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Date : 20220824


Dossier : IMM-6157-21

Référence : 2022 CF 1224

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 24 août 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

PRADEEP AMARATHUNGE WIJENAYAKE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur conteste une décision de la Section de l’immigration [la SI], par laquelle il a été déclaré interdit de territoire au Canada pour atteinte aux droits humains ou internationaux, au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur est citoyen du Sri Lanka. Il a commencé à travailler en tant qu’agent de police au sein de la force de police sri‑lankaise [la FPSL] en 1992, et est resté au sein de l’organisation jusqu’en 2016. Il a été promu inspecteur de police en 1999 et inspecteur de police en chef en 2006. De 2011 à 2016, il a été l’officier responsable du Bureau d’enquête sur les fraudes de Colombo, qui était chargé des enquêtes criminelles liées aux fraudes monétaires, aux abus de confiance criminels, aux détournements de fonds criminels, aux documents contrefaits et aux poursuites.

[3] Le demandeur a déposé une demande d’asile au Canada en 2017, fondée sur des menaces et une tentative d’enlèvement perpétrée par des acteurs gouvernementaux sri‑lankais qui voulaient l’empêcher de mettre au jour une fraude politique. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a déféré le dossier du demandeur à la SI pour enquête, en vertu de l’article 44 de la LIPR, au motif que la FPSL était une organisation ayant perpétré des actes considérés comme des crimes contre l’humanité pendant la période où le demandeur a occupé différentes fonctions à l’emploi de cette organisation.

[4] Après deux jours d’enquête, la SI a conclu que la preuve documentaire établissait que la FPSL avait commis des infractions constituant des crimes contre l’humanité. La SI a constaté que des actes de torture avaient été commis dans le cadre du conflit entre les Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET] et les forces de sécurité du Sri Lanka, ainsi que dans les rangs des corps policiers en général. Bien qu’il n’ait pas été allégué que le demandeur avait personnellement commis des crimes contre l’humanité, la SI a conclu qu’il était complice des actes de la FPSL, car il avait contribué volontairement, significativement et consciemment aux crimes ou au dessein criminel de l’organisation. La SI a cité des éléments de preuve démontrant que ces crimes n’avaient pas été commis uniquement par des unités spécialisées, mais que les différentes branches des forces policières travaillaient de concert. La SI a établi que le demandeur était lié à la structure dirigeante, qu’il avait occupé divers postes où il était en position d’autorité, qu’il avait fait partie de la FPSL pendant 24 ans, qu’il s’était engagé volontairement et qu’il n’était pas sous la contrainte. De l’avis de la SI, le demandeur « a[vait] contribué de manière significative au bon fonctionnement de la [FPSL] et, potentiellement, à un système structuré qui reposait sur la torture ». À ce titre, la SI a conclu que le demandeur était complice des crimes contre l’humanité commis par la FPSL et, le 24 août 2021, elle a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux et a pris une mesure de renvoi, au titre de l’alinéa 45d) de la LIPR [la décision].

[5] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que la décision est raisonnable. La demande sera donc rejetée.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[6] Le demandeur fait valoir que la SI : (1) s’est livrée à des spéculations, (2) a fait fi d’éléments de preuve et (3) a inadéquatement appliqué le critère relatif à la complicité établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola].

[7] Les parties soutiennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[8] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est fondé sur la déférence, mais n’en est pas moins rigoureux : Vavilov, aux para 12, 13. La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Ce qui est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et des répercussions de la décision sur les personnes concernées par celle‑ci : Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135.

[9] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante : Vavilov, au para 100. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou toutes les préoccupations à l’égard d’une décision qui justifient une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve présentée au décideur et de modifier les conclusions de fait qu’il a tirées à moins de circonstances exceptionnelles : Vavilov, au para 125. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent ni être superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure » : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

[10] La décision a été rendue au titre de l’alinéa 45d) de la LIPR, lequel est reproduit à l’annexe A, ainsi que de l’alinéa 35(1)a), la disposition d’interdiction de territoire régissant la présente affaire, et des dispositions applicables de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000 c 24 [la LCHCG].

[11] Les parties conviennent que le critère relatif à la complicité énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Ezokola, qui a été élaboré au regard de l’article 98 de la LIPR, s’applique également à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

A. La SI a‑t‑elle spéculé de manière déraisonnable et a‑t‑elle surestimé la portée de la notion de crimes contre l’humanité?

[12] La SI a conclu que la FPSL était « multiforme » et que l’ensemble des éléments de preuve établissait l’existence d’un « lien convaincant » entre le demandeur et les crimes de la FPSL. De l’avis du demandeur, la SI s’est livrée à des spéculations et a surestimé la portée de la notion de crimes contre l’humanité. Le demandeur fait valoir que, selon la logique de la SI, chaque membre de la FPSL occupant une position hiérarchique élevée serait complice de crimes contre l’humanité, ce qui, selon les observations du demandeur, [traduction] « ne peut tout simplement pas être le cas ».

[13] Le demandeur reconnaît que la FPSL a des antécédents d’abus systémiques. Cependant, il fait valoir que l’existence de ces antécédents ne permettait pas à la SI de conclure que la « grande majorité » des agents de police étaient impliqués dans des violations des droits de la personne, que la FPSL dans son ensemble avait commis des crimes contre l’humanité, ou que le demandeur avait lui‑même été complice de ces crimes.

[14] De plus, le demandeur est conscient de la déclaration de la Cour suprême, au paragraphe 77 de l’arrêt Ezokola, selon laquelle « [u]n individu peut être complice d’un crime auquel il n’a ni assisté, ni contribué matériellement ». Cependant, il souligne l’insistance de la Cour suprême sur le fait qu’« il faut prouver qu[e l’individu] a consciemment contribué de manière à tout le moins significative au crime perpétré par le groupe ou à la réalisation de son dessein criminel » et que « [l]’appartenance passive au groupe ne suffit pas » : Ezokola, au para 77.

[15] Je pense qu’il est nécessaire d’analyser les arguments du demandeur, puisqu’ils semblent confondre la conclusion de la SI selon laquelle la FPSL a commis des crimes contre l’humanité et celles sur la contribution du demandeur même à ces crimes. Dans la présente partie des motifs, je ne traiterai que de la conclusion de la SI selon laquelle la FPSL a commis des infractions qui constitueraient des crimes contre l’humanité, tels que ces crimes sont définis dans la LCHCG. Je reviendrai plus loin sur les conclusions de la SI concernant la contribution du demandeur.

[16] Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, je juge que la preuve documentaire dont disposait la SI étaye amplement ses conclusions. Cette preuve provenait de sources réputées, notamment Amnistie internationale [AI], Human Rights Watch [HRW] et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. La Cour fédérale a conclu que ces organisations étaient des « sources d’information crédibles, fiables et indépendantes » : Al Ayoubi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 385 au para 32, et les autres décisions qui y sont citées.

[17] Comme l’a noté la SI, ces rapports font état d’actes de violence « généralisés » et « systémique[s] » commis par la FPSL, tels la torture, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées et les traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui constitueraient des infractions énumérées et prévues par la LCHCG, ainsi que par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale [le Statut de Rome]. Plus précisément, en se basant sur des rapports d’AI, la SI a fait remarquer que de nombreuses personnes détenues par la police étaient victimes de différentes formes de torture et de traitements cruels, inhumains ou dégradants à une « fréquence presque quotidienne », même si ces actes étaient explicitement interdits par le droit sri‑lankais. La SI a également conclu, sur le fondement de la preuve documentaire, que la FPSL « a[vait] recours à la torture à diverses fins illicites », notamment pour obtenir une coopération ou des aveux dans des cas de délits mineurs. S’appuyant elle‑même sur une publication de HRW, la SI a noté que la FPSL faisait un « recours généralisé à la torture physique » et qu’elle avait recours à la torture comme « outil de coercition et de cruauté ». Outre l’utilisation de la torture, que la Commission des droits de la personne de l’Asie a qualifiée d’« épidémie », la SI a également fait référence à la preuve documentaire relative à d’autres crimes contre l’humanité énumérés et prohibés connexes, perpétrés par la FPSL.

[18] Fait important, la SI a conclu, à partir des rapports de ces sources réputées, que les cibles d’actes de torture ne se limitaient pas nécessairement aux personnes affiliées aux TLET, mais que « les civils de tout le pays et de tous les milieux sont rapidement devenus des cibles ». À la lumière de l’ensemble de la preuve documentaire dont elle disposait, la SI a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que la FPSL avait perpétré des crimes contre l’humanité.

[19] À mon avis, la SI a effectué son analyse en s’appuyant sur le cadre juridique applicable (notamment la LCHCG et l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40), et sa conclusion selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que la FPSL avait commis des crimes contre l’humanité était bien étayée par la preuve.

[20] Quant à la question de savoir si le demandeur était complice de ces crimes en raison de sa période d’emploi, la SI a noté à juste titre que cette question devait être tranchée à l’aide du critère établi dans l’arrêt Ezokola, que j’aborderai plus loin.

[21] Finalement, le demandeur a fait valoir que la SI avait tiré des conclusions contradictoires : d’une part, que la « grande majorité » des agents de police étaient impliqués dans des violations des droits de la personne, et d’autre part, que la FPSL n’était pas constituée uniquement dans le but de commettre des crimes, mais qu’elle était une organisation « multiforme ». Je rejette cet argument.

[22] Je suis plutôt d’accord avec le défendeur pour dire que la Cour a accepté le fait qu’il existait dans le monde des forces de police qui exerçaient une fonction [traduction] « normale » de maintien de l’ordre, mais qui le faisaient souvent en recourant à des moyens brutaux : Talpur c Canada (Citoyenneté et immigration), 2016 CF 822 [Talpur] aux para 27‑32, 37, 38, 40; Ali c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2021 CF 698 [Ali] aux para 27‑29; Sarwary c Canada (Citoyenneté et immigration), 2018 CF 437, aux para 43‑49.

[23] Bien que je remarque que la SI a cité la décision Fabela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1028 [Fabela], à l’appui, et que je comprenne la position du demandeur selon laquelle cette décision a été rejetée par la Cour suprême du Canada, au paragraphe 79 de l’arrêt Ezokola, je suis d’avis que la conclusion de la SI à cet égard était étayée par la preuve objective. En particulier, la SI a noté ce qui suit, aux paragraphes 279 et 280 de la décision :

[279] […] La Commission des droits de la personne de l’Asie a déclaré que la torture est la méthode d’enquête criminelle la plus courante, que les agents de police y ont recours sans vergogne et que les agents supérieurs l’approuvent. Il n’y a pas de réelles répercussions sur les agents qui se livrent à la torture et « [l]es conséquences de tout ce qui précède sont une augmentation démesurée des actes de torture, de leur niveau de barbarie et de la brutalité connexe ».

[280] Ainsi, le tribunal est convaincu qu’il était largement connu que la [FPSL] commettait de manière régulière et généralisée des crimes contre l’humanité, et que ses membres étaient largement perçus comme des auteurs de violations des droits de la personne. […]

[24] Le demandeur ne fait mention d’aucun élément de preuve susceptible de contredire les conclusions de la SI ci‑dessus, si ce n’est qu’il laisse entendre que la SI a [traduction] « surestimé » la portée de la notion de crimes contre l’humanité. À la vue du dossier et du raisonnement de la SI, je ne vois aucune raison de modifier ses conclusions. En outre, hormis sa mention de la décision Fabela, je conclus que, dans l’ensemble, la SI s’est reportée systématiquement et de manière appropriée à la décision Ezokola, tout au long de sa propre décision. Je ne pense pas que la manière dont la SI a fait mention de la décision Fabela ait donné lieu à une erreur susceptible de contrôle.

B. La SI a‑t‑elle fait fi d’éléments de preuve?

[25] Le demandeur soutient que la SI a fait fi de plusieurs éléments de preuve forts et pertinents lorsqu’elle l’a déclaré complice de crimes contre l’humanité. Ces éléments incluent notamment :

  • une lettre de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC], qui fait l’éloge de la FPSL pour son bon travail dans le domaine de la lutte contre les fraudes et qui nomme spécifiquement le demandeur, en soulignant son [traduction] « intégrité, son dévouement et son professionnalisme »;

  • l’affectation du demandeur à une mission des Nations Unies au Timor oriental, dans le cadre de son travail au sein de la FPSL;

  • deux lettres de l’ambassade des États‑Unis adressées au demandeur, alors qu’il était en fonction au sein de la FPSL. Dans la première lettre, datant de 2012, le demandeur est invité à participer à un programme aux États‑Unis concernant la primauté du droit en matière de propriété intellectuelle. Dans la seconde, datant de 2015, on exprime de la gratitude pour le travail du demandeur, on déclare qu’il [traduction] « a fait plus que ce qui était requis » concernant l’arrestation d’un criminel prétendu et on témoigne de la reconnaissance pour la relation entre les États‑Unis et la FPSL.

[26] Bien que le demandeur reconnaisse qu’il est fait mention de la lettre de la GRC et de son affectation aux Nations Unies dans la décision, il fait valoir que la SI n’a omis de traiter des lettres comme l’exige l’arrêt Vavilov, et qu’elle n’a pas cherché à déterminer s’il pouvait à la fois travailler pour les Nations Unies en tant que membre de la FPSL et être complice de crimes contre l’humanité.

[27] Je conclus que l’observation du demandeur n’est pas fondée. Il était loisible à la SI de décider du poids à accorder, le cas échéant, à de tels éléments de preuve, et il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve. Comme le défendeur le souligne à juste titre, le demandeur n’a pas démontré comment son travail de courte durée auprès d’une organisation externe aurait pu influencer son service au sein de la FPSL.

[28] Bien que la SI n’ait pas mentionné les lettres du gouvernement américain dans sa décision, il est bien établi en droit que les décideurs sont présumés avoir examiné la totalité de la preuve dont ils disposaient et qu’ils n’ont pas l’obligation de mentionner tous les éléments dans leurs motifs. Quoi qu’il en soit, tout comme l’engagement du demandeur auprès des Nations Unies et de la GRC, le travail du demandeur effectué auprès du gouvernement des États‑Unis n’est pas un facteur déterminant pour trancher les questions soumises à la SI.

[29] En plus de ce qui précède, le demandeur fait valoir que la SI a omis de s’attaquer aux conséquences, sur la question en litige, des menaces qu’il avait reçues à cause de son travail. Selon le demandeur, la SI aurait dû se demander si le gouvernement agirait de la sorte si un agent de police était complice de sa ligne d’action en matière de violation des droits de la personne, et se demander si la preuve relative à son départ du Sri Lanka ne démontrait pas, au contraire, qu’il ne l’était pas.

[30] Le défendeur fait valoir que les mots [traduction] « victime » et [traduction] « auteur » [d’un crime] ne s’excluent pas mutuellement, et qu’une personne peut être menacée par quelqu’un tout en perpétrant des crimes contre l’humanité. Je ne suis pas entièrement d’accord. Il peut exister des cas où les menaces proférées à l’encontre d’une personne pourraient devenir pertinentes pour apprécier une possible exclusion au titre de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés des Nations Unies, par exemple lorsqu’elles sont proférées en guise de représailles pour le refus de la personne de participer à des crimes contre l’humanité. Cela dit, je rejette l’argument du demandeur selon lequel la SI a commis une erreur en ne considérant pas les menaces proférées à son encontre, car il n’a pas expliqué comment le fait d’être menacé par un politicien en particulier excluait la possibilité qu’il soit également complice de violations des droits de la personne.

C. La SI a‑t‑elle mal appliqué le critère de l’arrêt Ezokola?

[31] Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême du Canada a défini un critère à trois volets relatif à la complicité, lequel exige que la personne ait volontairement apporté une contribution significative et consciente aux crimes d’un groupe : Ezokola, aux para 86‑90. La Cour suprême a également dressé une liste non exhaustive de facteurs à prendre en considération dans l’application de ce critère : Ezokola, au para 91. Les voici :

i. la taille et la nature de l’organisation;

ii. la section de l’organisation à laquelle le demandeur […] était le plus directement associé;

iii. les fonctions et les activités du demandeur […] au sein de l’organisation;

iv. le poste ou le grade du demandeur […] au sein de l’organisation;

v. la durée de l’appartenance du demandeur […] à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);

vi. le mode de recrutement du demandeur […] et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[32] Le demandeur conteste l’analyse de ces facteurs par la SI, ainsi que l’examen qu’elle a fait de la question de savoir si sa contribution était significative.

[33] Je commencerai par traiter des observations du demandeur concernant ces facteurs.

(1) La taille et la nature de l’organisation

[34] Le demandeur fait valoir que la SI a commis une erreur en acceptant le fait que la FPSL était multiforme, mais en établissant néanmoins un lien entre lui et les activités criminelles de certaines branches de la force policière. La SI a pris acte du fait que la Cour suprême, dans l’arrêt Ezokola, avait établi une distinction entre les organisations multiformes et celles dont le dessein est circonscrit ou brutal, jugeant que le lien entre la contribution et le dessein criminel sera plus ténu dans les organisations exerçant à la fois des activités légitimes et des activités criminelles.

[35] Le demandeur fait référence au paragraphe 20 de la décision Ali, dans lequel le juge Southcott a accepté le fait qu’« il [pouvait] y avoir des cas où le fait de tirer une inférence inintelligible d’une preuve générale pour parvenir à une conclusion plus particulière [pouvait] rendre une décision déraisonnable ». Le demandeur fait valoir que la SI a tiré une inférence inintelligible, parce que le lien probant nécessaire pour établir la complicité est manquant.

[36] Le demandeur fait également référence au paragraphe 35 de la décision Talpur, dans lequel le juge Manson a déclaré que « l’appartenance [d’un ancien policier] à la police du Sindh et sa connaissance des activités du groupe et son acquiescement à cet égard, sans plus, n’équivalent pas à de la complicité. Une conclusion de complicité exige un lien entre la conduite de la personne et les crimes du groupe (Ezokola, au paragraphe 8) ». Le demandeur fait aussi valoir que la preuve dans l’affaire Talpur appuie la conclusion du juge Manson selon laquelle « [c]e n’est pas un cas où les abus sont discrets, peu fréquents et commis par quelques‑uns, et où un lien permettant de conclure à une complicité individuelle au vu de ces faits peut en fait être plus ténu » : Talpur, au para 39. Cependant, selon le demandeur, le type de lien qui a été établi dans la décision Talpur est absent de la preuve en l’espèce.

[37] Selon le demandeur, la SI ne pouvait pas à la fois conclure que la FPSL était multiforme et qu’il s’agissait d’un organisme solidaire. Le demandeur fait valoir que la SI n’a pas fourni de fondement probant à sa théorie selon laquelle les différentes branches des forces policières travaillaient ensemble à l’atteinte d’un objectif commun. Comme il le souligne, la SI a pris acte du fait que le demandeur n’avait pas personnellement commis de violations des droits de la personne, mais qu’elle a néanmoins conclu qu’il avait connaissance que des activités criminelles avaient généralement lieu.

[38] Je ne suis pas convaincue par les observations du demandeur. Tout d’abord, je remarque que le demandeur n’explique pas pourquoi une organisation multiforme ne peut pas être aussi un organisme solidaire.

[39] Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola :

[94] […] La taille de l’organisation pourrait permettre de se prononcer sur la vraisemblance que le demandeur ait connu ses crimes ou son dessein criminel ou qu’il y ait contribué. La taille de l’organisation est inversement proportionnelle à la vraisemblance de la connaissance et de la contribution. Cette vraisemblance peut également varier en fonction de la nature du groupe. Lorsque celui‑ci est multiforme ou hétérogène (par exemple, lorsqu’il exerce à la fois des activités légitimes et des activités criminelles), le lien entre la contribution et le dessein criminel sera plus ténu. En revanche, lorsque l’organisation sera animée d’un dessein circonscrit et brutal, le lien sera plus facile à établir. En pareilles circonstances, un décideur peut être plus enclin à inférer que l’accusé connaissait le dessein criminel du groupe et qu’il a contribué à sa réalisation. Cela dit, même dans le cas d’un groupe animé d’un dessein circonscrit et brutal, les actes et la fonction de l’individu en son sein doivent tout de même être soupesés avec soin, au regard de la situation propre à cet individu, pour déterminer si sa contribution était volontaire et si elle a eu une incidence importante sur le crime ou le dessein criminel du groupe.

[40] Le paragraphe 94 de l’arrêt Ezokola nous rappelle ainsi que, si une organisation est multiforme ou hétérogène, le lien entre la contribution et le dessein criminel sera plus ténu. L’arrêt Ezokola ne défend pas l’idée qu’une organisation multiforme ne peut pas aussi être considérée comme une organisation solidaire lorsqu’il s’agit d’apprécier l’implication d’une personne dans des crimes contre l’humanité.

[41] Je note également que, dans la décision Ali, le juge Southcott a conclu que la SI avait utilisé la preuve dans cette affaire de façon intelligible. De même, dans la décision Talpur, le juge Manson a confirmé l’interdiction de territoire du policier en cause, tout en rejetant l’idée qu’une conclusion de complicité imputait effectivement à tous les policiers les crimes commis par la police au Pakistan.

[42] En l’espèce, l’analyse de la SI était conforme aux lignes directrices de la Cour suprême. L’analyse a commencé avec un examen du mandat historique et courant de la FPSL en matière de lutte contre le terrorisme et contre la criminalité. Elle a décrit en détail le fonctionnement des différentes branches de la FPSL et a fait mention d’une « souplesse dans la dotation des différents services ». Elle a continué en examinant les connaissances du demandeur à propos de la FPSL et a fait remarquer que ce dernier avait reconnu que certaines unités de la police et certains policiers avaient commis des crimes ainsi que des violations des droits de la personne. La SI a également noté que le demandeur affirmait qu’aucun acte de ce genre n’avait été commis par des agents relevant de lui ou par ses pairs.

[43] C’est en se basant sur l’ensemble de la preuve, y compris le témoignage du demandeur, que la SI a conclu que la FPSL était une « entité holistique dotée de diverses branches interreliées », et que « non seulement les unités spécialisées en particulier, mais aussi la [FPSL] en général ou dans son ensemble, seraient responsables des crimes commis par l’organisation ». La SI a en outre conclu que le service du demandeur et son rôle de supervision ont contribué aux crimes et au dessein criminel de la FPSL, compte tenu de la nature de la FPSL et des particularités de l’affaire. À mon avis, la décision de la SI est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur [était] assujetti » : Vavilov, au para 85. Je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle.

(2) La section de l’organisation à laquelle la personne était le plus directement associée

[44] Le demandeur soutient que la SI s’est livrée à de pures spéculations en concluant qu’« il y avait une réelle possibilité » que des agents sous sa supervision et des policiers ordinaires aient commis des violations des droits de la personne, et pas seulement des agents qui travaillaient dans des unités spécialisées. Selon le demandeur, cela a abouti à une conclusion absurde selon laquelle l’ensemble des membres de la FPSL, ou du moins ceux qui y jouissaient d’une certaine autorité, entretenaient un dessein criminel.

[45] Je n’accepte pas les observations du demandeur en ce qui concerne les conclusions de la SI, que le défendeur a qualifiées à juste titre de [traduction] « simplification excessive ». Au contraire, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la conclusion de la SI n’était pas seulement basée sur l’employeur du demandeur, mais bien sur une analyse de la preuve subjective relative aux responsabilités de ce dernier, par opposition à la preuve objective des pratiques de la FPSL.

[46] Par exemple, aux paragraphes 135 à 140 de la décision, la SI a examiné en profondeur le travail du demandeur au sein de la FPSL de 1992 à 2016, les rôles qu’il a joués au fil des ans, de même que ses fonctions et responsabilités. En particulier, la SI a noté que le demandeur et les agents qu’il supervisait étaient chargés « d’arrêter les criminels, de les interroger, d’assurer la sécurité du public, de faire respecter la loi et de maintenir l’ordre ». Ce mandat « les autorisait à s’introduire dans des espaces privés et comprenait des actes comme l’arrestation et la détention de citoyens, l’interrogatoire de personnes et le transfert des détenus vers les tribunaux ou d’autres unités spécialisées de la police ». Ces constatations ÷ que le demandeur n’a pas contestées ÷ ont permis à la SI de conclure raisonnablement que la partie de l’organisation à laquelle le demandeur était directement lié l’exposait effectivement à un dessein commun qui aurait contribué aux crimes et au dessein criminel de la FPSL.

(3) Les fonctions et les activités au sein de l’organisation

[47] Le demandeur souligne qu’après un examen long et détaillé de ses anciens postes et fonctions en tant policier, la SI n’a trouvé aucune preuve qu’il avait été lui‑même impliqué dans des violations des droits de la personne. Lors de son témoignage, il a déclaré n’avoir jamais travaillé avec des unités telles le Bureau d’enquête sur les crimes, le Département des enquêtes criminelles ou le Département des enquêtes sur le terrorisme, unités notoirement associées à des violations des droits de la personne. Le demandeur conteste la conclusion de la SI selon laquelle il savait ou aurait dû savoir que des violations des droits de la personne se produisaient.

[48] Le demandeur soutient que la SI n’a soulevé aucun doute quant à la crédibilité de son témoignage, selon lequel (1) il n’avait jamais été témoin de recours à la violence pendant les enquêtes, (2) rien d’inapproprié n’avait eu lieu dans les postes de police où il avait travaillé et, (3) à sa connaissance, son unité n’avait pas été impliquée dans des violations des droits de la personne. Le demandeur fait valoir qu’en concluant que les fonctions et activités importantes du demandeur au sein de la police lui auraient permis de contribuer à un système qui commettait des violations des droits de la personne, la SI s’est livrée à des spéculations lorsqu’elle a décidé que la position même du demandeur au sein de la police le rendait complice. Subsidiairement, le demandeur fait valoir que, si la SI a jugé son récit peu plausible, cette conclusion n’a pas été formulée explicitement et n’a pas été étayée par les motifs, contrairement à ce qui est préconisé dans l’arrêt Vavilov.

[49] Cet argument ne me convainc pas non plus, car je conclus que les arguments du demandeur se résument à une tentative de simplifier excessivement les conclusions de la SI pour parvenir au résultat qu’il cherche à obtenir. En fait, la SI a bel et bien pris acte du fait qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que le demandeur avait lui‑même commis des crimes contre l’humanité, et l’analyse ainsi que les motifs de la SI étaient concentrés sur la question de savoir si le demandeur avait apporté une contribution volontaire, significative et consciente au dessein de l’organisation, tel que l’exige le critère établi dans l’arrêt Ezokola.

[50] Une fois de plus, la SI a consacré une grande partie de son analyse à décortiquer les responsabilités et les fonctions du demandeur tout au long des années passées au sein de la FPSL, et a noté en particulier son travail relatif aux arrestations et aux interrogatoires. La SI a accepté la preuve du demandeur selon laquelle il n’avait jamais travaillé pour ou avec les trois unités spécialisées mentionnées ci‑dessus, ni remis de suspects ou de détenus entre les mains de ces unités. La SI a également noté que le demandeur insistait sur le fait qu’il n’avait jamais été témoin d’un recours à la force lors d’arrestations ou d’interrogatoires auxquels il avait participé. Cependant, compte tenu de la longue période passée par le demandeur au sein de la FPSL et de ses responsabilités et fonctions déclarées, la SI a conclu qu’il était « bien établi dans le domaine de l’application de la loi sous les auspices de la [FPSL] » et que ses « fonctions et activités importantes au sein de l’organisation lui auraient permis, objectivement, de contribuer à un système qui se livrait à des actes de brutalité ou à d’autres violations des droits de la personne ».

[51] Cette conclusion était raisonnablement étayée par la preuve dont disposait la SI, y compris le propre témoignage du demandeur et ses antécédents professionnels. Malgré le désaccord du demandeur, je ne trouve rien de déraisonnable dans les conclusions de la SI.

(4) Le poste ou le grade au sein de l’organisation

[52] Le demandeur fait valoir que la SI n’a pas tenu compte de l’objet de la disposition relative à l’interdiction de territoire, lorsqu’elle a conclu que son grade et le poste qu’il occupait méritaient de se voir accorder un « poids important », parce qu’il occupait une position élevée dans la hiérarchie de la police et qu’il exerçait une influence et une supervision sur des agents. Selon le demandeur, l’objet de la disposition relative à l’interdiction de territoire est de s’assurer que seules les personnes qui contribuent consciemment et de manière significative à des violations des droits de la personne sont interdites de territoire, et le paragraphe 3 de l’arrêt Ezokola établit que cela n’inclut pas les personnes qui sont coupables par association.

[53] Je suis d’accord pour dire que seules les personnes qui satisfont au critère relatif à la complicité établi dans l’arrêt Ezokola, et non celles qui sont coupables par association, devraient être visées par la disposition d’interdiction de territoire. Cependant, je ne relève aucune preuve démontrant que la SI a jugé de manière inappropriée que le demandeur était complice.

[54] Le passage suivant de l’arrêt Ezokola explique la pertinence du grade :

[97] […] Plus une personne se situe au sommet de la hiérarchie de l’organisation, plus elle est susceptible d’avoir connaissance de ses crimes et de son dessein criminel. Parfois, un poste élevé ou une ascension rapide peut attester l’existence d’un grand appui au dessein criminel de l’organisation. Qui plus est, en raison du poste qu’elle occupe ou du rang auquel elle s’est hissée, une personne peut, de fait, exercer un contrôle sur les auteurs d’actes criminels, ce qui pourrait emporter l’application de l’art. 28 du Statut de Rome.

[55] En l’espèce, la preuve dont disposait la SI a confirmé que le demandeur était un haut gradé de la FPSL. Comme le souligne le défendeur, la preuve a en outre confirmé que le demandeur avait supervisé des centaines d’agents dans différentes unités, et ce, tout au long de sa carrière.

[56] Toutefois, il est important de noter que la conclusion de la SI n’était pas fondée uniquement sur le grade du demandeur. Au contraire, la SI a plutôt accordé « un poids important […] au grade et au poste » qu’occupait le demandeur au sein de la FPSL, dans le contexte du soutien institutionnel à la pratique de la torture et au regard du rôle de commandement, des affectations, des fonctions et des activités du demandeur au sein de la FPSL, notamment le rôle qu’il a joué dans la conduite d’arrestations et d’interrogatoires, qui ont été examinés précédemment. Cette conclusion, à mon avis, était raisonnable.

(5) La durée de l’appartenance à l’organisation (surtout après avoir pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel)

[57] Selon le demandeur, la SI a commis une erreur en inférant que le demandeur était complice, du fait qu’il était au courant du dessein criminel de la police, qu’il y était resté pendant plus de 20 ans après avoir pris connaissance de cela et qu’il n’avait pas quitté l’organisation. Le demandeur fait valoir que la SI a commis une erreur en confondant deux concepts distincts : la connaissance et la contribution. De l’avis du demandeur, le fait d’avoir travaillé pour la police pendant plus de 20 ans n’indique pas qu’il a contribué à un dessein criminel, car la preuve de la contribution doit exister en complément du nombre d’années d’emploi et de la connaissance des actes de violation des droits de la personne.

[58] À mon avis, l’argument du demandeur fait abstraction du commentaire fait par la Cour suprême du Canada, au paragraphe 98 de l’arrêt Ezokola, selon lequel « [l]’appartenance de longue date peut faciliter la preuve de la complicité ».

[59] Lors de l’enquête de la SI, le demandeur a lui‑même déclaré, dans son témoignage, qu’il était au courant des violations des droits de la personne commises par d’autres membres et unités de la FPSL, tout en niant son propre rôle dans ces violations inacceptables. Selon ses propres dires, il ne voulait pas travailler pour ces unités spécialisées, car il ne voulait pas être [traduction] « blâmé » La SI a conclu que le demandeur « recevait ou pouvait consulter des renseignements et des mises à jour sur les actes, les problèmes et les crimes internationaux de la [FPSL], comme les arrestations et les détentions arbitraires, les mauvais traitements et la torture infligés aux personnes arrêtées et détenues et les exécutions extrajudiciaires ». Le demandeur n’a pas contesté ces conclusions.

[60] Je juge que la SI s’est basée sur les nombreuses années de service du demandeur et sur sa connaissance déclarée des crimes de la FPSL, et qu’elle a raisonnablement conclu qu’« avoir pris connaissance des crimes commis par l’organisation » sans avoir pour autant réellement tenté de prendre ses distances fait« pencher la balance vers une conclusion selon laquelle [le demandeur] est complice ».

(6) Le mode de recrutement et la possibilité de quitter l’organisation.

[61] Le demandeur fait valoir que la SI a commis une erreur en concluant qu’il était complice, au motif qu’il s’était volontairement engagé dans la FPSL et qu’il aurait pu quitter l’organisation plus tôt. Selon lui, le raisonnement de la SI est irrationnel, parce que celle‑ci avait déjà déterminé que la FPSL était multiforme, mais qu’elle a néanmoins considéré l’ensemble des membres de la FPSL comme étant coupables d’activités criminelles. Le demandeur fait également valoir que la SI ne peut faire abstraction du fait que le demandeur a révélé une fraude du gouvernement comme preuve possible d’une absence de complicité. Le demandeur soutient que la SI aurait dû prendre en compte les menaces avant de conclure à sa complicité, étant donné que la SI a accepté le fait que ces menaces étaient fondées sur son travail de policier et qu’elles avaient précipité son départ du pays. De l’avis du demandeur, comme il a été mentionné ci‑dessus, ces menaces pouvaient contredire directement la conclusion de complicité dans des actes de violations des droits de la personne.

[62] J’ai déjà rejeté les arguments du demandeur pour les motifs exposés ci‑dessus aux paragraphes 22, 29, 30 et 37 à 40, et je ne vois pas la nécessité de répéter mon analyse.

(7) Conclusion sur l’application des facteurs du critère d’Ezokola par la SI

[63] En conclusion, je suis d’avis que la SI n’a pas commis d’erreur dans son application du critère établi par l’arrêt Ezokola.

D. La SI a‑t‑elle conclu de manière déraisonnable que la contribution du demandeur était significative?

[64] Le demandeur reconnaît que la SI a appliqué le bon critère, établi dans l’arrêt Ezokola ÷ c’est‑à‑dire que la contribution doit être volontaire, significative et consciente ÷ mais il fait valoir que la SI n’a pas justifié sa conclusion selon laquelle sa contribution était significative.

[65] Selon le demandeur, la SI a, de manière déraisonnable, simplement déduit qu’il avait contribué à ces crimes en se basant sur son travail avec la police et sur sa connaissance de violations des droits de la personne perpétrés dans d’autres départements. En particulier, le demandeur fait valoir que la SI s’est livré à des spéculations lorsqu’elle a conclu qu’il faisait « partie d’une machine bien huilée » et qu’il affectait des agents pour protéger les scènes de crime jusqu’à l’arrivée d’autres unités qui, elles, commettaient des violations des droits de la personne. De l’avis du demandeur, la SI est parvenue à un résultat irrationnel, soit que toute personne s’étant engagée dans la police, ayant gravi les échelons et n’ayant rien eu à voir avec les éléments ou les unités qui avaient commis des violations des droits de la personne était complice de crimes contre l’humanité.

[66] Les arguments du demandeur doivent être rejetés, puisqu’ils ne tiennent pas compte de l’essentiel de l’analyse de la SI, dont j’ai examiné certains aspects ci‑dessus.

[67] Je souscris également à l’argument du défendeur selon lequel la SI a raisonnablement expliqué comment le demandeur et les personnes placées sous son autorité avaient contribué au dessein criminel de la FPSL, c’est‑à‑dire qu’ils enquêtaient, interrogeaient et fournissaient de la preuve devant les tribunaux. De l’avis du défendeur, le demandeur a contribué de manière significative à un système de traitement des dossiers criminels où des personnes avaient pu être victimes de techniques d’enquêtes irrégulières et de torture par la FPSL.

[68] Comme il est mentionné dans la décision Bedi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1550 au par 26, « [u]ne contribution significative est moindre qu’une contribution substantielle ou une contribution essentielle (Ezokola au para 56) et elle est évaluée eu égard au dessein criminel de l’organisation ou au crime identifiable précis (Ezokola au para 87) ».

[69] Aussi, comme il est déclaré dans l’arrêt Ezokola :

[87] […] Comme l’affirme le lord juge Brown dans J.S., l’existence du lien requis entre la personne et le comportement criminel du groupe n’exige pas que la contribution de l’accusé [traduction] « vise la perpétration de crimes identifiables précis »; elle peut viser un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre » : par. 38. Cette interprétation de l’art. 1Fa) s’accorde avec la reconnaissance par le droit pénal international de la participation collective et indirecte aux crimes en question, ainsi qu’avec le par. 21(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui impute une responsabilité pénale à quiconque prête son concours à la réalisation d’une fin commune illégale.

[70] L’analyse de la SI sur cette question démontre son adhésion à la définition de l’arrêt Ezokola de ce qui constitue une contribution significative. Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, la SI n’a pas simplement déduit qu’il avait contribué à ces crimes en se basant sur son travail avec la FPSL et sur sa connaissance de violations des droits de la personne perpétrés dans d’autres départements. La SI s’est plutôt livrée à une analyse approfondie de la carrière et du service volontaire du demandeur, avant de conclure qu’il s’agissait d’un engagement significatif envers l’organisation et l’accomplissement de sa cause. La SI a noté que le demandeur avait atteint des grades qui témoignaient de son ascension hiérarchique, de son ascendant et de son leadership au sein de la FPSL; il y représentait un pouvoir, un commandement et une autorité, et il orientait la portée des fonctions au sein de la FPSL, avec des centaines de subalternes. La SI a également souligné le rôle du demandeur lorsqu’il enquêtait sur des affaires, interrogeait des personnes et confiait des suspects à la Direction judiciaire pour faciliter les poursuites des personnes suspectes et accusées. La SI a conclu qu’à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve dont elle disposait, les contributions du demandeur étaient significatives. À mon avis, cette conclusion était raisonnablement justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes dans la présente affaire : Vavilov, au para 99.

[71] Bien que je sois consciente du fait que la conclusion d’interdiction de territoire a un impact important sur le demandeur, en particulier au regard des allégations sérieuses relatives à des menaces visant sa famille et lui au Sri Lanka, je ne suis pas persuadée que la décision était déraisonnable, et je dois donc rejeter la demande.

IV. Conclusion

[72] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[73] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6157-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

C Laroche


ANNEXE A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27)

Immigration and Refugee Protection Act (S.C. 2001, c. 27)

L’alinéa 45d) de la LIPR est ainsi rédigé :

45 Après avoir procédé à une enquête, la Section de l’immigration rend telle des décisions suivantes :

45 The Immigration Division, at the conclusion of an admissibility hearing, shall make one of the following decisions:

 

[…]

[…]

 

d) prendre la mesure de renvoi applicable contre l’étranger non autorisé à entrer au Canada et dont il n’est pas prouvé qu’il n’est pas interdit de territoire, ou contre l’étranger autorisé à y entrer ou le résident permanent sur preuve qu’il est interdit de territoire.

(d) make the applicable removal order against a foreign national who has not been authorized to enter Canada, if it is not satisfied that the foreign national is not inadmissible, or against a foreign national who has been authorized to enter Canada or a permanent resident, if it is satisfied that the foreign national or the permanent resident is inadmissible.

 

L’alinéa 35(1)a) de la LIPR est ainsi rédigé :

35 (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

 

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre; […]

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; […]

 

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (LC 2000, c 24)

Crimes Against Humanity and War Crimes Act (S.C. 2000, c. 24)

 

Génocide, crime contre l’humanité, etc., commis à l’étranger

Genocide, etc., committed outside Canada

 

6 (1) Quiconque commet à l’étranger une des infractions ci‑après, avant ou après l’entrée en vigueur du présent article, est coupable d’un acte criminel et peut être poursuivi pour cette infraction aux termes de l’article 8 :

6 (1) Every person who, either before or after the coming into force of this section, commits outside Canada

 

a) génocide;

(a) genocide,

 

b) crime contre l’humanité;

(b) a crime against humanity, or

 

c) crime de guerre.

(c) a war crime,

 

BLANC

is guilty of an indictable offence and may be prosecuted for that offence in accordance with section 8.

 

Punition de la tentative, de la complicité, etc.

Conspiracy, attempt, etc.

 

(1.1) Est coupable d’un acte criminel quiconque complote ou tente de commettre une des infractions visées au paragraphe (1), est complice après le fait à son égard ou conseille de la commettre.

(1.1) Every person who conspires or attempts to commit, is an accessory after the fact in relation to, or counsels in relation to, an offence referred to in subsection (1) is guilty of an indictable offence.

 

Peines

Punishment

 

(2) Quiconque commet une infraction visée aux paragraphes (1) ou (1.1) :

(2) Every person who commits an offence under subsection (1) or (1.1)

 

a) est condamné à l’emprisonnement à perpétuité, si le meurtre intentionnel est à l’origine de l’infraction;

(a) shall be sentenced to imprisonment for life, if an intentional killing forms the basis of the offence; and

 

b) est passible de l’emprisonnement à perpétuité, dans les autres cas.

(b) is liable to imprisonment for life, in any other case.

 

Définitions

Definitions

 

(3) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

(3) The definitions in this subsection apply in this section.

 

crime contre l’humanité Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu. (crime against humanity)

crime against humanity means murder, extermination, enslavement, deportation, imprisonment, torture, sexual violence, persecution or any other inhumane act or omission that is committed against any civilian population or any identifiable group and that, at the time and in the place of its commission, constitutes a crime against humanity according to customary international law or conventional international law or by virtue of its being criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission. (crime contre l’humanité)

 

[…]

[…]

 

Interprétation : droit international coutumier

Interpretation — customary international law

 

(4) Il est entendu que, pour l’application du présent article, les crimes visés aux articles 6 et 7 et au paragraphe 2 de l’article 8 du Statut de Rome sont, au 17 juillet 1998, des crimes selon le droit international coutumier, et qu’ils peuvent l’être avant cette date, sans que soit limitée ou entravée de quelque manière que ce soit l’application des règles de droit international existantes ou en formation.

(4) For greater certainty, crimes described in articles 6 and 7 and paragraph 2 of article 8 of the Rome Statute are, as of July 17, 1998, crimes according to customary international law, and may be crimes according to customary international law before that date. This does not limit or prejudice in any way the application of existing or developing rules of international law.

 

Interprétation : crimes contre l’humanité

Interpretation — crimes against humanity

 

(5) Il est entendu qu’un crime contre l’humanité transgressait le droit international coutumier ou avait un caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations avant l’entrée en vigueur des documents suivants :

(5) For greater certainty, the offence of crime against humanity was part of customary international law or was criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations before the coming into force of either of the following:

 

a) l’Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, signé à Londres le 8 août 1945;

(a) the Agreement for the prosecution and punishment of the major war criminals of the European Axis, signed at London on August 8, 1945; and

 

b) la Proclamation du Commandant suprême des Forces alliées datée du 19 janvier 1946.

(b) the Proclamation by the Supreme Commander for the Allied Powers, dated January 19, 1946.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6157‑21

 

INTITULÉ :

PRADEEP AMARATHUNGE WIJENAYAKE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge GO

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 24 août 2022

 

COMPARUTIONS :

Maureen Silcoff

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Knapp

Emma Arenson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Maureen Silcoff

Silcoff, Shacter

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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