Date : 20220819
Dossier : IMM‑1405‑18
Référence : 2022 CF 1217
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 19 août 2022
En présence de madame la juge Elliott
ENTRE : |
DAUD MUKHAMMAD |
ADALYATKHAN MUKHAMMAD |
SAMIR MUKHAMMAD |
RIANA MUKHAMMAD |
DIANA MUKHAMMAD |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Les demandeurs sont un homme et son épouse, ainsi que leurs trois enfants mineurs. Ils demandent le contrôle judiciaire d’une décision du 8 février 2018 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté leurs demandes d’asile. Le demandeur principal, soit l’époux, avait fui l’Afghanistan pendant la guerre.
[2] Les demandeurs sont des citoyens du Kazakhstan qui ont demandé l’asile au Canada à titre de propriétaires d’une petite entreprise après avoir fui leur domicile le 30 mai 2017. Les demandeurs ont fui pour échapper à la persécution par la mafia et la police, qui les extorquaient et les avaient menacés de mort en raison de leur origine ethnique.
[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera rejetée. La question déterminante est celle des conclusions en matière de crédibilité de la SPR, que j’ai jugées raisonnables.
II. Contexte
[4] Le demandeur principal et son épouse ont affirmé qu’ils avaient ouvert et exploité un magasin de vêtements dans un bazar local à Almaty, au Kazakhstan, en 2007. En 2010, ils ont fermé ce magasin et en ont ouvert un au marché Kulager à Almaty. À l’expiration du bail en 2012, ils ont fermé ce magasin et en ont ouvert un autre à Almaty.
[5] En 2014, ils ont été ciblés sur le marché par un homme kazakh. L’homme a demandé d’où venaient les demandeurs et leur a dit que de nombreux membres de sa famille et amis avaient été tués pendant la guerre en Afghanistan. Il a exigé des demandeurs qu’ils fassent des paiements mensuels de 1 500 $ au groupe mafieux dont il faisait partie.
[6] Le demandeur principal a tenté de signaler l’incident à la police locale, mais il a été refoulé et a reçu l’ordre de soulever la question auprès du chef du bazar.
[7] Les demandeurs soutiennent qu’en février 2015, la mafia a soudainement exigé un paiement forfaitaire de 20 000 $ US pour l’année. Le demandeur principal a eu de la difficulté à obtenir cette somme importante; en novembre 2015, il a été agressé par trois hommes au point de perdre conscience.
[8] Le demandeur principal affirme que lorsqu’il a repris connaissance, ses mains étaient liées, il avait les yeux bandés et se trouvait à l’intérieur du coffre d’un véhicule. Les agresseurs ont de nouveau menacé de le tuer et ont continué de le battre. Le demandeur principal les a suppliés pour qu’ils lui donnent une semaine pour réunir le reste de l’argent.
[9] Après cet incident, les demandeurs ont fermé leur magasin.
[10] L’épouse et les enfants du demandeur principal ont déménagé dans le domicile de la mère de l’épouse situé dans une autre région d’Almaty, où ils ont vécu dans la clandestinité jusqu’à ce qu’ils puissent quitter le Kazakhstan le 30 mai 2017. Le demandeur principal a déménagé à Chymkent, situé à environ 1 000 km d’Almaty, où il a travaillé sous le nom de « Rahim »
jusqu’à ce qu’il puisse gagner suffisamment d’argent pour permettre aux membres de la famille de fuir le pays ensemble.
III. Décision
[11] Dans une décision exhaustive de 40 pages, la SPR a tiré des conclusions de fait détaillées et approfondies sur les questions de la crédibilité des demandeurs et de la viabilité d’une possibilité de refuge intérieur (PRI).
[12] Les quatre conclusions défavorables que la SPR a tirées quant à la crédibilité sont les suivantes :
Il n’y avait aucun élément de preuve fiable du magasin de vêtements qui était ciblé par la mafia;
L’allégation selon laquelle les demandeurs étaient pris pour cible en raison de leur origine ethnique manquait de crédibilité;
L’allégation selon laquelle des paiements ont été versés à la mafia manquait de crédibilité;
Le récit du déménagement en raison du ciblage par la mafia manquait de crédibilité.
[13] Après avoir examiné les éléments de preuve en détail et pris en compte les observations écrites, la SPR a conclu que les demandeurs n’ont jamais été ciblés par la mafia ou la police, vu le nombre de préoccupations non résolues en matière de crédibilité. Cette conclusion a sensiblement miné la crédibilité du récit des demandeurs selon lequel ils ont été ciblés par la mafia.
[14] La SPR a ajouté que, même si les allégations étaient considérées comme véridiques, les demandeurs disposaient d’une PRI viable au domicile de la belle‑mère du demandeur principal à Almaty.
IV. Questions en litige
[15] Le demandeur soulève les questions de savoir si les quatre conclusions de la SPR relatives à la crédibilité énoncées précédemment étaient raisonnables et si l’analyse de la PRI était raisonnable.
[16] J’ai estimé que les conclusions quant à la crédibilité sont raisonnables et déterminantes; par conséquent, je n’aborderai pas la conclusion relative à la PRI.
V. Norme de contrôle
[17] Le contrôle d’une décision administrative commence par la présomption que la norme de la décision raisonnable est la norme applicable dans tous les cas : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 10 [Vavilov]. Bien qu’il existe certaines exceptions à cette présomption, aucune d’entre elles ne figure en l’espèce.
[18] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‐mêmes la question en litige : Vavilov, au paragraphe 83.
[19] Pour infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision : Vavilov, au paragraphe 100.
VI. Analyse
[20] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour est tenue de faire preuve d’un degré de déférence élevé envers la SPR lorsque les conclusions contestées ont trait à la crédibilité et à la vraisemblance du récit du demandeur d’asile, compte tenu des connaissances spécialisées de la SPR et de la Section d’appel des réfugiés à cet égard et de leur rôle de juge des faits : Vall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1057, au paragraphe 15.
[21] En ce qui concerne la crédibilité en général, la SPR a reconnu que le témoignage fait sous serment ou la déclaration solennelle sont présumés véridiques, à moins d’y avoir une raison valable de conclure autrement : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), au paragraphe 5.
[22] La SPR a ajouté qu’elle était également consciente du fait que de nombreuses variables, comme les variables culturelles, sociales, linguistiques et autres, que la SPR a cernées, pourraient nuire à la capacité d’établir le bien‑fondé d’une demande d’asile.
[23] Les demandeurs font valoir que la SPR s’est livrée à un degré de spéculation inadmissible, qu’elle a critiqué à l’excès les éléments de preuve du demandeur, y compris des interprétations littérales déraisonnables de l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) des demandeurs, qu’elle était obsédée par les incohérences et les aspects mineurs de leurs demandes d’asile, qu’elle a indûment rejeté tous leurs éléments de preuve corroborants, qu’elle a manqué à l’équité procédurale en ne leur permettant pas de donner suite à plusieurs préoccupations relatives à la crédibilité, qu’elle n’a pas tenu compte des explications plausibles qu’ils avaient fournies et n’a pas expliqué pourquoi ils n’étaient pas crédibles, qu’elle a accordé un poids disproportionné aux formulaires de point d’entrée et d’immigration, qu’elle n’a pas tenu compte du contexte et des circonstances de l’histoire des demandeurs dans les décisions concernant les éléments de preuve qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs fournissent, et qu’elle ne connaissait pas l’incidence des différences culturelles et du traumatisme psychologique sur les demandeurs.
[24] Le défendeur souligne que la question centrale que devait trancher la SPR était celle de la crédibilité des demandeurs. Il ne peut être reproché à la SPR d’examiner les éléments de preuve présentés par les demandeurs à l’appui de leurs allégations de discrimination.
[25] Le défendeur soutient que l’effet cumulatif des problèmes dans le témoignage des demandeurs était une conclusion globale selon laquelle les demandeurs n’étaient pas crédibles.
A. Le magasin de vêtements
[26] La SPR a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve fiable indiquant que le magasin de vêtements des demandeurs était ciblé par la mafia.
[27] Plus précisément, la SPR a fait remarquer que les demandeurs n’avaient fourni aucun document opérationnel, comme un document d’inscription de l’entreprise, des documents bancaires ou un bail, à l’appui de leur allégation de posséder et d’exploiter un magasin de vêtements sur le marché. Les demandeurs ont expliqué qu’ils n’avaient pas essayé d’obtenir ces documents auprès de la direction du marché parce que les documents n’avaient pas été délivrés, à l’exception d’un bail, que les demandeurs disent avoir oublié. Les demandeurs ont également déclaré qu’ils avaient fermé le magasin avant l’expiration du bail et que la direction du marché ne se souviendrait probablement pas d’eux.
[28] La SPR a conclu que ces explications n’étaient pas crédibles, puisque le demandeur principal a rencontré la direction du marché au sujet des demandes d’extorsion, et qu’elle se souviendrait probablement des vendeurs qui ont quitté le marché quatre mois avant l’expiration du bail.
[29] La SPR a également constaté que le magasin n’avait pas été fermé immédiatement après l’enlèvement du demandeur principal. L’épouse du demandeur principal a fermé le magasin après avoir déménagé et a été en mesure de trouver un acheteur pour l’inventaire. À ce moment, le demandeur principal habitait déjà à Chymkent.
[30] En fin de compte, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve fiables indiquant que les demandeurs étaient propriétaires d’un magasin de vêtements. La SPR a conclu que cela minait la crédibilité de leur allégation selon laquelle ils avaient un magasin ciblé par la mafia.
[31] Le demandeur soutient que le témoignage sous serment des demandeurs, que la SPR ne critique pas, décrivait en détail le processus qu’ils ont suivi pour installer leur magasin et l’argent qu’ils ont payé pour obtenir l’espace, ainsi que le nom du responsable du marché et les noms et emplacements de chacun des trois magasins qu’ils avaient exploités. Ils affirment que la SPR n’avait qu’une seule raison de conclure qu’ils n’avaient pas été propriétaires d’un magasin de vêtements : le défaut de produire un bail ou des documents opérationnels corroborants.
[32] À l’appui de cet argument, les demandeurs font l’analyse du paragraphe 41 de la décision, qui énonce ce qui suit :
En outre, le récit de l’épouse du demandeur d’asile principal voulant qu’elle ne soit pas retournée à la boutique après le jour de l’enlèvement du demandeur d’asile principal en novembre 2015 n’est pas compatible avec la preuve présentée par les demandeurs d’asile (que l’épouse du demandeur d’asile principal a également signé) dans la version modifiée du formulaire FDA, au paragraphe 50. Selon ce récit modifié, l’épouse du demandeur d’asile principal aurait eu l’occasion de prendre avec elle le bail ou tout autre document relatif à l’entreprise qui étaient à la boutique et d’obtenir tout autre élément de preuve relatif à l’entreprise auprès de la direction du marché. Selon ce compte rendu modifié, elle s’est occupée de la liquidation de l’entreprise à la boutique et, après la semaine qu’il a fallu pour le faire, elle est restée à la maison et a cessé de travailler :
[TRADUCTION]
Au cours de cette première semaine [dans le contexte, où elle a déménagé chez sa mère], mon épouse a tout vendu dans notre magasin, pour environ 11 000 dollars américains, ce qui nous a permis de rembourser le prêt de la banque. Mon épouse est ensuite restée à la maison, a cessé de travailler, et nos enfants ont cessé de fréquenter l’école. Les trois sont restés cachés jusqu’à notre fuite.
[Soulignement et caractères gras ajoutés.]
[33] Les demandeurs affirment que [traduction] « pour la Commission, les mots en caractères gras ne peuvent signifier que, contrairement à son témoignage, Mme Mukhammad était au magasin lorsqu’elle a vendu sa marchandise puisqu’elle n’a cessé de travailler qu’après »
.
[34] Le témoignage en question est le suivant :
BM : [traduction] Quand vous dites que vous avez fermé le magasin, qu’avez‑vous fait?
AM : [traduction] Vous savez que j’ai trouvé une personne qui a acheté les vêtements et la marchandise à très bas prix. Je n’y suis même pas venue.
[C’est le conseil qui ajoute les caractères gras.]
[35] Les demandeurs soutiennent que la SPR a adopté un point de vue littéral déraisonnable du libellé du formulaire FDA.
[36] Je ne perçois pas le paragraphe de la décision de la même façon que les demandeurs. Le mot « ensuite »
peut signifier « après »
, « suivant »
ou « par la suite »
. Il peut également signifier « à ce moment‑là »
.
[37] Dans le contexte du paragraphe intégral, il est clair que la SPR a interprété l’utilisation du mot « alors »
par le demandeur principal comme « après »
:
Selon ce compte rendu modifié, elle s’est occupée de la liquidation de l’entreprise à la boutique et, après la semaine qu’il a fallu pour le faire, elle est restée à la maison et a cessé de travailler.
[Non souligné dans l’original.]
[38] La SPR a eu l’occasion de voir et d’entendre les demandeurs. À cet égard, la Cour n’est pas en mesure de réévaluer les éléments de preuve; ce n’est d’ailleurs pas son rôle. L’interprétation du mot « ensuite »
par la SPR dans ce contexte est raisonnable. C’est l’un des deux (ou peut‑être plus) résultats obtenus.
[39] La SPR a examiné les éléments de preuve et a expliqué pourquoi elle est parvenue à chaque conclusion. Elle a également relevé d’autres documents qui auraient pu être déposés, mais qui ne l’ont pas été, pour montrer que les demandeurs possédaient un magasin.
[40] Les motifs fournis pour expliquer la conclusion présentent les attributs requis de justification, d’intelligibilité et de transparence. Je ne perçois aucune lacune suffisamment grave au contraire.
[41] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la SPR a raisonnablement conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles lorsqu’ils ont affirmé avoir été propriétaires d’un magasin qui était ciblé par la mafia.
B. Manque de crédibilité de l’allégation de ciblage en raison de l’origine ethnique
[42] La SPR a reconnu que l’omission de ce motif du formulaire FDA pourrait s’expliquer par l’absence d’un conseil pour aider à préparer les formulaires et par l’interprétation de plusieurs langues, passant de l’anglais au dari au russe.
[43] La SPR était préoccupée par le témoignage de vive voix du demandeur principal, déposé par un interprète russophone, et par ses réponses pendant son entrevue au point d’entrée. Dans son témoignage de vive voix, à la question de savoir s’il y avait une raison autre que le magasin qui avait amené la mafia à cibler le magasin, le demandeur principal a répondu qu’il n’y avait pas d’autre raison.
[44] La SPR relève dans la décision que l’épouse du demandeur principal est immédiatement intervenue et a dit, comme il est indiqué dans la version modifiée du formulaire FDA, que le ciblage était également attribuable à leurs origines ethniques. Le demandeur principal a ensuite adopté cette réponse et a attribué son erreur à la nervosité.
[45] La SPR a rejeté l’excuse de nervosité du demandeur principal, car la version modifiée du formulaire FDA n’avait été signée qu’un mois et demi avant la séance au cours de laquelle la question a été posée. Le demandeur principal avait communiqué la version modifiée à son épouse, en russe, le jour de la séance. La SPR a de façon raisonnable conclu qu’il n’était pas crédible que la nervosité vienne à l’esprit lorsque le tribunal a posé la question. La SPR a conclu que, puisque l’origine ethnique du demandeur principal était notée dans la version modifiée, il était raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur principal mentionne le fait d’être personnellement exposé à un risque plus important dans son témoignage de vive voix plutôt que la raison d’exploiter un magasin.
[46] La SPR a ensuite examiné d’autres éléments portant sur l’origine ethnique comme étant la raison pour laquelle la mafia a demandé de l’argent. Il s’agissait notamment de la déclaration de la personne qui a d’abord demandé de l’argent, selon laquelle il avait perdu des amis et des membres de sa famille pendant la guerre en Afghanistan et que le demandeur principal était afghan. L’épouse du demandeur principal avait témoigné dans le même sens, en ajoutant que ni l’un ni l’autre n’était considéré comme étant originaire du Kazakhstan.
[47] La SPR a examiné les réponses fournies par le demandeur principal à l’entrevue au point d’entrée et a souligné que, sans qu’il soit appelé à le faire, le demandeur principal a dit à deux reprises à l’agent que le magasin était la raison pour laquelle ils étaient ciblés.
[48] La SPR a conclu que le témoignage du demandeur principal comportait une contradiction au sujet de la question de savoir si d’autres personnes du marché avaient payé l’extorsion à la mafia. Le demandeur principal a affirmé que lui et son épouse étaient les seuls à avoir versé des sommes d’argent à la mafia, car ils étaient les seuls propriétaires ayant des origines afghanes.
[49] Toutefois, le demandeur principal s’est contredit lorsqu’il a répondu à la question de savoir si les demandeurs avaient déposé une plainte auprès du responsable du marché. Le demandeur principal a répondu que le responsable du marché lui a dit que tout le monde versait des sommes d’argent à la mafia puisqu’elle contrôlait tous les magasins. La SPR a fait remarquer que cette réponse correspondait à la réponse fournie par le demandeur principal à l’entrevue au point d’entrée.
[50] La SPR a procédé à un examen approfondi des éléments de preuve portant sur la question de savoir pourquoi les demandeurs étaient ciblés. De toute évidence, la SPR a accepté certaines des explications données par le demandeur principal et son épouse concernant les réponses contradictoires sur la raison pour laquelle ils étaient ciblés et, à la lumière des éléments de preuve au dossier, elle a rejeté d’autres explications.
[51] La SPR ne peut fonder une conclusion défavorable quant à la crédibilité sur des contradictions mineures qui sont secondaires ou accessoires à la demande d’asile. Elle ne doit pas effectuer une analyse trop détaillée ou trop zélée des éléments de preuve. Il est loisible à la SPR de n’accorder aucune force probante aux évaluations ou aux rapports fondés sur des éléments sous‑jacents jugés non crédibles : Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924, aux paragraphes 23 et 24 (références internes omises).
[52] Les incohérences sur lesquelles la SPR s’est fondée pour conclure que les demandeurs n’étaient pas pris pour cible par la mafia en raison de leurs origines ethniques ne reposaient pas sur des contradictions mineures qui étaient secondaires ou accessoires à leur demande d’asile.
[53] Comme c’était le cas pour la conclusion concernant le magasin de vêtements, les motifs fournis par la SPR concernant l’allégation selon laquelle l’origine ethnique était la cause de la persécution par la mafia sont étayés par les éléments de preuve. Les motifs présentent également les attributs requis de justification, d’intelligibilité et de transparence. Je ne perçois aucune lacune suffisamment grave dans les motifs.
[54] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la SPR a raisonnablement conclu, après avoir examiné les éléments de preuve, que l’origine ethnique n’était pas une raison pour laquelle la mafia ciblait les demandeurs.
C. Manque de crédibilité de l’allégation de versement de sommes d’argent à la mafia
[55] La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas payé l’extorsion à la mafia. La conclusion était fondée sur le récit évasif et incohérent des paiements du demandeur principal. Il n’a pas été en mesure de déclarer la somme totale qu’il a versée à la mafia. Il a affirmé qu’il payait 1 500 $ US par mois et parfois 2 000 $ US.
[56] La version modifiée du formulaire FDA indiquait qu’à partir de février 2015, les demandeurs devaient verser un montant forfaitaire annuel de 20 000 $ US, mais n’avaient versé que 10 000 $. Par la suite, ils ont dit avoir versé 500 $ US chaque fois qu’elle (la mafia) revenait et, chaque mois, le demandeur principal la suppliait de lui donner plus de temps.
[57] La SPR a pris acte du témoignage du demandeur principal selon lequel il a payé 1 500 $ US et parfois 2 000 $ US jusqu’en novembre 2015, sans mentionner les versements mensuels de 500 $ US.
[58] La SPR a conclu qu’il n’était pas crédible que les demandeurs ne consignent pas ou ne connaissent pas la somme d’argent qu’ils prétendent avoir versée à la mafia. La SPR a conclu que l’explication des demandeurs selon laquelle ils n’avaient pas calculé le montant qu’ils avaient versé à la mafia parce que la situation les bouleversait n’était pas crédible.
[59] La SPR a également conclu que le récit contradictoire du demandeur principal quant au montant versé mensuellement et au nombre de versements a sensiblement miné la crédibilité de l’allégation selon laquelle la mafia les avait pris pour cible et qu’ils avaient payé l’extorsion.
[60] Les conclusions de la SPR sont étayées par les éléments de preuve. Elles sont justifiées, intelligibles et transparentes. Il n’y a aucune lacune grave dans les motifs.
D. Manque de crédibilité du récit du déménagement en raison du ciblage par la mafia
[61] La SPR a conclu que le récit des demandeurs selon lequel ils ont dû déménager parce qu’ils ont été pris pour cible par la mafia n’était pas crédible. Cette conclusion était fondée sur la réponse fournie à la question 10 de l’annexe A des formulaires du demandeur principal et de son épouse. Ils ont attesté avoir tous deux résidé au domicile de la mère de l’épouse du demandeur principal d’août 2015 à juin 2017.
[62] La SPR a conclu que cette réponse avait sensiblement miné la crédibilité de l’allégation du demandeur principal selon laquelle il ne résidait pas avec son épouse et ses enfants et qu’il ne les avait pas vus depuis environ un an et demi lorsqu’ils se sont rencontrés à l’aéroport le 30 mai 2017 pour quitter le pays.
[63] Le demandeur principal avait déclaré avoir vécu à Chymkent pendant environ un an et demi, mais ce renseignement ne figurait pas sur son formulaire à l’annexe A. Prié d’expliquer cette anomalie, il a dit que l’adresse qu’il avait à Chymkent était à la fois son adresse officielle et qu’il ne vivait pas dans un appartement. Il vivait à son lieu de travail dans un logement ressemblant à une cabine.
[64] La SPR a rejeté cette explication, faisant remarquer que la question de l’annexe A demande ce qui suit : « [i]ndiquez toutes les adresses où vous avez résidé au cours des dix dernières années ou depuis votre 18e anniversaire, selon la période la plus récente. Veillez à ne pas exclure une période quelconque pendant cette période [non souligné dans l’original]. N’utilisez pas d’adresses comportant des boîtes postales. »
[65] La SPR a relevé plusieurs autres anomalies, notamment le fait de ne pas inscrire dans ses antécédents personnels un emploi à Chymkent et de ne pas inclure son alias « Rahim »
dans son Formulaire de demande générique pour le Canada.
[66] La SPR n’était pas satisfaite de l’explication du demandeur principal, dont le fait qu’il ne comprenait pas l’annexe A du formulaire et qu’il ne savait pas pourquoi il avait omis l’information dans le formulaire de demande générique.
[67] La SPR a examiné plusieurs autres éléments de preuve, y compris diverses lettres d’appui et des lettres décrivant la situation des enfants. Elle a relevé d’autres contradictions entre la description écrite par le demandeur principal de la situation des enfants et son témoignage.
[68] Après avoir examiné l’ensemble des éléments de preuve et des arguments, la SPR a conclu que toutes les préoccupations non résolues en matière de crédibilité l’ont amenée à conclure, selon la prépondérance des probabilités, que « les demandeurs d’asile n’ont jamais vécu cachés, ce qui mine de façon importante la crédibilité de leur récit selon lequel la mafia les a pris pour cible »
.
[69] Encore une fois, je suis convaincue que la SPR est parvenue à une conclusion raisonnable à la lumière des éléments de preuve au dossier. La SPR a exposé ses préoccupations, interrogé les demandeurs au cours de l’audience, tenu compte de leurs observations et expliqué en détail comment et pourquoi elle en est arrivée à ses conclusions.
VII. Conclusion
[70] Dans son application de la norme de la décision raisonnable au contrôle d’une décision administrative, la Cour d’appel a résumé la tâche du juge siégeant en révision comme suit :
[traduction]
[…] il ne nous incombe pas de trancher nous‑mêmes la question selon le critère que nous avons établi ou de déterminer quelle aurait été la décision correcte. Notre rôle consiste plutôt à aborder les motifs fournis par le commissaire avec « une attention respectueuse », afin de comprendre la chaîne d’analyse et de s’assurer que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit qui limitent le commissaire (Vavilov, aux paragraphes 83 à 86; voir aussi Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).
Burlacu v Canada (Attorney General), 2022 FCA 10, au paragraphe 18.
[71] Je suis convaincue que l’analyse de la SPR appartient aux issues possibles acceptables et qu’elle peut se justifier au regard des faits et du droit qui la limitent.
[72] Il est compréhensible que les demandeurs ne soient pas d’accord avec l’issue. Toutefois, ce fait montre qu’il existe, dans ce dossier comme dans bien d’autres, un éventail d’issues possibles acceptables.
[73] Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande est rejetée.
[74] Aucune question grave de portée générale n’a été posée.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑1405‑18
LA COUR ORDONNE :
La demande est rejetée.
Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.
« E. Susan Elliott »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑1405‑18 |
INTITULÉ :
|
DAUD MUKHAMMAD, ADALYATKHAN MUKHAMMAD, SAMIR MUKHAMMAD, RIANA MUKHAMMAD, DIANA MUKHAMMAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 20 octobre 2021
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE ELLIOTT
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 19 août 2022
|
COMPARUTIONS :
Subodh S. Bharati |
POUR LES DEMANDEURS |
Judy Michaely |
POUR LE DÉFENSEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
SSB Law Chambers
Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LES DEMANDEURS |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |