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Date : 20011128

Dossier : IMM-4953-00

Référence neutre : 2001 CFPI 1307

ENTRE :

LEONARDO BORIS GONZALEZ BENITEZ

demandeur

-et-

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE McKEOWN

Introduction

[1]                 Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision prise par un agent de renvoi, en date du 11 septembre 2000, de refuser de reporter son renvoi jusqu'à ce qu'il soit statué sur la demande qu'il a présentée pour des raisons d'ordre humanitaire en vertu de l'article 114 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi), afin d'être autorisé à déposer une demande d'établissement de l'intérieur du Canada.


[2]                 Les questions en litige en l'espèce sont les suivantes : L'agent de renvoi a-t-il entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en exigeant du demandeur qu'il prouve l'existence de [traduction] « circonstances exceptionnelles » justifiant le report? L'agent de renvoi a-t-il entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et manqué au principe de l'équité en ne tenant pas compte du fait que le demandeur s'attendait de manière légitime à ce qu'il examine au fond sa demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire avant de décider de reporter ou non son renvoi? L'agent de renvoi a-t-il contrevenu aux principes de l'équité en n'étant pas sensible ni attentif aux problèmes psychologiques du demandeur lors de l'entrevue?

Les faits

[3]                 La revendication du statut de réfugié du demandeur a été rejetée le 30 novembre 1999. Le demandeur a ensuite présenté une demande à titre de DNRSRC et son conseil a déposé une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire.

[4]                 Le 31 juillet 2000, le demandeur s'est présenté au Centre d'exécution de la loi du Grand Toronto (CELGT) et a appris que la demande qu'il avait présentée à titre de DNRSRC avait été refusée. Lors de l'entrevue, l'agent a accepté de recevoir des prétentions et des documents additionnels sur la question du danger. Il a été décidé le 21 août 2000 que le demandeur ne serait pas en danger s'il retournait en Uruguay.

[5]                 Le 31 août 2000, le demandeur a appris que sa demande présentée à titre de DNRSRC avait été rejetée et a reçu une lettre lui demandant de se présenter aux autorités le 11 septembre 2000 afin que des dispositions soient prises en vue de son renvoi.

[6]                 Le 11 septembre 2000, le demandeur s'est présenté au CELGT. Son conseil a demandé à l'agent de renvoi de reporter le renvoi jusqu'à ce qu'il soit statué sur la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, et aussi parce que le renvoi aurait un effet psychologique dévastateur sur le demandeur et son conjoint.

[7]                 L'agent de renvoi a indiqué qu'il reporterait le renvoi seulement dans des [traduction] « circonstances exceptionnelles » . Il a finalement refusé de reporter le renvoi pour les raisons suivantes, entre autres :

[traduction]

·              Le conseil m'a présenté trois rapports psychologiques. Après avoir lu ces rapports, j'ai eu l'impression que le renvoi bouleverserait le client et son conjoint. Selon l'un des rapports, le renvoi pourrait potentiellement mener au suicide. J'ai demandé au client et à son conjoint s'ils envisageaient de se suicider s'ils étaient renvoyés. Ils ont tous deux, de même que leur conseil, répondu catégoriquement « non » .

·             Dans ce cas, il n'existe tout simplement pas suffisamment de motifs de reporter le renvoi. La demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire est prématurée et le renvoi cause un traumatisme psychologique dans la plupart des cas. L'examen de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire se poursuivra et, si on détermine que l'union de fait entre le client et son conjoint est authentique, le client pourra revenir au Canada et entreprendre les démarches en vue d'obtenir le droit d'établissement.

·            Le renvoi doit donc être exécuté.

[8]                 Le 19 septembre 2000, Mme le juge Hansen a ordonné qu'il soit sursis à l'exécution du renvoi jusqu'à ce qu'il soit statué définitivement sur la présente demande de contrôle judiciaire.

Analyse

[9]                 L'article 48 de la Loi prévoit :


48. Sous réserve des articles 49 et 50, la mesure de renvoi est exécutée dès que les circonstances le permettent.

48. Subject to sections 49 and 50, a removal order shall be executed as soon as reasonably practicable.


[10]            L'avocate du demandeur soutient que l'agent de renvoi a inutilement entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en déclarant qu'il reporterait le renvoi seulement dans des [traduction] « circonstances exceptionnelles » . Les deux avocats ont souscrit au résumé fait par M. le juge Pelletier des différents points de vue de la Cour sur l'étendue du pouvoir discrétionnaire d'un agent de renvoi dans la décision Wang c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2001 A.C.F. 148 (1re inst.). Dans cette décision, le juge Pelletier a procédé à une analyse approfondie des paramètres logiques de l'étendue du pouvoir discrétionnaire d'un agent de renvoi découlant de l'article 48 de la Loi. Il s'est ensuite penché sur le point en litige, à savoir l'étendue de ce pouvoir discrétionnaire selon la loi. Il a indiqué aux paragraphes 43 à 45 :


Il se peut que l'octroi du pouvoir discrétionnaire prévu à l'article 48 de la Loi n'envisage pas que le report est approprié chaque fois qu'il pourrait logiquement avoir une incidence. En fait, les termes impératifs de l'article 48 de la Loi nous indiquent qu'il en est autrement. De plus, il y a un courant jurisprudentiel qui permet de conclure que la seule existence d'une demande invoquant des motifs d'ordre humanitaire ne suffit pas à justifier un sursis d'exécution (et, par extension, un report). Finalement, le fait de définir trop largement le pouvoir discrétionnaire de différer risque de créer l'équivalent d'un droit au sursis que le législateur n'a pas voulu inscrire dans la loi. Quelles sont les limites imposées aux options disponibles par les termes « dès que les circonstances le permettent » ?

Il est clair qu'il y a divers facteurs liés aux arrangements de voyage qui exigeront qu'on fasse preuve de jugement ou qu'on exerce un pouvoir discrétionnaire. Il en va ainsi des aléas des horaires des lignes aériennes, des incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage, des états de santé qui ont une incidence sur la capacité de voyager, tous des facteurs qui pourraient mener au report d'un renvoi à une autre date. Il y a ensuite des facteurs qui débordent les limites étroites des arrangements de voyage, mais sur lesquels ces arrangements ont un impact, notamment le calendrier scolaire des enfants, ou les naissances ou décès imminents. Ce sont des facteurs qui peuvent aussi avoir une influence sur le moment du renvoi. Même si on donne une interprétation très étroite à l'article 48 de la Loi, ces facteurs doivent être considérés.

En l'instance, la mesure dont on demande de différer l'exécution est une mesure que le ministre a l'obligation d'exécuter selon la loi. La décision de différer l'exécution doit donc comporter une justification pour ne pas se conformer à une obligation positive imposée par la loi. Cette justification doit se trouver dans la loi, ou dans une autre obligation juridique que le ministre doit respecter et qui est suffisamment importante pour l'autoriser à ne pas respecter l'article 48 de la Loi. Vu l'obligation qui est imposée par l'article 48, ainsi que l'obligation de s'y conformer, il y a lieu de faire grand état à l'encontre de l'octroi d'un report de la disponibilité d'une réparation autre, comme le droit de retour, puisqu'on trouve là une façon de protéger le demandeur sans avoir recours au non-respect d'une obligation imposée par la loi. Pour ce motif, je serais plutôt d'avis qu'en l'absence de considérations particulières, une demande invoquant des motifs d'ordre humanitaire qui n'est pas fondée sur des menaces à la sécurité d'une personne ne peut justifier un report, parce qu'il existe une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la loi.


[11]            Le demandeur fait valoir que la décision Wang, précitée, est erronée et que la Cour devrait suivre l'arrêt Prassad c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560 (C.S.C.), où la Cour suprême du Canada a statué que les arbitres disposent d'un vaste pouvoir discrétionnaire d'ajourner une enquête afin de permettre l'examen d'une demande fondée sur des considérations humanitaires. Les dispositions législatives dont il était question dans cette affaire ne sont évidemment plus en vigueur, et la question qui a été tranchée en vertu de ces dispositions concernait l'étendue du pouvoir discrétionnaire conféré à un arbitre, et non l'étendue du pouvoir discrétionnaire conféré à un agent de renvoi par la Loi sur l'immigration actuelle, L.R.C. (1985), ch. I-2, et ses modifications. Il y a lieu de rappeler que, sous l'ancien régime, le demandeur présentait d'abord une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, et le renvoi était exécuté à la fin du processus par le même arbitre chargé de superviser l'ensemble de celui-ci. Même à cette époque, la Cour était partagée sur la question de l'étendue du pouvoir discrétionnaire de surseoir à l'exécution d'une mesure d'expulsion qui était conféré à un arbitre par la loi.

[12]            Dans l'arrêt Prassad, précité, M. le juge Sopinka a statué qu'un arbitre n'est pas tenu de suspendre son enquête parce que la poursuite de celle-ci risquerait d'empêcher le demandeur de poursuivre une autre voie de recours. La Cour a ainsi refusé de considérer qu'une demande visant un autre recours entraîne une suspension automatique des procédures. Le juge Sopinka, qui a rédigé les motifs du jugement au nom de la majorité, a écrit aux pages 575 et 576 :

En l'espèce, la demande présentée au ministre en vertu du par. 37(1) ne fait pas partie intégrante de la procédure devant l'arbitre selon le par. 27(3) mais constitue une voie de recours tout à fait distincte de cette procédure. Le simple fait que l'appelante dispose d'un autre recours ne transforme pas ce dernier en un droit automatique concomitant à l'ajournement des autres procédures afin de faciliter la demande. Rien dans l'art. 37 ne suggère qu'une demande présentée en vertu de cet article devrait être traitée différemment d'une demande présentée dans le cadre d'autres recours qui, selon mon analyse, ne donnent pas lieu à une suspension automatique.

[13]            La Cour a aussi indiqué, toutefois, qu'un arbitre avait un vaste pouvoir discrétionnaire de suspendre une enquête (et, ainsi, de surseoir au renvoi du demandeur) pendant l'examen d'une demande visant à obtenir un permis du ministre en vertu de l'article 37 de la Loi sur l'immigration, S.C. 1976-77, ch. 52, et ses modifications. Le juge Sopinka a écrit à la page 578 :


Je conclus qu'un arbitre qui agit en application du par. 27(3) de la Loi n'est obligé ni d'accorder ni de rejeter une demande d'ajournement pour permettre qu'une demande soit présentée en application de l'art. 37. L'arbitre dispose plutôt d'un pouvoir discrétionnaire. Dans certains cas, il est fort possible qu'un ajournement soit accordé pour permettre la présentation d'une telle demande; dans d'autres cas, il peut être refusé à bon droit. Si l'arbitre doit être bien conscient que la Loi exige la tenue d'une « enquête approfondie » , il doit également voir à ce que soit observée l'obligation prévue par la Loi de tenir une enquête. Comme le souligne Wydrzynski, op. cit., à la p. 266 :

[TRADUCTION] Avant tout, il est nécessaire de procéder de façon expéditive, et il ne faudrait pas considérer les ajournements comme un moyen de retarder indéfiniment l'enquête.

L'arbitre peut considérer des facteurs comme le nombre d'ajournements déjà accordés et la durée de l'ajournement demandé dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'ajourner l'enquête. Lorsqu'un ajournement est demandé en raison d'une demande fondée sur l'art. 37, l'arbitre pourrait également tenir compte de la possibilité qu'avait la personne qui fait l'objet de l'enquête de s'adresser au ministre avant la présentation d'une demande d'ajournement. [non souligné dans l'original]

[14]            L'avocate invoque aussi une autre affaire portant sur l'ancien régime des renvois, Nesha c. MEI, [1982] 1 C.F. 42 (1re inst.), où M. le juge suppléant Smith a statué qu'il est raisonnable de conclure que le pouvoir du ministre de [l'Emploi et de] l'Immigration ne doit pas être anéanti par la délivrance par un arbitre d'une ordonnance d'expulsion alors qu'une demande de redressement spécial est pendante. De même, l'avocate soutient que l'exercice du pouvoir du ministre de faire droit à une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire ne devrait pas être entravé par l'exécution d'une mesure d'expulsion par l'agent de renvoi avant que le délégué du ministre ait eu la possibilité d'examiner la demande. Toutefois, comme il a été mentionné ci-dessus, l'affaire Nesha, précitée, a été tranchée en vertu de dispositions législatives différentes de celles en vigueur aujourd'hui. En outre, les faits de cette affaire inspiraient la sympathie, ce qui a pu influer sur la décision du juge du procès.

[15]            L'avocate du demandeur se fonde aussi sur la décision Naredo c. MCI, [2000] A.C.F. no 1250 (1re inst.), où la Cour a accordé un sursis afin de permettre la présentation d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire parce que le demandeur était un ancien membre de la police secrète qui risquait d'être torturé et tué par ses anciens collègues s'il retournait au Chili. Les faits de cette affaire sont cependant très différents de ceux dont je suis saisi en l'espèce, et je ne considère pas qu'il ressort de cette affaire que les agents de renvoi disposent d'un pouvoir discrétionnaire général de surseoir à l'expulsion jusqu'à ce qu'il soit statué sur une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire.

[16]            À mon avis, la décision Wang, précitée, est correcte, et ce que le demandeur fait valoir en fait dans ses prétentions, c'est qu'un agent de renvoi devrait procéder à l'examen complet d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. Or, ce n'est pas ce que prévoit l'article 48 de la Loi sur l'immigration actuelle. Dans la décision Maharaj c. MCI, 2001 CFPI 509, M. le juge Dubé a statué qu'un agent de renvoi dispose d'un pouvoir discrétionnaire très limité sous le régime de la Loi sur l'immigration actuelle. Il a écrit aux paragraphes 5 et 6 :

La compétence de l'agent chargé du renvoi suivant l'article 48 de la Loi consiste à exécuter la mesure de renvoi « dès que les circonstances le permettent » . L'agent chargé du renvoi jouit d'un certain pouvoir discrétionnaire pour reporter l'exécution d'une mesure de renvoi, mais ne peut à la dernière minute se transformer en tribunal d'examen d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. La jurisprudence de la Cour établit que le pouvoir discrétionnaire d'un agent chargé du renvoi est très limité, mais que ce dernier peut prendre en compte divers facteurs tels que la maladie, d'autres raisons à l'encontre du voyage et les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire présentées en temps opportun.


Dans la présente affaire, en raison des circonstances, rien n'indique que le refus de l'agent chargé du renvoi de reporter le départ du demandeur était déraisonnable. La Cour a insisté à plusieurs reprises sur le fait que les personnes qui n'allèguent pas au moment opportun un risque qu'elles pourraient subir ne peuvent s'attendre à ce que l'agent chargé du renvoi annule les dispositions prises pour le voyage afin de procéder rapidement à une évaluation des risques avant de remplir l'obligation qui lui est imposée par la Loi. Je suis d'avis qu'un agent chargé du renvoi ne peut prendre en considération une telle demande que lorsque le risque est évident, très grave et ne pouvait être soulevé plus tôt. Telle n'est pas la situation dans la présente affaire.

[17]            Le juge Pelletier a fait référence à l'affaire Naredo, précitée, dans la décision qu'il a rendue dans Davis c. MCI, [2000] A.C.F. no 1628 (1re inst.), où il était question d'une demande de sursis présentée par une personne qui constituait un danger pour le public et qui avait été déclarée coupable de diverses infractions graves après avoir été frappée d'une mesure d'expulsion. Le juge Pelletier a dit au paragraphe 4 :

En ce qui concerne l'existence d'une question sérieuse à trancher, j'estime que certaines des questions qui ont été soulevées seraient des questions sérieuses si elles étaient soulevées devant un arbitre ou devant un agent désigné chargé de statuer sur une demande en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi. Je ne crois pas qu'il existe des questions sérieuses sur lesquelles l'agent chargé du renvoi doit statuer. J'adopte les motifs que Monsieur le juge Nadon a prononcés dans la décision Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 936, que je ne reproduirai pas ici. Je ferai toutefois les remarques suivantes. La Loi sur l'immigration et la jurisprudence de cette cour ont établi une série de points de repère permettant d'apprécier et de soupeser les différents intérêts. À la fin de ce processus, il y a la procédure de renvoi elle-même. À mon avis, en prévoyant que la mesure de renvoi est exécutée dès que les circonstances le permettent, le législateur ne voulait pas nécessairement que l'agent chargé du renvoi soit tenu de prendre en considération tous les facteurs qui doivent être invoqués et examinés dans le cadre des mesures préalables au renvoi. Aux fins qui nous occupent, il n'est pas nécessaire de déterminer les limites du pouvoir discrétionnaire que possède l'agent chargé du renvoi; il suffit de dire qu'il n'a été statué qu'une seule fois qu'il fallait notamment faire preuve de retenue de façon à permettre la présentation d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. Dans la décision Naredo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. 1250, le sursis a été accordé de façon à permettre la présentation d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire parce que le demandeur était un ancien membre de la police secrète qui risquait d'être torturé et tué par ses anciens collègues s'il retournait au Chili. Il n'existe en l'espèce aucun fait de ce genre. [non souligné dans l'original]

  

[18]            Je ne suis pas d'accord avec l'avocate du demandeur lorsqu'elle prétend que le pouvoir discrétionnaire conféré à un agent de renvoi en vertu de la Loi sur l'immigration actuelle est aussi étendu que celui qui était conféré à un arbitre par le paragraphe 27(3) et d'autres dispositions de la Loi sur l'immigration, S.C. 1976-77, ch. 52, et ses modifications. En conséquence, les décisions Prassad et Nesha, précitées, ont peu d'incidence sur l'affaire dont je suis saisi.

[19]            Essentiellement, l'avocate du demandeur n'interprète pas correctement le régime créé par la Loi sur l'immigration actuelle, sous lequel c'est l'agent chargé de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qui doit examiner tous les facteurs invoqués au soutien de cette demande, et non l'agent de renvoi. À mon avis, l'agent de renvoi peut se fonder sur ce que l'avocat du demandeur considère être le facteur prépondérant justifiant le report du renvoi. L'avocat doit choisir avec soin ce qu'il décide de soumettre à l'agent de renvoi. Je répète que la Loi actuelle ne confère pas à un agent de renvoi le pouvoir discrétionnaire de prendre en considération les différents facteurs d'ordre humanitaire lorsqu'il décide de reporter ou non le renvoi d'un demandeur.


[20]            L'avocate du demandeur a aussi fait valoir que l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, de la Cour suprême du Canada s'applique dans le contexte de la présente affaire en ce sens qu'un demandeur doit se voir accorder de pleins droits de participation. Selon l'avocate, le demandeur s'attend de manière légitime à être informé des normes auxquelles il devra satisfaire. En l'espèce, l'agent de renvoi a indiqué qu'il reporterait le renvoi seulement dans des [traduction] « circonstances exceptionnelles » . Il n'a cependant pas précisé ce qu'il entendait par là. L'avocate soutient que le demandeur a ainsi été privé de ses pleins droits de participation : comme il ignorait à quelle norme il devait satisfaire, il ne pouvait pas présenter correctement ses arguments concernant le report à l'agent de renvoi.

[21]            Le juge Pelletier a indiqué au paragraphe 45 de la décision Wang, précitée :

Vu l'obligation qui est imposée par l'article 48, ainsi que l'obligation de s'y conformer, il y a lieu de faire grand état à l'encontre de l'octroi d'un report de la disponibilité d'une réparation autre, comme le droit de retour, puisqu'on trouve là une façon de protéger le demandeur sans avoir recours au non-respect d'une obligation imposée par la loi. Pour ce motif, je serais plutôt d'avis qu'en l'absence de considérations particulières, une demande invoquant des motifs d'ordre humanitaire qui n'est pas fondée sur des menaces à la sécurité d'une personne ne peut justifier un report, parce qu'il existe une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la loi. [non souligné dans l'original]

Par conséquent, l'agent de renvoi n'a pas commis d'erreur en ne précisant pas ce qui peut constituer des [traduction] « circonstances exceptionnelles » , compte tenu du fait que le juge Pelletier a employé une expression similaire ( « considérations particulières » ) pour décrire des situations dans lesquelles un agent de renvoi pourrait exercer son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi d'une personne frappée d'une mesure d'expulsion. À mon avis, la doctrine de l'attente légitime ne peut faire oublier le pouvoir discrétionnaire très limité que la Loi confère à un agent de renvoi. Il semble évident que l'agent devait tenir compte des tendances suicidaires possibles, ce qui a été fait en l'espèce. L'agent a donc exercé le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par la Loi.

[22]            L'avocate du demandeur soutient également que l'agent de renvoi a fait montre d'insensibilité lors de son entrevue avec le demandeur en formulant une remarque [traduction] « désinvolte » sur la possibilité que ce dernier, et peut-être aussi son conjoint, se suicident s'il n'était pas sursis au renvoi. Elle prétend que les remarques de l'agent montrent qu'il n'a pas traité le demandeur avec impartialité et qu'il a minimisé l'importance des rapports psychologiques que lui avait fournis ce dernier. L'avocat du défendeur reconnaît que la possibilité que le demandeur se suicide est un élément important dont l'agent de renvoi doit tenir compte. À mon avis, l'agent pouvait en arriver à la conclusion qu'il a tirée compte tenu du fait que le rapport rédigé en juillet 1999 par la personne la plus qualifiée, le docteur Pilowski, un psychologue, indiquait que le demandeur était heureux et se sentait en sécurité au Canada, qu'il faisait parfois des cauchemars, qu'il craignait d'être expulsé et qu'il [traduction] « ne présente pas actuellement les symptômes d'un trouble mental » . Ce rapport ne fait pas état d'une possibilité de suicide. Le docteur Pritchard, M.D., mentionne cependant cette possibilité dans sa lettre du 26 juillet 2000 :

[traduction] Je crains pour la santé mentale de Leonardo et de son conjoint si le premier devait être expulsé. Les deux pourraient souffrir pendant longtemps d'une grave dépression, laquelle s'accompagne d'un risque potentiel de suicide.


[23]            De plus, le rapport d'un sociologue et conseiller, D. Rzondnzinski, daté du 27 juillet 2000, mentionnait que par suite de la persécution dont il avait été victime en Uruguay le demandeur était devenu alcoolique et s'était mis à [traduction] « fantasmer sur le suicide » . Ce rapport décrit à quel point la santé mentale du demandeur et de son conjoint s'est détériorée de manière considérable après qu'ils eurent été informés du renvoi imminent du demandeur du Canada. L'agent pouvait préférer le rapport de la personne la plus qualifiée, le docteur Pilowski.

[24]            L'avocat du défendeur soutient que l'agent a évidemment demandé au demandeur s'il avait l'intention de se suicider. Il renvoie à la transcription du contre-interrogatoire de l'agent, où celui-ci a fait différentes déclarations au sujet de la question du suicide :

[traduction] À la page 29, ligne 10, il a déclaré : Ce dont je me souviens, c'est que le mot « suicide » m'a frappé quand j'ai lu le rapport psychologique, et j'ai voulu en savoir davantage.

[25]            À la page 31, lignes 8 à 22, les propos suivants ont été échangés entre l'avocate du demandeur et l'agent :

[traduction]

Q. Bien. Si vous avez devant vous une personne suicidaire, ne croyez-vous pas que cette façon de poser la question est inappropriée? N'y a-t-il pas une autre façon un peu plus -

R. Bien -

Q. - n'auriez-vous pas pu faire preuve d'un peu plus de sensibilité?

R. Le client me dit que c'est un problème pour eux. Ce n'est pas quelque chose dont je peux ne pas tenir compte. Je dois examiner la question.

Q. Oui.

R. Je peux certainement comprendre que le client ne me connaît pas et qu'ils peuvent être mal à l'aise de discuter d'une question aussi personnelle avec moi, mais ce n'est pas quelque chose dont je peux ne pas tenir compte. Je dois en parler.

[26]            Un peu plus loin, de la page 33, ligne 22 à la page 34, ligne 1, l'agent a déclaré :

[traduction] Je n'ai pas pris la situation à la légère. Je devais examiner la question soulevée par le client. Et je pense l'avoir fait de manière appropriée et professionnelle.

[27]            Lors de son contre-interrogatoire, l'agent a indiqué qu'il avait pris les trois rapports psychologiques en considération, et il n'y a aucune raison de croire qu'il a agi de manière partiale lorsqu'il a décidé de ne pas reporter le renvoi du demandeur.

[28]            Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[29]            La question suivante est certifiée :

Quelle est l'étendue et la nature du pouvoir discrétionnaire d'un agent de renvoi saisi d'une demande présentée par une personne frappée d'une mesure de renvoi valide afin que le renvoi soit reporté parce qu'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire est en instance?

« W. P. McKeown »

                                                                                                                                 Juge

Toronto (Ontario)

Le 28 novembre 2001

  

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

   

DOSSIER :                                                        IMM-4953-00

INTITULÉ :                                                     Leonardo Boris Gonzalez Benitez

demandeur

-et-                                                          

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

défendeur

  

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                           Le jeudi 28 juin 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :             Monsieur le juge McKeown

DATE DES MOTIFS :                                     Le mercredi 28 novembre 2001

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman                                                                            POUR LE DEMANDEUR

Donald A. MacIntosh                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Associates                                                 POUR LE DEMANDEUR

Avocats

281, avenue Eglinton Est

Toronto (Ontario)

M4P 1L3

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                                               POUR LE DÉFENDEUR


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

Date : 20011128

                                                             Dossier : IMM-4953-00

Entre :

LEONARDO BORIS GONZALEZ BENITEZ

demandeur

-et-

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                                           

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                                                           


Date : 20011128

Dossier : IMM-4953-00

TORONTO (ONTARIO), LE 28 NOVEMBRE 2001

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE W. P. McKEOWN

ENTRE :                                                                                      

LEONARDO BORIS GONZALEZ BENITEZ

demandeur

-et-

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                           ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

La question suivante est certifiée :

Quelle est l'étendue et la nature du pouvoir discrétionnaire d'un agent de renvoi saisi d'une demande présentée par une personne frappée d'une mesure de renvoi valide afin que le renvoi soit reporté parce qu'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire est en instance?

« W. P. McKeown »

                                                                                                                                 Juge                             

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.

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