Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220829


Dossier : IMM-763-20

Référence : 2022 CF 1240

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2022

En présence de monsieur le juge James W. O’Reilly

ENTRE :

DEMEKECH MEKONN TESEMA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] En 2016, Mme Demekech Mekonn Tesema est arrivée au Canada en provenance de l’Éthiopie munie d’un visa d’étudiant. L’année suivante, elle a appris que des policiers en Éthiopie voulaient l’interroger sur sa participation à une manifestation de jeunes quelque dix ans plus tôt. Elle a présenté une demande d’asile au Canada parce qu’elle craint d’être persécutée en Éthiopie du fait de son rôle actif au sein du Parti Bleu (Semayawi) et de son origine ethnique omoro.

[2] Un tribunal de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile présentée par Mme Tesema en raison du manque d’éléments de preuve crédibles. Mme Tesema a interjeté appel de la décision auprès de la Section d’appel des réfugiés (la SAR). Cette dernière a également conclu que la preuve de Mme Tesema manquait de crédibilité. De plus, la SAR a souligné que Mme Tesema n’avait pas présenté d’arguments supplémentaires à l’appui de son appel, et ce, malgré qu’elle ait été représentée par un conseil.

[3] Mme Tesema soutient qu’elle a été traitée de façon inéquitable devant la SAR en raison de l’incompétence de son conseil. Elle renvoie à des arguments qui auraient pu être présentés à la SAR dans le cadre de son appel, mais qui ne l’ont pas été. De plus, elle fait valoir qu’un document qu’elle a présenté à l’appui de sa demande d’asile – une sommation de police – aurait été mal traduit et aurait donné lieu à une conclusion défavorable en matière de crédibilité qui n’était pas justifiée. Enfin, Mme Tesema affirme que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve de son adhésion au Parti Bleu qui, par ailleurs, n’avait pas été évaluée correctement par la SPR. Mme Tesema me demande d’annuler la décision de la SAR et de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il procède à un nouvel examen de son appel.

[4] Je conviens avec Mme Tesema qu’elle a été privée d’une possibilité équitable de présenter son dossier en appel devant la SAR parce que son conseil n’a pas avancé d’arguments de fond en son nom. J’accueillerai sa demande de contrôle judiciaire pour cette raison; je n’ai pas besoin d’examiner les autres arguments soulevés par la demanderesse.

[5] La seule question en litige est celle de savoir si Mme Tesema a été privée de son droit à l’équité procédurale devant la SAR.

II. Mme Tesema a-t-elle été privée de son droit à l’équité procédurale en raison de l’incompétence du conseil?

[6] Il peut y avoir manquement à l’équité procédurale si une partie est mal représentée devant un tribunal, pourvu que le critère à trois volets soit respecté (Segovia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 99 au para 22). Premièrement, l’ancien conseil doit être avisé que le demandeur a soulevé la question de l’incompétence et avoir la possibilité d’y répondre. Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que la conduite de l’ancien conseil constituait de l’incompétence. Troisièmement, le demandeur doit établir que l’incompétence a entraîné un déni de justice.

[7] Mme Tesema a satisfait au premier volet du critère. Elle a informé son ancien conseil qu’elle avait l’intention de soulever la question de l’incompétence dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, et elle a reçu une réponse écrite. Conformément aux lignes directrices de la Cour, l’ancien conseil a également reçu – quoiqu’un peu tardivement – une copie de l’ordonnance accordant à Mme Tesema l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire (Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté (24 juin 2022), au para 54). À ce moment, l’ancien conseil a confirmé qu’il s’en tenait à sa réponse initiale.

[8] Dans le cas d’une demande d’asile, les deuxième et troisième volets du critère sont difficiles à appliquer. Concernant le deuxième volet, la Cour doit examiner la décision de la SPR, déterminer quelles questions la demanderesse aurait pu soulever dans le cadre d’un appel devant la SAR, prendre en considération les explications fournies par l’ancien conseil pour ne pas les avoir soulevées, puis apprécier les arguments de la demanderesse pour décider si l’ancien conseil, en omettant de présenter pareils arguments, a agi de manière incompétente. En ce qui concerne le troisième volet, la Cour doit examiner la décision de la SAR pour évaluer si le résultat aurait été différent dans des circonstances où les observations non formulées auraient été présentées.

[9] En l’espèce, concernant le deuxième volet du critère, Mme Tesema renvoie à des observations qui auraient pu être présentées à la SAR en son nom, mais qui ne l’ont pas été. En fait, aucune observation n’a été présentée à la SAR. Son ancien conseil l’avait informée avant l’appel qu’il n’y avait pas de [TRADUCTION] « motifs solides » lui permettant d’obtenir gain de cause. Dans le dossier de l’appelant déposé devant la SAR, l’unique information saisie à la partie portant sur les [TRADUCTION] « observations complètes et détaillées concernant chaque erreur » commise par la SPR était « Aucune ».

[10] Mme Tesema soutient que les observations suivantes sont au nombre de celles qui auraient pu et auraient dû être présentées devant la SAR :

  • La SPR n’a pas dûment examiné la preuve présentée par Mme Tesema relativement à son adhésion au Parti Bleu;
  • La SPR a mis en doute l’authenticité de la sommation de police parce qu’elle ne contenait pas l’adresse du lieu où Mme Tessema devait se présenter. Toutefois, la preuve documentaire sur le contenu des sommations en Éthiopie laisse supposer que l’adresse n’est pas forcément fournie (Cartables nationaux de documentation : Éthiopie, 30 avril 2018 [CND], article 10.2).
  • La SPR a mis en doute la crainte subjective de persécution de Mme Tesema parce que cette dernière était d’abord arrivée au Canada en tant qu’étudiante et qu’elle avait tardé à y présenter une demande d’asile. Or, Mme Tesema a appris qu’elle était recherchée par la police seulement après son arrivée au Canada.
  • Le formulaire Fondement de la demande d’asile de Mme Tesema indiquait que cette dernière avait participé à une manifestation en 2007. Or, Mme Tesema a affirmé dans son témoignage que la manifestation avait eu lieu en 2005. Elle a expliqué devant la SPR qu’il s’agissait d’une erreur commise par la personne qui l’avait aidée à remplir son formulaire Fondement de la demande d’asile. La SPR a rejeté cette explication au motif que Mme Tesema aurait pu voir cette erreur et la corriger. Cependant, la preuve documentaire dont disposait la SPR corroborait le témoignage de la demanderesse quant à la date de la manifestation.

[11] Concernant la question de l’authenticité des sommations, l’ancien conseil de Mme Tesema a expliqué qu’il avait tenu compte des renseignements contenus dans les CND sur l’Éthiopie à propos des sommations de police (article 10.2), mais aussi de ceux figurant dans une autre partie des CND portant sur les rapports de police (article 10.5). Dans cette dernière partie, on mentionne l’usage répandu de rapports de police frauduleux ou modifiés pouvant être obtenus par voie de corruption en Éthiopie, et il ne s’agit pas d’un facteur pertinent.

[12] Concernant l’année de la manifestation, l’ancien conseil a expliqué que Mme Tesema ne l’avait pas informé de l’erreur typographique qui aurait été introduite dans le formulaire Fondement de la demande d’asile. De plus, puisque la SPR avait rejeté cette explication pour justifier la divergence, l’ancien conseil a affirmé qu’il n’avait pas cru bon de l’invoquer de nouveau en appel.

[13] Dans l’ensemble, l’ancien conseil a admis qu’un autre conseil ou un examinateur indépendant pourrait percevoir le cas de Mme Tesema différemment, mais il a souligné que les arguments théoriques qu’on aurait pu faire valoir au nom de la demanderesse n’étaient pas étayés par les faits.

[14] L’omission de soulever ces arguments (et possiblement d’autres) constitue-t-elle de l’incompétence de la part du conseil?

[15] J’ai examiné les arguments qui auraient pu être avancés au nom de Mme Tesema ainsi que les explications de l’ancien conseil pour ne pas les avoir présentés, et je suis convaincu qu’un avocat compétent aurait présenté au moins quelques arguments à la SAR – portant notamment sur les éléments qui suivent –, ce qui témoigne des possibles lacunes dans la décision de la SPR.

[16] Premièrement, la SPR a mentionné la carte de membre du Parti Bleu de la demanderesse. Toutefois, la SPR n’a pas cherché à savoir si l’adhésion au Parti Bleu et la participation à des activités politiques connexes pouvaient avoir exposé Mme Tesema à de la persécution en Éthiopie.

[17] Deuxièmement, concernant l’authenticité des sommations de police, contrairement à la conclusion de la SPR, les CND sur l’Éthiopie n’indiquent pas que l’adresse du poste de police est une information essentielle sur une sommation, et confirment que les fausses sommations sont rares, voire inexistantes. La partie des CND à laquelle renvoie le conseil ne porte pas sur les sommations de police, mais sur les rapports de police uniquement.

[18] Troisièmement, la SPR semble avoir conclu que, comme la demanderesse a obtenu un visa d’étudiant et a tardé à présenter sa demande d’asile, celle-ci ne craignait pas véritablement d’être persécutée en Éthiopie. Toutefois, la SPR n’a pas traité directement de la prétention de Mme Tesema selon laquelle sa crainte était survenue principalement après son arrivée au Canada et après avoir appris que la police éthiopienne la recherchait pour l’interroger. Puisqu’elle avait mis en doute l’authenticité de la sommation de police, la SPR a rejeté la possibilité que la crainte de Mme Tesema soit réellement fondée sur cette sommation.

[19] Quatrièmement, la SPR n’a pas tenu compte du fait que le témoignage de Mme Tessema sur l’année de la manifestation pour laquelle elle était recherchée en Éthiopie était corroboré par une preuve documentaire objective. Cette preuve appuyait l’affirmation de cette dernière selon laquelle son formulaire Fondement de la demande d’asile contiendrait une erreur fortuite, probablement commise par la personne qui l’avait aidée à remplir le formulaire. Il semble que l’ancien conseil n’était pas au courant de la preuve documentaire à l’appui du témoignage de Mme Tesema.

[20] À mon avis, un conseil compétent aurait présenté quelques-uns, voire l’ensemble, des arguments qui précèdent, et en aurait possiblement avancé d’autres. Par conséquent, je conclus que l’omission de présenter l’un ou l’autre de ces arguments constitue de l’incompétence.

[21] En ce qui a trait au troisième volet du critère, je suis d’avis que le résultat de l’appel de la demanderesse devant la SAR aurait probablement été différent si les observations qui précèdent avaient été présentées. Cela dit, la SAR n’aurait pas forcément accepté tous les arguments que Mme Tessema aurait avancé, mais elle aurait probablement été convaincue par au moins l’un d’entre eux, ce qui suffit pour que son appel soit accueilli.

[22] Par conséquent, je conclus que la conduite de l’ancien conseil a entraîné un déni de justice. Puisque Mme Tessema a satisfait au critère à trois volets applicable en l’espèce, je dois accueillir sa demande de contrôle judiciaire.

III. Conclusion et dispositif

[23] L’ancien conseil de Mme Tesema n’a pas représenté cette dernière de manière compétente dans le cadre de son appel devant la SAR, ce qui a entraîné un déni de justice. Par conséquent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Tesema. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et aucune question n’est énoncée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-763-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« James W. O’Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


 

ANNEXE

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries;

Or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-763-20

INTITULÉ :

DEMEKECH MEKONN TESEMA c LE MINISTRE DE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 21 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AOÛT 2022

COMPARUTIONS :

Teklemichael Ab Sahlemariam

POUR La demanderesse

Lorne McClenaghan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

TAS Law Office

Toronto (Ontario)

POUR La demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.