Dossier : IMM-6676-20
Référence : 2022 CF 1201
Ottawa (Ontario), le 16 août 2022
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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AHMED ADEN MARADON
AHMED KAMIL MANSANE
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demanderesses
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la Section de protection des réfugiés (SPR) [« la Décision »] par laquelle la SPR a rejeté la demande d’asile présentée par les demanderesses en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La SPR a statué que les demanderesses n’avaient pas établi leurs identités, et que la demande était manifestement infondée.
[2] Les demanderesses, Ahmed Aden Maradon (demanderesse principale) et sa fille, Ahmed Kamil Mansane (demanderesse associée) sont entrées au Canada le 12 juin 2017 et ont revendiqué l’asile. Il faut noter que l’exactitude de leurs noms fait l’objet d’une question en litige. Par souci de commodité, dans ces motifs les demanderesses sont désignées par les noms reflétés dans l’intitulé de la cause.
[3] La demande d’asile repose sur le narratif de la demanderesse principale. Celle-ci affirme être citoyenne de Djibouti et d’aucun autre pays, en plus d’être membre de la tribu Issa/Yonis Moussa et du Mouvement pour le renouveau démocratique et son développement. La demande d’asile se fonde sur la crainte de la demanderesse principale d’être persécutée par la police de Djibouti en raison de son implication politique, son appartenance à la tribu Issa/Yonis Moussa, et son affiliation à un opposant du gouvernement, soit un cousin.
[4] En septembre 2018, le défendeur est intervenu dans la demande d’asile pour porter à l’attention de la SPR que les demanderesses ont fait des fausses déclarations et omissions dans leur demande. Elles ont omis de mentionner qu’elles avaient présenté une demande de résidence permanente [DRP] dans le cadre du Programme de parrainage privé de réfugiés en 2009. Les photos accompagnant cette demande démontrent qu’il s’agissait des mêmes demanderesses impliquées dans cette affaire.
[5] La SPR a identifié plusieurs allégations dans la DRP en 2009 qui contredisaient les allégations faites dans la demande d’asile, notamment leurs noms (Habiba Ahmed Aden et Mansun Ahmed Kamil) et le fait qu’elles ont déclaré être citoyennes de la Somalie. De plus, la DRP indique que les demanderesses étaient persécutées par la police au Yémen en raison de leur appartenance ethnique. Cette demande a été refusée par le bureau canadien des visas à Abou Dhabi, aux Émirats arabes unis. Or, les demanderesses ont omis de divulguer le dépôt et le refus de la DRP de 2010 dans leur demande d’asile de 2017. Elles ont nié avoir déjà été refusé leur statut dans la demande d’asile.
[6] Lors de l’audience, la SPR a confronté les demanderesses au sujet de ces contradictions et n’a pas jugé leurs réponses crédibles. Elles ont d’abord nié avoir essayé d’obtenir la résidence permanente, mais ont ensuite déclaré que la demande aurait été présentée par l’époux de la demanderesse principale, sans leur connaissance. La demanderesse principale affirme avoir tenté sans succès de communiquer avec son mari pour obtenir des explications concernant la demande qu’il avait soumise en 2010. Elle soutient que sa relation avec son mari est difficile, et que son mari nie avoir déposé une DRP en 2010. La demanderesse principale fait valoir qu’elle n’a jamais participé à la soumission de la DRP en 2010 et qu’elle n’est pas somalienne, n’a jamais été à Mogadiscio et n’a jamais mis les pieds au Yémen.
[7] La SPR a rejeté la demande d’asile des demanderesses. La SPR a qualifié les documents djiboutiens des demanderesses « de convenance voir même de frauduleux »
à cause des divergences entre les noms de famille utilisés par les demanderesses, de l’omission de divulguer le refus de la DRP de 2010 et à cause de la divergence entre les faits rattachés aux deux citoyennetés différentes. La SPR a conclu, suite à une analyse globale du dossier, qu’elles n’ont pas réussi à établir leurs identités et qu’elles ont tenté de faire valoir des allégations clairement frauduleuses pour se faire octroyer le droit d’asile au Canada. La SPR a donc qualifié la demande comme étant « manifestement infondée. »
[8] Les questions en litiges sont :
Était-il déraisonnable pour la SPR de conclure que l’identité des demanderesses n’avait pas été établie?
Était-il déraisonnable pour la SPR de conclure que la demande d’asile des demanderesses était manifestement infondée?
[9] La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. »
(Vavilov au para 85). Elle doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. (Vavilov au para 99).
[10] Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, une cour de révision doit « accorder une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpréter de façon globale et contextuelle »
, dans l’objectif de bien comprendre le fondement sur lequel repose la décision : Vavilov au para 97, citant Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 (ci-après : « Newfoundland Nurses »
). Il ne suffit pas que le résultat soit raisonnable – il faut que le raisonnement sur lequel ce résultat repose le soit aussi : Vavilov au para 86.
[11] Le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable d’une décision incombe à la partie qui la conteste. Celle-ci doit invoquer des lacunes qui ne sont pas simplement superficielles ou accessoires, et qui sont graves au point de ne pas satisfaire aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence : Vavilov au para 100.
[12] L’article 106 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 souligne l’importance d’établir l’identité des demanderesses :
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[13] L’article 11 des Règles de la Section de protection des réfugiés, DORS/2012-256 confirme qu’il incombe au demandeur de présenter des documents acceptables qui permettent d’établir son identité. S’il ne peut le faire, la Commission doit tenir compte de l’absence de documentation ainsi que du manque d’explications raisonnables de la part de la partie demanderesse. « L’identité d’un demandeur d’asile est une question préliminaire et fondamentale, et le défaut d’établir l’identité est fatal à une demande d’asile. »
(Terganus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 903 au para 22).
[14] Les demanderesses prétendent qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que leurs identités n’ont pas été établies, sans une évaluation de tous les documents qu’elles ont soumis à l’appui de leur demande. Elles admettent que les documents provenant de la DRP de 2010 et de la demande d’asile de 2017 soulèvent des doutes quant à leurs identités. Pourtant, elles prétendent que le tribunal n’a pas fait une évaluation raisonnable des documents supplémentaires qui lui ont été présentés, afin de prouver leurs identités.
[15] Les demanderesses soulignent qu’elles ont déposé les passeports, trois cartes d’identité djiboutiennes émises entre 1987 et 2015, les cartes d’identité djiboutiennes des enfants de la demanderesse principale, ainsi que les documents secondaires liés au travail de la demanderesse principale et à sa présence à Djibouti. Elles affirment que la SPR ne fait aucune mention de ces documents et que ce défaut en lien avec l’analyse de la preuve, rend la décision déraisonnable, vu l’importance et la qualité des documents présentés.
[16] De plus, les demanderesses affirment que la SPR a erré dans la méthodologie de son analyse des questions. Selon eux, la SPR a mis l’emphase sur la différence entre les documents soumis à l’appui de la DPR et la documentation liée à la demande d’asile, mais que la SPR a fait manquement à l’étape première, soit la confirmation de leurs identités. Le manque d’analyse de la documentation supplémentaire qu’elles ont déposée et l’absence d’une analyse précise rendent la décision déraisonnable.
[17] Je ne suis pas persuadé par ces arguments. La SPR a noté l’existence de ces documents au paragraphe 16 de la Décision : « Les demandeurs ont produit des copies de passeports et autres documents de Djibouti pour soutenir leurs demandes d’asile au Canada. »
Après avoir discuté des incohérences et contradictions dans la preuve présentée, incluant la différence entre leurs noms de famille, de leur citoyenneté et de leurs récits, la SPR a examiné le témoignage insatisfaisant de la demanderesse principale, en concluant que : « Par son témoignage, [la demanderesse principale] a donné au tribunal toutes les raisons de douter de la véracité des faits qu’elles tentent de faire valoir et plus particulièrement de leurs identités Djiboutiennes. »
(Décision, au para 27).
[18] La SPR a conclu :
[32] En somme, après avoir examiné et évalué toute la preuve dans ce dossier, le tribunal conclut que les demandeurs ne sont pas crédibles ni dignes de foi. [La demanderesse principale] tente de faire valoir des allégations « clairement frauduleuses » pour se faire octroyer le droit d’asile au Canada en tant que citoyenne de Djibouti.
[19] Dans les circonstances, ce n’est pas fatal que la SPR n’ait pas expliqué de manière détaillée, chaque élément de son analyse de la documentation soumise par les demanderesses. La SPR a clairement expliqué les raisons pour lesquelles les demanderesses n’étaient pas crédibles. Il incombe aux demanderesses d’établir leurs identités selon la prépondérance de la preuve (Ayele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 11 au para 29) et le défaut de le faire est fatal à leur demande (Terganus au para 22). Compte tenu des divergences entre la DPR et la demande d’asile, et le fait que la demanderesse principale n’a pas donné d’explications dans son témoignage, la détermination que cette dernière e n’est pas crédible est raisonnable.
[20] En ce qui concerne la deuxième question en litige, la SPR peut déclarer qu’une demande d’asile est manifestement infondée selon l’article 107(1) de la LIPR si elle est convaincue que « l’intéressé cherche à obtenir l’asile par des moyens frauduleux, par exemple des mensonges ou une conduite malhonnête, qui influent sur le point de savoir si sa demande d’asile sera ou non accueillie. »
(Warsame c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 596 au para 31).
[21] Les demanderesses soutiennent que l’analyse de leur identité par la SPR est incomplète, et par conséquent que la conclusion que leurs documents sont clairement frauduleux, est déraisonnable. Elles notent que de tirer une telle conclusion a des conséquences graves pour elles puisqu’elles perdent leur droit d’interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés et qu’elles ne bénéficient pas d’un sursis de renvoi lors de la contestation de la décision de la SPR. Elles affirment qu’une conclusion défavorable sur la crédibilité n’est pas synonyme de revendication frauduleuse (Brindar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1216 au para 11).
[22] La SPR a principalement basé sa détermination sur ce point sur la question d’identité, et n’a pas analysé les éléments de la demande d’asile. Les demanderesses sont d’avis que l’analyse incomplète et inadéquate de la preuve sur leurs identités, ainsi que l’absence de discussion des mérites de leur demande, sont des lacunes cruciales dans l’analyse de la SPR qui sont suffisantes pour rendre la décision déraisonnable.
[23] Je ne suis pas d’accord. La SPR a indiqué qu’elle a examiné et évalué toute la preuve au sein du dossier avant de qualifier la demande comme étant manifestement infondée. De plus, la SPR est présumée avoir examiné l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée et n’est pas tenue de faire référence à chaque élément (Newfoundland Nurses, au para 16). Je suis d’accord avec le défendeur que les demanderesses appliquent à tort le critère du paragraphe 107(2) de la LIPR en demandant qu’un examen de tous les éléments de preuve présentés soit fait avant qu’il soit possible de conclure à l’absence minimale de fondement d’une demande. Un tel critère ne s’applique pas aux conclusions de la SPR en vertu de l’article 107(1).
[24] Pour les motifs exposés précédemment, la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.
[25] En l’espèce, il n’y a pas de question d’importance générale pour la certification.
[26] Au final, il faut noter que l’intitulé de la cause doit être corrigé pour afficher le nom exact de la partie défenderesse, soit le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.
JUGEMENT au dossier IMM-6676-20
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.
L’intitulé de la cause a été corrigé pour afficher le nom exact de la partie défenderesse, soit le Ministre de l’Citoyenneté et de l’Immigration.
« William F. Pentney »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-6676-20
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INTITULÉ :
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AHMED ADEN MARADON et AHMED KAMIL MANSANE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VIDEOCONFERENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 20 OCTOBRE 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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PENTNEY J.
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DATE DES MOTIFS :
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LE 16 aOÛT 2022
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COMPARUTIONS :
Me Jacques Despatis
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE
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Me Amani Delbani
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POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Despatis Law
Avocats
Ottawa, Ontario
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Ottawa, Ontario
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POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE
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