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Date : 20220819


Dossier : IMM-5642-21

Référence : 2022 CF 1214

Montréal (Québec), le 19 août 2022

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

SENANMI YANNICK TOLLO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur M. Senanmi Yannick Tollo [M. Senanmi Tollo] mineur, demande le contrôle judiciaire de la décision prononcée par un agent d’immigration de la Section de l’immigration du Haut-commissariat du Canada [l’Agent] au Ghana le 2 août 2021 rejetant sa demande de résidence permanente. Dans sa décision, l’Agent conclut (1) que M. Senanmi Tollo ne satisfait pas aux exigences d’immigration au Canada dans la catégorie du regroupement familial, bien que parrainé par son père, M. Blaise Yelognisse Koffi Tollo [M. Blaise Tollo], citoyen canadien, puisque ce dernier n’a pas déclaré son fils sur sa propre demande de résidence permanente (alinéa 117(9)(d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement]; (2) que M. Senanmi Tollo ne satisfait pas aux exigences de l’ordre public temporaire; et (3) ne pas être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la demande de M. Senanmi Tollo sous l’égide du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] atteint le seuil des considérations humanitaires pour fournir une exemption à la relation exclue en vertu de l’alinéa 117(9)(d) du Règlement.

[2] M. Senanmi Tollo ne conteste que la décision de l’Agent de refuser sa demande sous l’égide du paragraphe 25(1) de la Loi. Il soutient que l’évaluation des considérations humanitaires faites par l’Agent est déraisonnable puisque l’Agent n’applique pas le bon test en ce qui concerne le meilleur intérêt de l’enfant et que sa demande était précise quant aux difficultés qu’il aura si sa demande est refusée.

[3] De plus, en réponse à des questions de la Cour, M. Senanmi Tollo ajoute que l’Agent a commis une erreur en exigeant que le demandeur remplisse un fardeau d’établir les difficultés auxquelles il ferait face si l’exemption demandée ne lui était pas accordée et alternativement, que l’Agent a appliqué le seuil de difficultés d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes, ce qui donne lieu à un exercice déraisonnable de son pouvoir.

[4] Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Le contexte

[5] En février 2013, M. Blaise Tollo, citoyen du Bénin, arrive au Canada en tant que résident permanent ayant été sélectionné dans le cadre du programme des travailleurs qualifiés pour le Québec. Dans sa demande, M. Blaise Tollo confirme qu’il est célibataire et qu’il n’a pas d’enfants. Le 11 octobre 2017, M. Blaise Tollo devient citoyen du Canada.

[6] En bref, une fois établi au Canada, M. Blaise Tollo aurait appris l’existence de ses trois (3) enfants, soit deux (2) enfants nés de Mme Léonide Bertille Aguidissou en 2010 et 2012, et un (1) enfant né de Mme Dede Blandine Teko, en 2007, cet enfant est le demandeur dans la présente instance, M. Senanmi Tollo. Vers le mois de février 2018, M. Blaise Tollo voyage au Bénin et il y rencontre ses enfants pour la première fois. Le 20 mars 2018, des résultats de tests d’ADN confirment que M. Blaise Tollo est le père de M. Senanmi Tollo. Le 29 juin 2018, un juge du Bénin octroie la garde des enfants à M. Blaise Tollo, et la possibilité pour eux de voyager avec lui au Canada « aux fins de leur assurer une meilleur éducation ». Le 26 octobre 2018, M. Blaise Tollo et Mme Léonide Bertille Aguidissou se marient.

[7] Le 6 décembre 2018, M. Blaise Tollo dépose une demande de parrainage pour son épouse et les trois enfants. À la demande du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le Ministre], le 28 février 2019, M. Blaise Tollo soumet une demande distincte de parrainage et de résidence permanente pour M. Senanmi Tollo, le demandeur en l’instance. Dans les représentations qu’il dépose au soutien de cette demande, M. Blaise Tollo requiert un parrainage régulier et subsidiairement, un parrainage humanitaire sous l’égide du paragraphe 25(1) de la Loi.

[8] Par le biais de ses procureurs, M. Blaise Tollo soumet alors des représentations et deux affidavits au soutien de cette demande pour motifs humanitaires. Il soumet ainsi, essentiellement, que sa demande d’exemption devrait être accordée puisque :

  • Il est prêt à assumer son rôle et il est capable de le faire;

  • Il désire aimer, élever, éduquer, chérir et partager sa vie avec ses enfants et avec son épouse;

  • Il est clairement dans l’intérêt supérieur des enfants que ceux-ci soient réunis avec leur père biologique puisque tout enfant a besoin de son père;

  • Le père étant canadien, ses enfants doivent se joindre à lui au Canada où ils auront un avenir meilleur;

  • Leurs mères respectives étant peu éduquées, elles n’auraient pas les connaissances nécessaires pour valoriser au Bénin les études, le risque de décrochage est élevé, le risque de criminalité encore plus;

  • Les enfants ont besoin de la présence de leur père au quotidien pour devenir des adultes productifs;

  • La mère de Senanmi désire que son fils ait un meilleur avenir; elle a beaucoup de difficultés, est sans emploi, a perdu un œil et a fait une tentative de suicide;

  • M. Blaise Tollo craint la délinquance juvénile et le décrochage scolaire pour ses enfants.

[9] L’Agent traite en particulier de la situation de M. Senanmi Tollo pour indiquer que (1) il y a peu de preuve d’une relation entre M. Blaise Tollo et son fils et entre Mme Aguidissou et l’enfant; (2) plus de poids est accordé à la relation entre Senanmi et sa propre mère, qui l’a élevé durant ses années formatives; (3) aucune preuve n’a été soumise corroborant la situation difficile alléguée de la mère de l’enfant; (4) il n’est pas clair qu’il est dans le meilleur intérêt de l’enfant de le séparer de sa mère, jusqu’au Canada; (5) les enfants n’ont aucune condition médicale et sont scolarisés. Cependant, toujours en lien avec les trois séries de considérations humanitaires soulevées par M. Tollo, l’Agent conclut, ultimement, que (1) « These reasons are given little weight as humanitarian or compassionate reasons because they do not speak to the hardships that would be faced if the exemption is not granted » ; (2) “These reasons are given little weight. The onus is on the applicant to be clear about exactly what hardships would be faced without the exemption”; et (3) “Because the sponsor does not describe the specific hardships the children will face by not having their father in their lives, this reason is given little weight.

III. La position des parties

[10] Le demandeur allègue que l’évaluation des considérations humanitaires faite par l’Agent est déraisonnable puisque (1) l’Agent n’applique pas le bon test en ce qui concerne le meilleur intérêt de l’enfant et (2) contrairement aux conclusions de l’Agent, la demande était précise quant aux difficultés que le demandeur aura si la demande est refusée. En réponse à des questions de la Cour, M. Senanmi Tollo ajoute, en bref, que l’Agent a commis une erreur en exigeant que le demandeur remplisse le fardeau d’établir les difficultés auxquelles il ferait face si l’exemption demandée ne lui était pas accordée et en imposant un seuil de difficultés.

[11] Le Ministre répond que la décision est raisonnable et qu’il est raisonnable de conclure que les motifs humanitaires sont insuffisants pour passer outre les exigences de l’alinéa 117(9)(d) du Règlement. En réponse aux questions soulevées par la Cour, le Ministre reprend essentiellement ses arguments initiaux et souligne, notamment que le fond doit l’emporter sur la forme (Lopez Segura c Canada (MCI) 2009 CF 894 ; Zamora c Canada (MCI) 2005 CF 1602).

IV. Analyse

[12] Compte tenu des arguments soulevés, et tel que le reconnaissent les parties, la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov), 2019 CSC 65). Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, le rôle de la cour en contrôle judiciaire est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif, et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit tenir compte « […] du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « […] si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99 citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[13] Je conclus en l’instance que la décision de l’Agent est déraisonnable. Un seul motif permet de disposer de la demande, celui du critère des « difficultés » (hardship), et je n’examinerais conséquemment pas les autres motifs soulevés par le demandeur.

[14] Je tiens à souligner que le demandeur, dans ses représentations additionnelles, a bien cerné mes préoccupations.

[15] Il parait clair que l’Agent a assujetti l’évaluation des considérations humanitaires à un critère de difficultés, selon les extraits précités de sa décision.

[16] Par ailleurs, je note que les enseignements de la Cour Suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]) paraissent intimement liés (1) au fait que le demandeur dans cette affaire se trouvait « au Canada » lors de sa demande d’exemption sous le paragraphe 25(1) de la Loi; (2) au fait que le demandeur cherchait à être exempté de l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente à l’extérieur du Canada, tel que la Loi l’exige; (3) au fait que les « difficultés » soulevées et évaluées étaient essentiellement celles liées au fait pour le demandeur de devoir quitter le Canada pour présenter sa demande de résidence permanente à l’extérieur du Canada; et (4) à l’interprétation du paragraphe 25(1.3) de la Loi qui prévoit que le ministre doit (…) tenir compte des difficultés auxquelles l’étranger fait face, lequel paragraphe 25(1.3) ne s’applique qu’à la demande présentée par l’étranger se trouvant au Canada.

[17] En l’instance, M. Senanmi a présenté sa demande d’exemption sous le paragraphe 25(1) de la Loi alors qu’il se trouvait hors du Canada. Ainsi, le paragraphe 25(1.3) de la Loi ne s’applique pas à sa demande et les difficultés liées à un possible départ du Canada ne sont pas non plus en jeu. Or, l’Agent n’indique pas de quelles difficultés il s’agit, ni l’assise légale qui lui permet de considérer un critère ou un seuil de « difficultés » en sus des considérations humanitaires (telle que cette expression a été définie dans Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 351 et adoptée par la Cour Suprême du Canada dans Kanthasamy) dans le cas d’une demande d’exemption (paragraphe 25(1)de la Loi) faite par un étranger se trouvant « hors du Canada ».

[18] Ensuite, à tout évènement, même en prenant pour acquis, sans décider, que le critère de difficultés développé en lien avec une demande d’exemption faite par un étranger se trouvant « au Canada » (Kanthasamy) s’applique intégralement à une demande d’exemption faite par un étranger se trouvant « hors du Canada », je conclus que la décision de l’Agent est néanmoins déraisonnable. Il est possible que les considérations humanitaires puissent être en soi, insuffisantes pour justifier l’octroi d’une exemption sous le paragraphe 25(1) de la Loi. Cependant, en l’instance, l’Agent a plutôt conclu, a plusieurs reprises, qu’il accordait peu de poids aux considérations humanitaires soulevées par le demandeur parce que le seuil requis de « difficultés » n’avait pas été rencontré. Je suis convaincue que l’Agent a en l’instance appliqué un seuil de difficultés d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser les considérations d’ordre humanitaire, en contravention avec les enseignements de la Cour Suprême, ce qui donne lieu à un exercice déraisonnable de son pouvoir.

[19] La décision de l’Agent n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti.

[20] Ainsi, je retournerai donc le dossier de M. Tollo pour qu’il soit examiné de nouveau en tenant compte de mes préoccupations.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-5642-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’Agent est cassée et le dossier retourné pour un nouvel examen par un agent différent.

  3. Le tout sans frais.

  4. Aucune question n’est certifiée.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM- 5642-21

INTITULÉ :

SENANMI YANNICK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

4 JUILLET 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 19 juin 2022

COMPARUTIONS :

Me Bruno-Olivier Bureau

Pour le demandeur

Me Chantal Chatmajian

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bertrand Deslauriers Avocats

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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