Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220906


Dossiers : IMM‑5384‑20

IMM‑2894‑21

Référence : 2022 CF 1174

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

BISRAT ERSTU WELDESENBET

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] Bisrat Erstu Weldesenbet [la demanderesse] demande le contrôle judiciaire de deux décisions liées à sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La première demande, IMM‑5384‑20, est une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 8 octobre 2020 par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire]. La deuxième demande, IMM‑2894‑21, est une demande de contrôle judiciaire de la décision de réexamen défavorable de l’agent, datée du 1er mars 2021 [la décision de réexamen]. Le 18 janvier 2022, notre Cour a réuni les deux demandes et a ordonné qu’elles soient entendues en même temps.

[2] Les demandes de contrôle judiciaire de la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et de la décision de réexamen sont rejetées.

II. Le contexte

[3] La demanderesse est une citoyenne éthiopienne d’origine ethnique gurage et de confession chrétienne, et elle parle l’amharique. Elle est arrivée au Canada en 2015 et a présenté une demande d’asile en raison de son appartenance au Parti bleu et de ses opinions politiques antigouvernementales. Sa demande d’asile a été rejetée, puis sa demande de contrôle judiciaire a aussi été rejetée par notre Cour.

[4] Le 21 janvier 2019, la demanderesse a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle était représentée par Charles Mwewa ou Charles Lawqiq [l’ancien représentant]. La demande s’appuyait sur différents motifs, dont l’établissement au Canada, les liens familiaux et l’intérêt supérieur des enfants, à savoir la nièce et le neveu de la demanderesse, ainsi qu’un enfant vivant dans le même ménage qu’elle. La demanderesse n’a pas d’enfant.

III. Les décisions

A. La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[5] En rejetant la demande, l’agent a souligné que la demanderesse habitait au Canada depuis cinq ans, qu’elle travaillait comme éducatrice en garderie et avait un bon dossier civil. L’agent a examiné les lettres de soutien rédigées par des amis de la demanderesse et des membres de la communauté, mais a souligné qu’il y avait peu d’éléments de preuve indiquant que la demanderesse ne serait pas en mesure d’entretenir ces relations à l’étranger. Dans l’ensemble, l’agent a accordé un certain poids favorable à l’établissement de la demanderesse. Cependant, l’agent a aussi conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la demanderesse avait les fonds nécessaires pour subvenir à ses besoins au Canada.

[6] Quant aux liens familiaux, l’agent a souligné que la sœur, le beau‑frère, la nièce et le neveu de la demanderesse habitent au Canada, tandis que son époux, ses parents et trois membres de sa fratrie habitent en Éthiopie. L’agent a conclu que la demanderesse pourrait entretenir autrement ses relations avec les membres de sa famille au Canada.

[7] Quant à l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a tenu compte de l’intérêt supérieur de la nièce et du neveu de la demanderesse au Canada, et a attribué un certain poids favorable à ce facteur, mais a souligné que sa nièce et son neveu habitaient à Ottawa, tandis qu’elle habitait à Toronto. Cependant, il y avait peu d’éléments de preuve indépendants ou corroborants permettant de démontrer que la demanderesse était la principale responsable des soins de sa nièce et de son neveu. L’agent a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer avec la principale personne responsable de leurs soins et que la demanderesse pourrait entretenir autrement sa relation avec eux. L’agent a également conclu que la demanderesse était appréciée dans son milieu de travail, à savoir à la garderie et à une école du dimanche, mais qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants fréquentant ces endroits de demeurer avec les principales personnes responsables de leurs soins. L’agent a aussi examiné une lettre rédigée par un membre de la famille avec qui habite la demanderesse, qui atteste de la bonne relation que la demanderesse entretient avec un enfant qui habite au même endroit, mais rien n’indiquait que la demanderesse était la principale responsable des soins de cet enfant. L’agent a conclu là encore que la demanderesse pourrait entretenir ces relations à l’étranger.

B. La décision de réexamen

[8] Le 14 décembre 2020, après avoir retenu les services d’un nouvel avocat, la demanderesse a présenté une demande de réexamen. Dans la demande, il était allégué que la demanderesse avait été privée de son droit à l’équité procédurale en raison de la représentation négligente de son ancien représentant. Celui‑ci a affirmé qu’il était avocat, mais était en fait parajuriste, et a indiqué à tort à la demanderesse qu’elle ne pouvait pas inclure les conditions défavorables dans le pays dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La demanderesse a aussi mentionné qu’une guerre civile avait éclaté en Éthiopie trois semaines après que la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rendue.

[9] L’agent a réexaminé la décision en tenant compte des observations du conseil. L’agent a reconnu l’existence du conflit qui sévissait dans la région du Tigré en Éthiopie, mais a souligné que cet endroit n’était pas à proximité d’Addis Abeba, soit l’endroit d’où vient la demanderesse.

[10] L’agent a également examiné des lettres de soutien de membres de la famille de la demanderesse en Éthiopie décrivant les difficultés à obtenir un emploi et les actions de groupes rebelles à Addis Abeba. Cependant, l’agent a conclu, d’une part, que ces lettres de soutien n’étaient pas étayées par des éléments de preuve objectifs et corroborants, et d’autre part, que les auteurs des lettres n’étaient pas des parties objectives ni désintéressées. L’agent a reconnu que dans ces lettres, les auteurs indiquaient craindre de perdre leur emploi ou de voir leurs entreprises détruites par le feu, mais a conclu que ces craintes étaient [traduction] « spéculatives et n’étaient pas objectivement fondées ». En outre, bien que les auteurs aient indiqué qu’il y avait de la discrimination en matière d’emploi, plusieurs d’entre eux ont mentionné qu’ils avaient alors un emploi. De même, l’agent a souligné que lorsque la demanderesse était en Éthiopie, elle travaillait continuellement et était propriétaire d’une garderie. L’agent a conclu que, selon toute vraisemblance, la demanderesse pourrait obtenir un emploi à son retour.

[11] Enfin, l’agent a tenu compte des difficultés auxquelles la demanderesse risquerait d’être exposée en raison de la discrimination fondée sur son profil, à savoir une personne de confession chrétienne qui n’est pas Oromo. L’agent a souligné qu’il existe des lois interdisant la discrimination et a inséré des extraits d’un rapport du Département d’État des États‑Unis. Ces lois interdisent la discrimination en matière d’emploi et de profession, mais les autorités font respecter ces droits de façon inégale.

[12] L’agent a conclu que la situation générale dans le pays s’améliore. L’agent a tiré la conclusion suivante : [traduction] « Je dispose de peu d’éléments de preuve indiquant que si la demanderesse avait besoin de l’aide des autorités dans l’éventualité où elle serait exposée à des difficultés liées à son ethnicité [ou à ses croyances religieuses], elle se verrait refuser cette aide […] » En outre, l’agent s’est exprimé en ces termes : [traduction] « Je reconnais que des personnes de confession chrétienne ont été victimes de violence, mais les personnes d’autres appartenances religieuses, comme celles de confession musulmane, ont aussi été victimes d’actes de violence et d’attaques. » L’agent a mentionné qu’il n’existait pas de programme de sursis administratif aux renvois [SAR] en ce qui concerne l’Éthiopie, soit un programme créé pour les pays aux prises avec des crises humanitaires généralisées. Par conséquent, l’agent a rejeté la demande de réexamen de la demanderesse.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[13] Après avoir examiné les observations des parties, j’estime que les questions peuvent être formulées ainsi :

  1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑5384‑20 est‑elle théorique? Si non, la demanderesse a‑t‑elle été privée de son droit à l’équité procédurale en raison de l’incompétence de son représentant?

  2. Une prorogation de délai devrait‑elle être accordée dans le dossier IMM‑2894‑21?

  3. La décision rendue dans le dossier IMM‑2894‑21 est‑elle raisonnable?

[14] La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). La première question en litige sera examinée en fonction de cette norme.

[15] La deuxième question en litige ne commande pas l’application d’une norme de contrôle.

[16] La troisième question en litige, qui porte sur le bien‑fondé de la décision de réexamen, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17 [Vavilov]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 42‑44 [Kanthasamy]). Toute décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est « de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire, qui mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour », ce qui a pour effet d’« élargi[r] la gamme d’issues possibles acceptables » (Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27 aux para 17‑18, citant Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 335 au para 30 et Inneh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 108 au para 13). La cour de révision doit déterminer si la décision fait partie des issues possibles acceptables, et non si elle serait parvenue à la même conclusion (Vavilov, aux para 83, 86‑87, 99, 145).

[17] L’article 25 de la LIPR confère au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de dispenser un étranger du respect des exigences habituelles de la LIPR s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient (Kanthasamy, au para 10).

V. L’analyse

A. La demande de contrôle judiciaire de la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est‑elle théorique?

(1) Position de la demanderesse

[18] La demanderesse soutient que les décisions administratives prises en l’absence d’une équité procédurale sont nulles ab initio (Winning Combination Inc c Canada (Santé), 2016 CF 381 au para 87 [Winning Combination]). Le réexamen d’une décision n’annule pas le manquement à l’équité, car en l’espèce, l’agent n’a pas réévalué la demande. L’agent a plutôt évalué à tort si les nouveaux éléments de preuve révélaient qu’il y avait eu un changement de circonstances impérieux justifiant l’annulation de la décision initiale.

(2) Position du défendeur

[19] Le défendeur fait valoir que l’agent a accueilli la demande de réexamen, car il a reconnu que la représentation qui avait été offerte à la demanderesse était inefficace. Par conséquent, il n’y a pas de litige actuel entre les parties.

[20] Le défendeur a également souligné que la décision Winning Combination a été portée en appel (Canada (Santé) c Winning Combination Inc, 2017 CAF 101 [Winning Combination CAF]). La Cour d’appel fédérale a souligné que bien que le pouvoir de réexaminer toutes les questions ne soit pas sans limite, il doit être exercé conformément au droit et aux principes de l’équité procédurale. Elle a conclu que le processus de réexamen était entaché de manquements à l’équité procédurale (Winning Combination CAF, au para 86).

(3) Conclusion

[21] Je ne suis pas d’accord avec la demanderesse pour dire qu’un réexamen ne répare pas le manquement à l’équité procédurale.

[22] Les faits et les circonstances en l’espèce sont différents de ceux de la décision Winning Combination et de l’arrêt Winning Combination CAF. Dans ces jugements, les cours ont conclu que la décision de réexamen était entachée de manquements à l’équité procédurale de la part du décideur. En l’espèce, il est clair que l’agent n’est pas la partie qui a porté atteinte au droit à l’équité procédurale de la demanderesse. Au contraire, les observations de la demanderesse confirment que le manquement à l’équité procédurale découle des conseils négligents de son ancien représentant.

[23] Selon moi, la présente affaire ressemble en quelque sorte à Ye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1025 [Ye]. Bien qu’il ne soit pas question de demande de réexamen dans la décision Ye, la juge Strickland a conclu qu’il avait été remédié au manquement de la Section de la protection des réfugiés [SPR] à l’équité procédurale du fait que la Section d’appel des réfugiés [SAR] avait admis de nouveaux éléments de preuve. La juge Strickland a affirmé que « la véritable question dans la présente affaire est de savoir si le manquement de la SPR à l’équité procédurale a eu ou non un effet important. C’est‑à‑dire, dans les présentes circonstances, en jugeant admissibles les lettres de Shen, la SAR a‑t‑elle remédié au manquement? » (au para 20) La juge Strickland a aussi cité l’arrêt Canada (Procureur général) c McBain, 2017 CAF 204, dans lequel la Cour a affirmé que les tribunaux d’appel pouvaient corriger les manquements à l’équité procédurale dans certains cas (aux para 9‑10). Pour déterminer si le manquement a été corrigé, la cour décide « si la procédure dans son ensemble satisfait aux exigences en matière d’équité » (McBain c Canada (PG), 2016 CF 829 au para 46, citant Taiga Works Wilderness Equipment Ltd v British Columbia (Director of Employment Standards), 2010 BCCA 97 aux para 36‑38).

[24] En l’espèce, l’agent a à la fois accepté les observations supplémentaires et en a tenu compte pour rendre sa décision de réexamen de sept pages. La décision porte sur deux questions principales, à savoir, les conditions défavorables dans le pays, ainsi que le risque et la discrimination. Un examen de la décision montre clairement que l’agent a répondu aux observations de la demanderesse malgré l’absence d’une déclaration reconnaissant le problème lié à l’ancien représentant de la demanderesse.

[25] En fin de compte, je ne suis pas convaincu que le manquement à l’équité procédurale causé par l’ancien représentant a eu un effet important, car la demanderesse a été autorisée à déposer de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du réexamen. Je conclus que la procédure dans son ensemble satisfait aux exigences en matière d’équité procédurale. Par conséquent, il n’y a plus de litige actuel entre les parties en ce qui concerne un manquement à l’équité procédurale.

B. Une prorogation de délai devrait‑elle être accordée en ce qui a trait à la décision de réexamen?

(1) Position de la demanderesse

[26] La demanderesse soutient qu’une prorogation de délai devrait être accordée pour les motifs suivants : (1) la demanderesse a toujours eu l’intention de poursuivre la demande de contrôle judiciaire; (2) la demande est bien fondée; (3) le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du court report de six jours; (4) le report s’explique par l’erreur que le conseil a commise par inadvertance.

(2) Position du défendeur

[27] Le défendeur ne prend pas position sur cette question.

(3) Conclusion

[28] La demanderesse énonce correctement les facteurs que la Cour doit évaluer (Canada (Procureur général) c Hennelly, [1999] ACF no 846 au para 3, 89 ACWS (3d) 376 (CAF) [Hennelly]; Huot c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 973 au para 14).

[29] La demanderesse a déposé, à l’appui de la demande, un affidavit d’un assistant juridique précisant que M. Blum avait accidentellement inscrit la mauvaise date limite dans son calendrier et avait déposé la demande d’autorisation dès qu’il avait constaté l’erreur.

[30] J’ai tenu compte de l’absence d’opposition de la part du défendeur, de l’absence de préjudice invoqué par le défendeur, de l’affidavit déposé au nom de la demanderesse, du bien‑fondé de la demande, ainsi que de l’explication raisonnable et directe justifiant le retard. Je suis convaincu que la demanderesse a toujours eu l’intention de poursuivre la demande de contrôle judiciaire (Romero Gomez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1266 au para 13). La demanderesse satisfait aux conditions énoncées dans l’arrêt Hennelly, et par conséquent, la demande de prorogation de délai est accueillie. La Cour passe à l’examen du bien‑fondé de la décision de réexamen.

C. La décision de réexamen est‑elle raisonnable?

(1) Position de la demanderesse

[31] La demanderesse soutient que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique, a fait fi d’éléments de preuve contradictoires et a tiré des déductions déraisonnables.

[32] Premièrement, la demanderesse affirme que l’agent a de façon déraisonnable écarté les lettres de ses amis et de membres de sa famille en Éthiopie, car elles n’avaient pas été rédigées par des parties désintéressées (Aisowieren c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 305 au para 15). La demanderesse fait valoir que ces éléments de preuve sont pertinents, car elle fonde sa demande sur des personnes se trouvant dans une situation semblable à la sienne.

[33] Deuxièmement, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en concluant qu’elle était protégée contre la discrimination grâce aux lois anti‑discrimination, car l’agent a également reconnu que l’application de ces lois est inégale.

[34] Troisièmement, la demanderesse soutient que l’agent a conclu de façon déraisonnable qu’il n’y avait aucun élément de preuve objectif étayant les craintes des membres de sa famille concernant la destruction de leurs entreprises en raison du conflit ethnique. La demanderesse souligne que l’agent a même cité un élément de preuve objectif à l’appui de cette crainte, dont voici un extrait : [traduction] « Un vaste groupe composé majoritairement de jeunes membres de la communauté Oromo ont tué des membres des minorités ethniques dans la région et ont détruit par le feu des hôtels, des écoles, des centres d’affaires et des résidences appartenant à des personnes d’origine ethnique ahmara et gurage […] »

[35] Quatrièmement, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en analysant la protection offerte par l’État, car il n’a pas examiné les éléments de preuve contradictoires selon lesquels le gouvernement éthiopien n’avait pas protégé ses citoyens. Elle fait aussi valoir que l’agent n’a pas appliqué le bon critère en ce qui a trait à la protection de l’État. Plus précisément, elle avance que l’agent s’est concentré sur les efforts ou les intentions de l’État, et non sur le caractère adéquat de la protection véritablement offerte. En outre, l’agent n’a pas examiné la protection de l’État sous l’angle des motifs d’ordre humanitaire et s’est appuyé de façon déraisonnable sur un rapport du Département d’État des États‑Unis de 2019, malgré une dégradation importante des conditions en 2020.

[36] Enfin, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en s’appuyant, d’une part, sur le fait qu’il n’existait pas de SAR en ce qui concerne l’Éthiopie, et d’autre part, sur le fait que les personnes d’autres appartenances religieuses que la confession chrétienne ont aussi été victimes de violence.

(2) Position du défendeur

[37] Le défendeur soutient que la décision est raisonnable. Premièrement, le défendeur soutient que l’agent n’a pas commis d’erreur en soulignant que les membres de la famille de la demanderesse ne sont pas des parties désintéressées. Le défendeur souligne que l’agent a fourni d’autres motifs pour justifier le fait qu’il a accordé peu de poids à ces lettres. Le défendeur cite la décision Alexander c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 762 au para 65 [Alexander], dans laquelle le juge Norris a conclu que ce mode d’analyse est déraisonnable lorsqu’il s’agit de la seule raison donnée pour écarter des éléments de preuve :

Tout d’abord, après l’examen de la question de [traduction] « [l’]intérêt direct », il ne fait aucun doute que, logiquement et d’après l’expérience commune, l’intérêt d’un témoin à l’égard de l’issue d’une procédure peut être un facteur pertinent dans l’évaluation du poids à accorder au témoignage de ce témoin. Toutefois, la Cour a jugé nécessaire d’intervenir dans les cas où les décideurs ont diminué la valeur de la preuve pour cette seule raison et sans tenir compte d’autres facteurs pouvant avoir une incidence sur le poids de la preuve (p. ex., le fait de prêter serment ou de faire une affirmation solennelle, le fait que la preuve soit compatible avec d’autres éléments de preuve crédibles ou corroborée à l’égard d’aspects importants, etc.).

[Non souligné dans l’original.]

[38] S’agissant de l’argument selon lequel l’agent n’aurait pas examiné les éléments de preuve contradictoires, le défendeur fait valoir que la demanderesse n’examine pas les motifs dans leur ensemble et que les décideurs sont présumés avoir examiné tous les éléments de preuve.

[39] En outre, le défendeur soutient que l’agent évaluait la protection de l’État véritablement offerte. Par exemple, l’agent a tenu compte du fait que de hauts dirigeants avaient fait l’objet de poursuites pour des violations de droits de la personne, que des accusations avaient été portées contre d’anciens fonctionnaires du Service national de renseignement et de sécurité, et que des mouvements politiques avaient été décriminalisés à la suite de l’entrée en fonction d’Abiy.

[40] Le défendeur fait valoir que l’agent n’a pas eu tort de souligner que la violence touchait non seulement les personnes de confession chrétienne, mais aussi celles d’autres appartenances religieuses, et qu’il n’y avait pas de SAR en ce qui concerne l’Éthiopie. Le défendeur indique que ces déclarations sont [traduction] « incidentes » dans l’analyse globale.

(3) Conclusion

[41] Je conclus que la décision de l’agent est raisonnable. À la lecture de la décision de réexamen dans son ensemble, je conclus que l’agent a de façon raisonnable examiné la question de savoir si la demanderesse serait probablement touchée par les conditions défavorables en Éthiopie si elle y retournait (Kanthasamy, au para 56). L’analyse de l’agent appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Vavilov, au para 86, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[42] L’agent a de façon déraisonnable analysé les éléments de preuve contradictoires sur les conditions qui règnent dans le pays. L’agent a examiné les éléments de preuve en fonction de l’ethnicité de la demanderesse, ainsi que du conflit ethnique et religieux qui sévit en Éthiopie. Premièrement, l’agent a souligné que la plupart des éléments de preuve sur les conditions qui règnent dans le pays portaient sur la région du Tigré, tandis que la demanderesse et sa famille viennent d’Addis Abeba.

[43] Ensuite, l’agent a examiné les déclarations formulées dans les lettres en provenance des amis et des membres de la famille de la demanderesse, et la situation qui s’est produite après le meurtre d’un célèbre musicien oromo. L’argument de la demanderesse selon lequel l’agent a écarté les éléments de preuve fournis par des personnes intéressées uniquement pour ce motif est non fondé. Je souscris au renvoi par le défendeur à la décision Alexander, dans laquelle le juge Norris a conclu qu’il est déraisonnable d’écarter des éléments de preuve uniquement parce qu’ils proviennent de personnes intéressées. Ce n’est pas le cas en l’espèce. L’agent a mentionné que les éléments de preuve sur les conditions régnant dans le pays révélaient certaines améliorations sur le plan juridique en matière de lutte contre la discrimination, et il a conclu que certaines déclarations formulées dans les lettres étaient spéculatives, tandis que d’autres confirmaient qu’exception faite d’un ami de la demanderesse, la sœur, l’oncle et un autre ami de la demanderesse avaient tous un emploi. L’agent a ensuite établi un lien entre les conditions qui règnent dans le pays et la confirmation de la demanderesse selon laquelle celle‑ci avait travaillé non seulement au Canada, mais aussi en Éthiopie et en Suisse, pour conclure que, selon toute vraisemblance, la demanderesse pourrait obtenir un emploi à son retour. Après avoir examiné les lettres et les éléments de preuve sur les conditions qui règnent dans le pays, l’agent a conclu que certaines difficultés liées au retour de la demanderesse au pays pourraient être atténuées. Il ne s’agit pas d’une erreur.

[44] L’agent a ensuite examiné la question des difficultés à la lumière des éléments de preuve sur la violence ethnique et religieuse dans bien des régions de l’Éthiopie, y compris à Addis Abeba. L’agent a souligné les améliorations apportées sur le plan juridique et les mesures de sécurité prises, qui sont mentionnées dans le rapport du Département d’État des États‑Unis de 2019, qui mettait aussi l’accent sur le caractère imparfait de la situation au moyen d’autres exemples de violence. L’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve permettant de conclure que la demanderesse se verrait refuser l’aide de la police si elle était exposée à des difficultés liées à son ethnicité et à ses croyances religieuses. Selon moi, l’agent n’a pas considéré que par ses efforts, l’État prenait simplement « des mesures » pour s’améliorer. L’analyse de l’agent illustre plutôt qu’il a tenu compte de la solidité de la preuve concernant la possibilité que la demanderesse soit touchée par les conditions défavorables dans le pays (Browne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 514 au para 48; Arsu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 617 au para 16; Trach c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 747 au para 21).

[45] L’agent a ensuite établi un lien entre ces conclusions et la décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il a souligné que malgré l’établissement positif de la demanderesse au Canada, l’établissement à lui seul n’est pas un facteur déterminant. Il faut plutôt soupeser et prendre en considération une évaluation globale de tous les facteurs. L’agent a conclu qu’il n’y avait pas de [traduction] « changement de circonstances impérieux » susceptible de modifier la décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ce passage n’a pas pour effet de créer une nouvelle norme ou un nouveau critère. Il s’agit simplement du reflet de la conclusion de l’agent selon laquelle les nouveaux éléments de preuve sur les conditions qui règnent dans le pays, qui n’avaient pas été déposés par l’ancien représentant de la demanderesse, ne démontraient pas que celle‑ci serait exposée à des difficultés à son retour.

[46] Dans l’ensemble, eu égard au dossier, je conclus qu’il était loisible à l’agent de conclure que le niveau de difficulté et d’instabilité que subirait la demanderesse à son retour en Éthiopie ne justifiait pas que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit accueillie.

[47] Enfin, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les déclarations de l’agent selon lesquelles la violence touchait non seulement les personnes de confession chrétienne, mais aussi celles d’autres appartenances religieuses, et il qu’n’y a pas de SAR en ce qui concerne l’Éthiopie, ne constituent pas des erreurs suffisantes pour rendre déraisonnable la décision. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que ces déclarations sont [traduction] « incidentes » dans l’analyse globale.

VI. Conclusion

[48] Les demandes de contrôle judiciaire présentées dans les dossiers IMM‑5384‑20 et IMM‑2894‑21 sont rejetées.

[49] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et selon moi, les faits n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑5384‑20 et IMM‑2894‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑5384‑20 est rejetée en raison de son caractère théorique;

  2. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑2894‑21 est rejetée;

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5384‑20

INTITULÉ :

BISRAT ERSTU WELDDESENBET c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET DOSSIER :

IMM‑2894‑21

INTITULÉ :

BISRAT ERSTU WELDESENBET c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 6 SEPTEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Joshua Blum

POUR LA DEMANDERESSE

 

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joshua Blum

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.