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Date : 20220906


Dossier : IMM‑4409‑21

Référence : 2022 CF 1258

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

THAVARAJAH THAVASI KANCHI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Thavarajah Thavasi Kanchi [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 29 mars 2021 [la décision] par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [la demande d’ERAR]. L’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution, pas plus qu’il ne serait exposé à une menace à sa vie ou au risque d’être soumis à la torture ou à des traitements ou peines cruels et inusités au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] s’il était renvoyé au Sri Lanka.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un Tamoul originaire du Nord du Sri Lanka. Il affirme avoir été détenu, maltraité et torturé au Sri Lanka par des membres de groupes militaires et paramilitaires sri‑lankais qui le soupçonnaient d’avoir des liens avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET). Il a été libéré à la condition qu’il verse un pot‑de‑vin. Le demandeur ayant fait fi de cette condition, les autorités lui ont fait des menaces et tentent maintenant de le retrouver. Le demandeur allègue également que ses frères ont été détenus pour la même raison et que l’un d’eux a depuis été porté disparu.

[4] En septembre 2010, le demandeur a quitté le Sri Lanka pour se rendre aux États‑Unis, où il a demandé l’asile. En mars 2011, avant qu’une décision concernant son statut de réfugié ne soit rendue, le demandeur est entré au Canada où il a, de même, présenté une demande d’asile. En mars 2013, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que le demandeur s’était désisté de sa demande d’asile après qu’il eut omis de se présenter à l’audience relative à cette dernière. La demande d’autorisation d’appel de la décision de la SPR que le demandeur a subséquemment présentée a été rejetée en mai 2013. Le demandeur a ensuite demandé à la SPR de rouvrir sa demande, mais celle‑ci a refusé en juillet 2013.

[5] Le demandeur a présenté sa demande d’ERAR en février 2016.

III. La décision

[6] L’agent a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le demandeur serait exposé à un risque au sens des articles 96 ou 97 de la LIPR.

[7] L’agent a conclu que la décision du demandeur de quitter les États‑Unis sans donner suite à sa demande d’asile témoignait d’une absence de crainte subjective.

[8] L’agent a jugé que les détentions et les libérations conditionnelles subséquentes dont le demandeur a fait l’objet étaient liées à des actes d’extorsion ou à des activités criminelles. Il a, par conséquent, conclu qu’il n’existait aucun lien avec un des motifs prévus dans la Convention.

[9] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté une preuve suffisante pour établir qu’il avait le profil d’une personne qui serait en danger au Sri Lanka. L’agent a souligné, à titre d’exemple, que le demandeur n’était pas [Traduction] « un ancien membre haut placé ou subalterne des TLET, un défenseur des droits de la personne ou un journaliste; des profils qui sont souvent ciblés selon les éléments de preuve objectifs mentionnés ci‑dessous ». De façon similaire, l’agent a fait observer que le demandeur [Traduction] « ne s’identifie pas comme un membre ou un sympathisant des TLET et n’a pas un profil susceptible de lui valoir une attention non désirée de la part des autorités, plus de dix ans après sa libération ».

[10] En ce qui concerne les mauvais traitements que lui auraient fait subir les autorités sri‑lankaises, l’agent a conclu que l’allégation du demandeur était vague et ne fournissait pas suffisamment de détails sur l’endroit où il a été détenu, la façon dont il a été détenu et la durée de sa détention.

[11] L’agent a tenu compte de deux documents objectifs sur la situation dans le pays publiés en 2019 et 2020. L’agent a noté ce qui suit :

[Traduction]

  • Les Tamouls ont été moins harcelés lors des élections de 2015 que lors des élections de 2010;

  • Les Tamouls ne reçoivent pas une attention injustifiée de la part des autorités du fait de leur engagement politique;

  • Les autorités sri‑lankaises recueillent et conservent des renseignements très détaillés sur les anciens membres et sympathisants des TLET;

  • Les Tamouls continuent de faire l’objet d’une surveillance dans le Nord et l’Est du Sri Lanka, mais il est rare que des violences soient perpétrées contre les personnes surveillées;

  • Toutes les personnes renvoyées au Sri Lanka sont traitées selon la procédure normale à l’aéroport, indépendamment de leur ethnicité ou de leur religion; elles ne font pas l’objet de mauvais traitements;

  • La population tamoule fait depuis longtemps l’objet de discrimination;

  • Les anciens membres des TLET – hauts placés comme subalternes – ainsi que les membres de leur famille, sont surveillés et harcelés;

  • Les Tamouls, en particulier les anciens membres ou les membres présumés des TLET, sont généralement surveillés et harcelés, en particulier dans le Nord et l’Est du Sri Lanka;

  • Depuis l’élection de Gotabaya Rajapaksa en novembre 2019, les conditions relatives aux droits de la personne se sont considérablement détériorées, en particulier dans les régions tamoules. Une augmentation de la répression contre les collectivités tamoules dans le Nord et l’Est du Sri Lanka a été signalée, de même que des incidents de brutalité policière au sein de ces collectivités.

[12] L’agent a conclu que la preuve objective n’indiquait pas que les Tamouls du Nord du Sri Lanka sont systématiquement soumis aux traitements visés aux articles 96 et 97 de la LIPR, et que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir qu’il serait en danger au Sri Lanka.

[13] Le demandeur a expliqué que, bien que l’agent ait rendu sa décision le 29 mars 2021, il n’en a été informé que le 15 juin 2021 lors d’une rencontre avec des représentants de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC]. Le demandeur a transmis de nouvelles observations à l’agent le 14 juin 2021. Il a demandé que sa demande soit réexaminée à la lumière de ces observations. La demande de réexamen du demandeur est demeurée sans réponse.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[14] Selon le demandeur, les questions en litige sont les suivantes :

  1. La décision de l’agent était‑elle déraisonnable?

  2. L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des observations que le demandeur a transmises avant qu’il ne soit avisé qu’une décision avait été rendue?

  3. L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la demande du demandeur de revoir la décision compte tenu de l’évolution de la situation dans le pays?

  4. L’agent a‑t‑il manqué aux principes de justice naturelle en omettant d’aviser le demandeur de l’existence de documents sur le pays faisant état d’un changement important, comme l’exige la décision de la Cour fédérale dans Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461, 161 DLR (4th) 488 (CAF)?

  5. L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en tirant des conclusions voilées quant à la crédibilité sans tenir d’audience?

  6. L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en concluant qu’il n’existait aucun lien avec un des motifs prévus dans la Convention?

  7. L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en omettant de se demander si les circonstances exceptionnelles engendrées par un changement dans la situation s’appliquaient au demandeur?

[15] En l’espèce, la question déterminante est de savoir si la décision est raisonnable. Je conviens avec le défendeur que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]).

[16] Lorsqu’elles contrôlent une décision selon la norme de la décision raisonnable, les cours de révision doivent tenir compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87). Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 85 et 99). La cour de révision doit cependant se garder d’analyser la décision phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Vavilov, au para 102). Avant de pouvoir infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle « satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Une décision ne peut être infirmée pour la simple raison qu’elle comporte des lacunes superficielles ou accessoires.

[17] La question déterminante étant établie, j’estime qu’il n’est pas nécessaire que j’examine les autres questions soulevées par le demandeur.

V. Analyse

A. La décision de l’agent était‑elle déraisonnable?

(1) Position du demandeur

[18] La décision était déraisonnable eu égard à la preuve objective. L’agent a admis que le demandeur était soupçonné d’être membre des TLET au Sri Lanka, mais n’a pas expliqué pourquoi il ne serait pas en danger s’il y retournait. En outre, l’agent s’est appuyé de façon sélective sur des éléments de preuve documentaire dont le résumé indique que tant les conditions relatives aux droits de la personne que le traitement réservé aux membres présumés des TLET se sont détériorés depuis l’élection du nouveau président.

[19] L’agent a également commis une erreur en concluant qu’il n’existait aucun lien avec un des motifs prévus dans la Convention. La preuve dont l’agent disposait indiquait que le demandeur a été maltraité parce qu’il était soupçonné d’appartenir aux TLET ou d’avoir des liens avec ceux‑ci. Or, même si les motivations des autorités étaient variées, ce rapport partiel avec un des motifs prévus dans la Convention est suffisant pour établir l’existence d’un lien (Shahiraj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 453).

(2) Position du défendeur

[20] La décision était raisonnable, en ce sens qu’elle était justifiée, transparente et intelligible eu égard à la preuve.

(3) Conclusion

[21] La décision de l’agent n’est ni transparente ni justifiée (Vavilov, au para 100).

[22] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il avait le profil d’une personne qui serait en danger au Sri Lanka. L’agent n’a pas mis en doute la crédibilité du demandeur, mais a jugé que la preuve n’était pas suffisante pour établir que le demandeur était un ancien membre haut placé ou subalterne ou un sympathisant des TLET. Or, le demandeur n’a jamais prétendu avoir été maltraité en raison de son appartenance réelle aux TLET. Il a affirmé avoir été détenu et torturé parce qu’on le soupçonnait d’appartenir à l’organisation. Dans ce contexte, il était déraisonnable de la part de l’agent d’exiger une preuve d’appartenance réelle aux TLET.

[23] De plus, en exigeant que le demandeur établisse son appartenance réelle, l’agent a fait fi de la preuve objective indiquant que les personnes soupçonnées d’appartenir aux TLET sont exposées au même risque que les membres réels ou les anciens membres. L’agent a également fourni peu d’explications quant aux raisons pour lesquelles le demandeur, qui a pourtant eu des problèmes avec les autorités dans le passé en raison de ses liens présumés avec les TLET, n’avait pas le profil d’une personne qui serait en danger. En effet, la preuve objective indique expressément que le harcèlement, la violence et la répression envers les Tamouls du Nord du Sri Lanka soupçonnés d’appartenir aux TLET ont augmenté à la suite de l’élection de 2019. Dans la mesure où l’agent a refusé d’admettre que le demandeur a été maltraité en raison de son appartenance présumée aux TLET, il aurait fallu qu’il l’indique clairement (Isakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 149 au para 10).

[24] Enfin, l’agent a commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un lien avec un des motifs prévus dans la Convention. Le demandeur a clairement affirmé avoir été détenu et maltraité parce qu’il était soupçonné d’avoir des liens avec les TLET. Il n’est nulle part indiqué que l’agent n’a pas accepté cette affirmation. Même si la détention du demandeur était en partie motivée par une volonté d’extorsion, cela n’empêche pas l’existence d’un lien avec un des motifs prévus dans la Convention. Des motivations mixtes sont suffisantes pour établir l’existence d’un lien avec un des motifs prévus dans la Convention (Gunaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 358 au para 55).

[25] En résumé, l’agent a déraisonnablement exigé du demandeur qu’il établisse son appartenance réelle aux TLET; il a fait fi de la preuve objective indiquant que les membres présumés des TLET sont exposés au même risque que les membres réels; il n’a pas adéquatement expliqué pourquoi il estimait que le demandeur n’avait pas le profil d’une personne qui serait en danger au Sri Lanka eu égard à la preuve; et il a commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un lien avec un des motifs prévus dans la Convention.

VI. Conclusion

[26] Pour toutes ces raisons, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4409‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM‑4409‑21

 

INTITULÉ :

THAVARAJAH THAVASI KANCHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 avril 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 6 septembre 2022

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Pour le demandeur

 

Brad Gotkin

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

 

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