d’étudiant aux États‑Unis et son visa avait été annulé. Toutefois, il est parti après avoir reçu une ordonnance de départ volontaire, soit avant d’avoir été visé par une mesure d’expulsion formelle. Il a donc répondu « non » à la question, parce qu’il croyait sincèrement qu’il n’avait pas reçu l’ordre de quitter les États‑Unis.

[21] Le juge Pamel a souligné que le formulaire ne donne pas l’occasion au demandeur de fournir une explication s’il répond « non ». L’occasion de fournir des renseignements supplémentaires ne se présente que si le demandeur répond « oui ». Il était raisonnable de la part du demandeur dans Sbayti de ne pas fournir des renseignements de base supplémentaires alors qu’aucun ne lui avait été demandé (Sbayti, au para 51). Mme Yao affirme que sa situation est semblable.

[22] Les personnes qui demandent d’entrer au Canada ou d’y séjourner doivent fournir des renseignements véridiques, exacts et complets (LIPR, art 16(1)). Les résidents permanents et les étrangers sont interdits de territoire pour fausses déclarations s’ils font, directement ou indirectement, une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR.

[23] L’alinéa 40(1)a) de la LIPR est libellé de manière très large, et il peut s’appliquer aux situations où (i) le demandeur adopte une fausse déclaration pour ensuite la clarifier avant qu’une décision soit rendue (Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 512 au para 25) ou (ii) une fausse déclaration est faite par une autre personne sans que le demandeur n’en ait connaissance (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1059 aux para 50‑53, 55, 58). Comme l’a fait remarquer le juge James O’Reilly dans Baro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1299 : « Même une omission innocente de fournir des renseignements importants peut mener à une conclusion d’interdiction de territoire » (au para 15).

[24] Un fait n’a pas à être décisif ou déterminant pour être jugé important. Il suffit qu’il soit suffisamment important pour avoir une incidence sur le processus ou la décision finale (Yang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 FC 1484 au para 13). Je conviens avec le défendeur qu’il était pertinent et important pour l’agent de savoir si le fils à charge de Mme Yao resterait en Chine ou l’accompagnerait au Canada pour la durée de son séjour proposé afin qu’il puisse évaluer si elle quitterait le Canada après son séjour autorisé.

[25] Le défendeur affirme que la jurisprudence invoquée par Mme Yao est tout à fait différente. L’exception relative à l’erreur de bonne foi concernant une fausse déclaration est restreinte et n’excusera la non‑divulgation de renseignements importants que dans des circonstances extraordinaires où le demandeur croyait honnêtement et raisonnablement qu’il ne faisait pas de présentation erronée sur un fait important, qu’il était impossible pour le demandeur d’avoir connaissance de la déclaration inexacte et que le demandeur n’avait pas connaissance de la fausse déclaration (citant Appiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1043 au para 18).

[26] Le défendeur soutient que la situation de Mme Yao est analogue à celle dans Adepoju c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 438 [Adepoju]. Dans cette affaire, un couple marié avait présenté des demandes de permis d’études distinctes dans lesquelles ils affirmaient que l’autre conjoint resterait au Nigéria, dans une tentative frauduleuse de démontrer des liens forts avec le pays d’origine. Le juge Russel Zinn a rejeté les deux demandes de contrôle judiciaire pour cause d’abus de procédure, concluant ce qui suit (Adepoju, aux para 28, 30) :

Je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que ce couple a fait une présentation erronée sur la vraie nature de ses intentions lorsqu’il a présenté à IRCC des demandes de permis d’études. Cette présentation erronée a été portée devant la Cour par l’intermédiaire de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire respective.

[...]

Comme il est indiqué ci‑dessus, je suis convaincu que Deborah Adepoju et Ayodeji Adeyanju se sont rendus coupables d’inconduite lorsqu’ils ont fait une présentation erronée sur leurs véritables intentions. Les demandeurs n’ont peut‑être pas l’obligation positive de révéler volontairement et complètement le fait que leur conjoint demande également un permis d’études; toutefois, ils ont l’obligation de ne pas dissimuler la situation réelle ou de ne pas présenter les demandes de manière trompeuse.

[27] Je ne suis pas convaincu que la situation de Mme Yao soit comparable ou que cette dernière ait manifestement cherché à tromper les autorités de l’immigration en ce qui a trait à ses intentions et à celles de son fils.

[28] Mme Yao a expliqué que son plan initial était de rentrer en Chine après avoir accompagné son fils au Canada au début de ses études. Toutefois, la pandémie de COVID‑19 a entraîné un retard dans le traitement de la demande de son fils. L’agent ne semble pas avoir reconnu que celui‑ci avait d’abord été accepté par l’école en Colombie‑Britannique en septembre 2019. Il avait reçu une deuxième lettre d’acceptation en février 2020.

[29] Dans Karunaratna, le juge de Montigny a reconnu que l’article 40 de la LIPR vise à prévenir les fausses déclarations et à préserver l’intégrité du processus d’immigration et à ce que le demandeur s’acquitte de son obligation de franchise et fournisse des renseignements complets, honnêtes et véridiques en tout point lorsqu’il présente une demande d’entrée au Canada. Toutefois, il a aussi relevé qu’il existe une jurisprudence abondante à l’appui du principe que les malentendus ou les erreurs raisonnables commises de bonne foi peuvent échapper à l’application de l’article 40 (Karunaratna, aux para 13‑14).

[30] Mme Yao a fourni une explication franche et plausible dans sa réponse à la LEP. Comme l’a fait remarquer le juge Zinn au paragraphe 21 des motifs dans Adepoju, quoique dans un contexte différent :

[…] on ne peut pas « accompagner » l’autre au Canada tout en restant au Nigéria. Dans son sens habituel et ordinaire, le mot « accompagner » signifie « [s]e joindre à (qqn) pour aller où il va en même temps que lui, aller de compagnie avec » (Le Petit Robert de la langue française, 2022). Il n’a pas le sens de rejoindre quelqu’un à une date ultérieure […]

[31] L’agent n’a pas tenu compte du retard dans le traitement de la demande de permis d’études du fils de Mme Yao ou n’a pas reconnu qu’au moment où la première lettre d’acceptation de l’école en Colombie‑Britannique a été reçue, Mme Yao ne s’attendait pas à rester au Canada avec son fils. Compte tenu de toutes les circonstances, l’agent ne pouvait pas raisonnablement rejeter l’explication que la demanderesse avait fournie en réponse à la LEP et la qualifier de [traduction] « bizarre et confuse » et de tentative de jouer sur le [traduction] « sens des mots et les détails techniques ».

V. Conclusion

[32] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour un nouvel examen.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent de visas pour un nouvel examen.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1215‑21

 

INTITULÉ :

ZHIHUI YAO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEUX DE L’AUDIENCE :

TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO), PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 AOÛT 2022

 

JUGEMENTS ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 SeptembRe 2022

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

pour lA demandeRESSE

 

Nicole Rahaman

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour lA demandeRESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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