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Date : 20220805


Dossier : T-813-21

Référence : 2022 CF 1171

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 août 2022

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

NIKOLA PASIC

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Nikola Pasic, est un membre civil de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC). Il a déposé un grief dans lequel il affirmait que sa rémunération avait été mal calculée parce que la GRC avait commis une erreur dans la façon dont elle avait établi l’équivalence au moyen de la structure de rémunération de la fonction publique pour des postes comparables. Selon le demandeur, l’effet net de cette erreur est qu’il a été sous-payé de manière importante.

[2] L’arbitre de dernier niveau a conclu que la rémunération du demandeur était fixée par le Conseil du Trésor plutôt que par la GRC, et que son grief ne pouvait donc pas être traité dans le cadre du système de règlement des griefs de la GRC. De plus, l’arbitre de dernier niveau a statué que les deux griefs antérieurs du demandeur traitaient du même objet essentiel et, par conséquent, il s’est vu interdire de déposer un tel grief une troisième fois.

[3] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision au motif qu’elle est déraisonnable, et qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale parce que le décideur n’a pas examiné l’affaire avec un esprit ouvert. Il soutient que le décideur n’a pas tenu compte du fait que la GRC avait interprété la politique de rémunération du Conseil du Trésor, et que l’affaire relève donc de la procédure de règlement des griefs. Le demandeur affirme également que l’arbitre de dernier niveau n’a pas cherché à connaître la façon dont l’erreur que la GRC avait commise dans son interprétation des politiques de rémunération pertinentes du Conseil du Trésor avait fait en sorte qu’il avait été sous-payé, et que la décision contient des erreurs logiques et ne tient pas compte de certains éléments de preuve clés. Eu égard à tous ces éléments, le demandeur demande à la Cour d’annuler la décision et de lui accorder la réparation qu’il sollicite, y compris une correction de sa rémunération et de sa pension, ainsi qu’une rémunération rétroactive et d’autres mesures de redressement.

I. Le contexte

[4] Le demandeur est un membre civil de la GRC qui travaille comme technicien de soutien informatique au niveau CP-02. En mai 2019, il a déposé un grief alléguant que la GRC avait mal interprété la Directive du Conseil du Trésor concernant l’établissement des taux de rémunération des membres civils de la GRC. Il a affirmé que la GRC avait commis une erreur en s’appuyant sur les salaires annuels plutôt que sur le taux horaire lorsqu’elle avait déterminé la rémunération de son poste à l’aide de son homologue de la fonction publique, et qu’il a donc été sous-payé pendant de nombreuses années.

[5] Le grief du demandeur reposait sur une directive du Conseil du Trésor de 1972 (décision du CT 714373), qui avait établi et révisé les taux de rémunération des membres réguliers et des membres civils de la GRC. Il a renvoyé à l’article 3.11.2 des Conditions d’emploi du Conseil du Trésor : « Le taux horaire est multiplié par le nombre d’heures compris dans une semaine normale de travail multiplié par 52,176 pour obtenir le taux annuel. » Le demandeur a affirmé qu’il est tenu de travailler 40 heures par semaine et a une demi-heure de dîner par jour. Il mentionne toutefois qu’il devait souvent travailler pendant son heure de dîner. Le demandeur a affirmé que son homologue de la fonction publique travaille 37,5 heures par semaine et est rémunéré s’il travaille pendant son heure de dîner. Le demandeur a résumé sa plainte de la façon suivante :

[traduction]
Je suis un travailleur rémunéré à l’heure. Je suis censé être rémunéré au même taux horaire que celui du groupe Systèmes d’ordinateurs. Cela équivaut au taux de rémunération annuel.

Ainsi, en prenant le taux de rémunération annuel d’une semaine de travail de 37,5 heures pour l’intégrer à la formule plus haut et l’inverser, tout en glissant en douce une semaine normale de travail de 40 heures, mon taux de salaire horaire s’avère être inférieur à celui de mes homologues du groupe CS.

C’est le tour de passe-passe qui dure depuis un certain temps. N’importe quelle classe de mathématiques de 9e année peut vous le dire. Pourquoi la GRC n’est-elle pas en mesure de le faire?

[6] La GRC a demandé à l’arbitre de premier niveau de rejeter le grief pour deux motifs : il s’agissait d’un abus du processus de règlement des griefs parce que le demandeur avait déjà déposé deux griefs traitant du même objet, et les décisions rendues au dernier niveau dans ces affaires étaient exécutoires. La GRC a fait remarquer qu’il n’y avait pas eu de changements à la politique applicable et que les modalités applicables avaient été gelées depuis avril 2016 en raison de négociations collectives. Le demandeur n’avait pas sollicité de contrôle judiciaire de l’une ou l’autre des deux décisions antérieures relatives aux griefs et, par conséquent, elles étaient exécutoires. La GRC a soutenu que sa nouvelle tentative de déposer un grief ayant le même objet constituait un abus de procédure.

[7] De plus, la GRC a soutenu que le fond du grief était lié à une décision prise par le Conseil du Trésor et que, par conséquent, l’affaire échappait à la compétence du processus de règlement des griefs de la GRC.

[8] Dans sa réponse, le demandeur a affirmé que les observations de la GRC dénotaient un biais administratif parce qu’elles soulevaient la question de la qualité pour agir comme moyen de l’empêcher de plaider sa cause. Il a également soutenu que son allégation selon laquelle la GRC n’avait pas suivi la directive du Conseil du Trésor n’avait pas été traitée dans le cadre des procédures de règlement des griefs antérieures. Enfin, il a soutenu que l’essentiel de son grief était lié à l’interprétation et à l’application par la GRC de la politique du Conseil du Trésor, et qu’il relevait donc du mandat de la procédure de règlement des griefs de la GRC.

[9] Dans sa décision, l’arbitre de premier niveau a conclu qu’il n’y avait pas de biais administratif, mais que l’autorité chargée de la gestion des griefs de la GRC suivait simplement la procédure lorsqu’elle a informé le demandeur des politiques applicables relatives à la qualité pour agir. L’arbitre de premier niveau a conclu que le demandeur n’avait pas qualité pour poursuivre son grief pour deux raisons. Premièrement, l’objet du grief concernait une décision du Conseil du Trésor et n’était donc pas lié à la gestion des affaires de la GRC. Deuxièmement, le demandeur cherchait à remettre en litige ses griefs antérieurs en utilisant des [traduction] « variations du même argument formulées en termes généraux et non précises » en ce qui concernait sa rémunération. Il avait été informé qu’il pouvait présenter une demande de contrôle judiciaire après chacun des griefs antérieurs, mais il ne l’a pas fait. L’arbitre de premier niveau a donc conclu que le demandeur n’avait pas qualité pour poursuivre son grief actuel.

[10] Le demandeur a poursuivi l’affaire au dernier niveau, alléguant que la décision de premier niveau avait été rendue d’une manière qui avait manqué à l’équité procédurale, et qu’elle était manifestement déraisonnable. Il a fait valoir que l’arbitre de premier niveau avait fait preuve de partialité en statuant que les décisions de la GRC concernant la rémunération n’étaient pas liées à la gestion des affaires de la Gendarmerie, et que le décideur n’avait pas de compétences de base en mathématiques. Il a soutenu qu’il est un travailleur rémunéré à l’heure et que sa rémunération est censée correspondre au salaire horaire du groupe Systèmes d’ordinateurs de la fonction publique plutôt qu’à leur taux annuel.

[11] L’arbitre de dernier niveau a rejeté le grief. Les détails de la décision sont examinés plus bas, et un résumé suffira ici. En ce qui concerne l’argument relatif à l’équité procédurale, l’arbitre de dernier niveau a conclu que l’allégation de partialité du demandeur était en réalité un désaccord quant au fond des décisions de premier niveau. Il a donc rejeté cet aspect de l’argument. En ce qui concerne le bien-fondé de la décision de premier niveau, l’arbitre de dernier niveau a jugé qu’elle n’était pas clairement déraisonnable (selon la norme qu’il devait appliquer, comme il est expliqué plus bas). Il s’agit d’une norme qui appelle un degré élevé de retenue. En appliquant cette approche, l’arbitre de dernier niveau a accepté la conclusion de premier niveau selon laquelle le Conseil du Trésor était responsable de l’établissement des taux de rémunération des membres de la GRC et, par conséquent, le grief ne pouvait être traité dans le cadre du système de règlement des griefs de la GRC. De plus, l’arbitre de dernier niveau a également conclu que l’objet du grief actuel (le taux de rémunération du demandeur) avait déjà été tranché et qu’il ne devrait donc pas pouvoir être instruit une troisième fois.

[12] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

II. Les questions en litige et les normes de contrôle

[13] Le demandeur soulève deux principales questions :

  1. L’arbitre de dernier niveau a-t-il manqué à l’équité procédurale en ne lui offrant pas l’occasion d’être entendu et en faisant preuve de partialité?

  2. La décision est-elle déraisonnable du fait que l’arbitre de dernier niveau a fait fi d’éléments de preuve clés et a fondé le résultat sur des erreurs sur le plan rationnel?

[14] Différentes normes de contrôle s’appliquent aux deux questions.

[15] Les questions relatives à l’équité procédurale exigent une approche similaire à la norme de contrôle de la décision correcte, qui amène la cour de révision à se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] au para 54). Comme il est souligné au paragraphe 56 de l’arrêt Canadien Pacifique, « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre ».

[16] La seconde question doit être appréciée selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Suivant le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, le rôle d’une cour de révision « consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes], au para 2). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans l’arrêt Société canadienne des postes, au para 33).

III. Analyse

A. Le cadre législatif et politique

[17] Avant d’examiner les deux principales questions, il sera utile de définir le cadre législatif et politique qui régit le processus de règlement des griefs de la GRC.

[18] La Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R-10 [la Loi sur la GRC] prévoit le droit des membres de présenter des griefs dans les termes suivants :

Présentation des griefs

Presentation of Grievances

Règle

Member’s right

31 (1) Sous réserve des paragraphes (1.01) à (3), le membre à qui une décision, un acte ou une omission liés à la gestion des affaires de la Gendarmerie causent un préjudice peut présenter son grief par écrit à chacun des niveaux que prévoit la procédure applicable aux griefs prévue par la présente partie dans le cas où la présente loi, ses règlements ou les consignes du commissaire ne prévoient aucune autre procédure pour réparer ce préjudice.

31 (1) Subject to subsections (1.01) to (3), if a member is aggrieved by a decision, act or omission in the administration of the affairs of the Force in respect of which no other process for redress is provided by this Act, the regulations or the Commissioner’s standing orders, the member is entitled to present the grievance in writing at each of the levels, up to and including the final level, in the grievance process provided for by this Part.

[19] Le paragraphe 22(1) concernant la solde et les indemnités est également pertinent :

Fixation par le Conseil du Trésor

Pay and allowances

22 (1) Le Conseil du Trésor établit la solde et les indemnités à verser aux membres de la Gendarmerie.

22 (1) The Treasury Board shall establish the pay and allowances to be paid to members.

[20] Le mandat de l’arbitre de dernier niveau est défini au paragraphe 18(2) des Consignes du commissaire (griefs et appels) :

Lorsqu’il rend la décision, l’arbitre évalue si la décision de premier niveau contrevient aux principes d’équité procédurale, est entachée d’une erreur de droit ou est manifestement déraisonnable.

[21] Dans ce contexte, nous nous penchons sur les questions.

B. L’arbitre de dernier niveau a-t-il manqué à l’équité procédurale?

[22] Le demandeur affirme que l’arbitre de dernier niveau l’a privé de son droit à l’équité procédurale de trois façons : en rendant une décision qui fait preuve d’un [traduction] « biais de confirmation » découlant de l’hypothèse selon laquelle les politiques et les manuels étaient exacts, sans jamais analyser cette question; en ne lui accordant pas d’audience et en donnant ainsi l’impression que l’esprit de l’arbitre de dernier niveau était fermé; et en raison du fait que le processus d’arbitrage n’est pas indépendant de la GRC.

[23] Comme il a été expliqué lors de l’audience, le concept de [traduction] « biais de confirmation » est un terme utilisé dans les sciences sociales, mais il ne donne pas lieu à un manquement à l’équité procédurale à moins qu’il ne soit établi que le décideur n’a pas examiné l’affaire avec un esprit ouvert. En l’espèce, il y a un chevauchement important entre les arguments du demandeur concernant le biais de confirmation et l’esprit fermé. Par conséquent, ces arguments seront examinés ensemble.

[24] Le demandeur souligne le fait que l’arbitre de dernier niveau n’a pas examiné des éléments de preuve clés, y compris une directive du Conseil du Trésor concernant la rémunération et un article sur la qualité d’agir au titre de la Loi sur la GRC. Il soutient que cela démontre que l’arbitre de dernier niveau a fait preuve de partialité à son égard. Essentiellement, cet argument montre la frustration du demandeur en raison du fait qu’il n’a pas été autorisé à présenter ses arguments de fond sur son taux de rémunération, puisque l’arbitre de dernier niveau a statué sur la question préliminaire de la qualité d’agir plutôt que sur le bien-fondé de son grief.

[25] L’arbitre de dernier niveau a apprécié l’allégation du demandeur relative à la partialité en faisant référence à l’arrêt de principe sur l’équité procédurale, Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817. L’arbitre de dernier niveau a noté que deux éléments essentiels de l’équité procédurale sont le droit d’être entendu et le droit à un décideur impartial, et a conclu que le demandeur s’était vu accorder les deux dans le cadre du processus de règlement des griefs. Le demandeur ne conteste pas cette conclusion et, lors de l’audition de la présente affaire, il n’a pas fermement donné suite à son argument selon lequel le processus n’était pas équitable du fait que les arbitres faisaient partie de la direction de la GRC.

[26] Le principal argument du demandeur relatif à l’équité procédurale est qu’il n’a jamais eu d’audience et qu’il s’est donc vu refuser l’occasion de présenter ses éléments de preuve et ses arguments quant à la façon dont la GRC avait établi son taux de rémunération. Bien qu’il ait donné suite à l’argument selon lequel l’arbitre de dernier niveau avait l’esprit fermé lors de l’audience, je ne suis pas convaincu que c’était le cas. La décision est détaillée et tient compte des observations et de la preuve présentées par le demandeur, et celui-ci n’est pas en mesure de démontrer précisément que l’arbitre avait l’esprit fermé à l’instance en raison de la manière dont le processus s’était déroulé.

[27] Le critère à satisfaire pour établir un manquement à l’équité procédurale est strict : (Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2021 CF 426 au para 45) En l’espèce, le demandeur n’a pas satisfait à ce critère. Bon nombre des points qu’il a soulevés par rapport à ce motif sont examinés dans la prochaine section traitant du caractère raisonnable de la décision.

[28] Je ne peux pas souscrire à l’argument du demandeur selon lequel l’arbitre de dernier niveau n’a pas tenu dûment compte de sa position, ou a tranché l’affaire sur la question préliminaire de la qualité d’agir afin d’éviter de procéder à une audience sur le bien-fondé. Le libellé de la décision appuie la conclusion contraire; l’arbitre de dernier niveau a examiné les arguments du demandeur en détail et s’en est remis à la jurisprudence applicable aux questions qu’il a soulevées. Cela ne signifie pas qu’il y avait un esprit fermé.

[29] De plus, le demandeur fait fausse route en invoquant ce qu’a énoncé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1. Dans cette affaire, il était question d’une contestation des dispositions législatives qui empêchaient les membres de la GRC de se syndiquer et de négocier collectivement. En l’espèce, le demandeur n’a pas soulevé une contestation constitutionnelle de la validité de la structure de règlement des griefs de la GRC, bien que ses arguments montrent clairement qu’il ne souscrit pas au cadre législatif et réglementaire. Il ne s’agit pas d’un motif justifiant une conclusion de partialité.

[30] Le demandeur savait ce qu’il devait démontrer et a eu la possibilité complète et équitable de présenter sa preuve et ses arguments. Il n’a pas établi de motif raisonnable pour conclure que l’arbitre de dernier niveau avait l’esprit fermé, et aucune autre cause de partialité n’a été établie. Pour ces motifs, je rejette l’allégation du demandeur selon laquelle il a été privé de son droit à l’équité procédurale.

C. La décision de l’arbitre de dernier niveau est-elle raisonnable?

[31] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable parce que, citant l’arrêt Vavilov, il fait valoir que l’arbitre de dernier niveau s’est livré à un raisonnement circulaire, n’a pas tenu compte d’éléments de preuve clés et n’a pas examiné l’essentiel de son grief. Selon le demandeur, l’effet net de ces lacunes rend la décision déraisonnable.

[32] Le demandeur fait valoir que la décision ne présente pas de bon sens et de logique ordinaire, puisque l’arbitre de dernier niveau n’a pas demandé à la GRC d’expliquer comment il était possible que deux employés rémunérés à l’heure et faisant le même travail soient rémunérés à des salaires horaires différents. Il affirme que le raisonnement de la décision ne « se tient » tout simplement pas et que, par conséquent, conformément à l’arrêt Vavilov, la décision est déraisonnable. Par exemple, le traitement par l’arbitre de dernier niveau d’un document clé du Conseil du Trésor que le demandeur avait présenté à l’appui de son grief montre que la GRC n’a pas correctement interprété la façon dont le taux annuel est calculé.

[33] Deux remarques préliminaires aideront à orienter l’analyse de cette question. Premièrement, il est utile de rappeler que l’arbitre de dernier niveau était tenu de trancher si la décision de premier niveau était « manifestement déraisonnable ». Par conséquent, dans le cadre du présent contrôle judiciaire et conformément à l’arrêt Vavilov, je dois trancher si la conclusion de l’arbitre de dernier niveau selon laquelle la décision de premier niveau n’était pas « manifestement déraisonnable » était, en soi, déraisonnable.

[34] Deuxièmement, le caractère raisonnable de la décision est apprécié en fonction des questions que les parties ont soulevées devant le décideur. Dans la présente affaire, l’arbitre de dernier niveau a décrit les questions de la manière suivante :

[traduction]
[64] La décision de premier niveau examine les deux questions cruciales en ce qui concerne la qualité :

1) La décision, l’acte ou l’omission étaient-ils liés à la gestion des affaires de la Gendarmerie?

2) La présente affaire a-t-elle déjà été tranchée?

[35] La question dont je suis saisi est donc de savoir si la décision de l’arbitre de dernier niveau sur ces deux questions est raisonnable. Bien qu’une grande partie de l’argument du demandeur soit axée sur le fond de son grief, il convient de noter que, dans la décision contestée, l’arbitre de dernier niveau n’a pas tranché si la plainte du demandeur au sujet de sa rémunération était fondée. La décision était plutôt axée sur la question préliminaire de la qualité d’agir, au sens où l’entend le processus de règlement des griefs de la GRC.

[36] Après avoir résumé les questions, l’arbitre de dernier niveau a renvoyé au cadre établi dans l’arrêt Vavilov pour l’application de la norme de la décision raisonnable, et a ensuite noté que la norme du caractère « manifestement déraisonnable » commande un degré élevé de retenue. Il a cité la décision Kalkat c Canada (Procureur général), 2017 CF 794, dans laquelle la Cour a conclu que la norme de la décision « clearly unreasonable » équivalait à la norme de la décision « manifestement déraisonnable ». L’arbitre de dernier niveau a fait remarquer que la Cour d’appel fédérale a confirmé cette interprétation dans l’arrêt Smith c Canada (Procureur général), 2021 CAF 73. Comme l’a énoncé l’arbitre de dernier niveau au paragraphe 70 : [TRADUCTION] « En appliquant cette norme, le [demandeur] doit non seulement démontrer que l’arbitre de premier niveau a commis une erreur, mais également établir que l’erreur était déterminante pour parvenir à un résultat qui n’aurait pas été possible sans l’erreur. »

[37] Aucune question n’a été soulevée par le demandeur quant à cette conclusion, et celle-ci est conforme à la jurisprudence applicable (voir Zak c Canada (Procureur général), 2021 CAF 80; Podmoroff c Canada (Procureur général), 2021 CF 421).

[38] Le demandeur soutient que l’analyse de l’arbitre de dernier niveau relative à la question de savoir si son grief portait sur « une décision, un acte ou une omission liés à la gestion des affaires de la Gendarmerie » est déraisonnable, puisque l’arbitre n’a pas dûment tenu compte d’un article qu’il avait présenté à ce sujet, intitulé : « Paragraphe 31(1) de la Loi sur la GRC — le critère de la qualité pour agir, par Lisa Thiele ». Le demandeur s’appuie sur le passage suivant tiré de l’article :

[traduction]
3. « Le membre n’a pas qualité pour agir parce que la décision contestée a été rendue conformément à une politique du Conseil du Trésor sur laquelle la Gendarmerie n’a aucun contrôle. »

Ce raisonnement est dangereux parce qu’il est incomplet. De nombreuses décisions liées à la gestion de la Gendarmerie sont rendues en vertu des politiques établies par le Conseil du Trésor, politiques que la Gendarmerie n’a pas le pouvoir de modifier. Cela ne signifie pas que ces décisions ne sont pas sujettes à grief. La question pertinente à trancher est de savoir si la Gendarmerie a effectivement rendu la décision en interprétant ou en appliquant une politique du Conseil du Trésor, ou si la décision a été rendue par le Conseil du Trésor lui-même et non par la Gendarmerie.

[39] Le demandeur soutient que cette affirmation aurait dû être prise en considération par l’arbitre de dernier niveau, car son grief concerne l’interprétation par la GRC de la politique du Conseil du Trésor sur la rémunération. Il affirme que le défaut d’examiner cet aspect de son dossier a empêché la tenue d’une enquête en bonne et due forme sur la mesure dans laquelle la GRC avait eu des échanges avec le Conseil du Trésor au sujet de l’interprétation appropriée de la politique de rémunération, et que cela est déraisonnable.

[40] Le défendeur soutient que la conclusion de l’arbitre de dernier niveau sur ce point est raisonnable, car il n’y a aucun élément de preuve au dossier démontrant que la GRC a effectivement interprété la politique du Conseil du Trésor de manière significative. Selon le défendeur, le dossier démontre plutôt que la GRC était tenue de respecter simplement la politique de rémunération établie par le Conseil du Trésor.

[41] L’analyse de ce point par l’arbitre de dernier niveau a résumé les arguments des parties, puis s’est concentrée sur la contestation de la décision de l’arbitre de premier niveau. Bien que le demandeur ait fait valoir que l’arbitre de premier niveau avait souscrit à sa position selon laquelle les décisions de la GRC sur la rémunération sont liées à la gestion des affaires de la Gendarmerie, l’arbitre de dernier niveau a jugé qu’il ne s’agissait pas d’une description complète. Ce dernier a fait remarquer que la décision de premier niveau avait conclu que le Conseil du Trésor avait établi le taux de rémunération annuelle, ainsi que les facteurs de calcul nécessaires pour convertir le taux de rémunération annuel en taux de rémunération horaire. L’arbitre de dernier niveau a conclu que l’arbitre de premier niveau avait correctement jugé que la GRC était liée par le paragraphe 22(1) de la Loi sur la GRC, qui prévoit que le Conseil du Trésor est seul responsable de l’établissement du taux de rémunération des membres de la Gendarmerie.

[42] En appliquant cette disposition à la plainte soulevée par le demandeur dans son grief, l’arbitre de dernier niveau a conclu que la décision de premier niveau avait renvoyé de façon appropriée aux dispositions du Manuel national de la rémunération de la GRC concernant les taux de rémunération annuels, les périodes de paie et les facteurs de rémunération, et a noté que ces derniers correspondent aux facteurs de rémunération établis par le Conseil du Trésor. S’appuyant sur cette constatation, l’arbitre de dernier niveau a souscrit à la conclusion de l’arbitre de premier niveau selon laquelle la GRC n’avait aucune marge d’interprétation, puisque le Conseil du Trésor [traduction] « détient le pouvoir exclusif d’établir le taux de rémunération, la semaine normale de travail (37,5 par opposition à 40 heures), ce qui doit être rémunéré de façon équivalente, les facteurs de rémunération et d’autres dispositions comme la question de savoir si les pauses-repas sont rémunérées ou non ». (décision, au para 81).

[43] Le demandeur affirme que l’arbitre de dernier niveau l’a privé d’une audience équitable en n’examinant pas la question de savoir s’il y avait des documents montrant des échanges entre la GRC et le Conseil du Trésor relativement à l’interprétation de la politique de rémunération. À mon avis, cet argument rate la cible parce qu’il incombait au demandeur de présenter de tels éléments de preuve, ce qui n’a pas été fait. Rien ne permet de conclure que la décision est déraisonnable en raison d’un défaut du décideur d’examiner des éléments de preuve dont il ne disposait pas.

[44] Le demandeur conteste également la conclusion de l’arbitre de dernier niveau selon laquelle le document du Conseil du Trésor sur l’administration de la paie, qui prévoit une conversion des taux annuels en un salaire horaire (les heures de la semaine de travail multipliées par le facteur de 52,176 mentionné plus haut), [traduction] « prévoit le même facteur que celui établi dans le [Manuel national de la rémunération], mais inversé » (décision, para 79). Il affirme que cela démontre un raisonnement vicié, car le taux horaire est utilisé pour établir le taux annuel, et non l’inverse. Le demandeur soutient que si les employés du groupe de comparaison de la fonction publique travaillaient plus d’heures, ils seraient mieux payés que lui; toutefois, même en travaillant plus d’heures, il perçoit le même revenu annuel que ses homologues.

[45] À mon avis, même si cet aspect de la décision de l’arbitre de dernier niveau est vicié — un point sur lequel je ne me prononce pas — cela ne serait pas suffisant en soi pour rendre la décision déraisonnable. Il n’y a tout simplement aucune preuve démontrant que la GRC a fait plus qu’appliquer les décisions prises par le Conseil du Trésor en matière de politiques, dans l’exercice de son pouvoir en vertu du paragraphe 22(1) de la Loi sur la GRC. Il s’agit de la principale conclusion de l’arbitre de dernier niveau sur ce point, et elle est étayée par la preuve comme elle a été examinée dans le cadre juridique applicable.

[46] Il n’y a aucune raison de conclure que cet aspect de la décision est déraisonnable.

[47] En ce qui concerne la deuxième question dont l’arbitre de dernier niveau était saisi, à savoir si l’affaire avait déjà été tranchée, le demandeur soutient que la décision est déraisonnable parce qu’il n’avait invoqué la Directive du Conseil du Trésor de 1972 dans aucun de ses griefs antérieurs, et aucun arbitre n’avait examiné le fond de sa plainte concernant la façon dont sa rémunération avait été déterminée.

[48] L’arbitre de dernier niveau a examiné l’objection soulevée par la GRC quant à ce motif ainsi que la réponse du demandeur, et a noté que l’arbitre de premier niveau avait examiné cette question de façon approfondie. La décision se poursuit de la façon suivante :

[traduction]
[90] Après avoir soigneusement examiné le grief actuel et les décisions concernant les griefs 2016335258 et 2018335700, je dois convenir avec l’arbitre de premier niveau que le demandeur tente clairement de contester son taux de rémunération. L’arbitre de premier niveau a appliqué de façon appropriée l’alinéa 10a) des Consignes du commissaire (griefs et appels), et a aussi rejeté le grief pour ce motif.

[91] De plus, l’arbitre de premier niveau a raison de dire que le fait que le demandeur a soulevé à plusieurs reprises le même objet ayant déjà été tranché, bien qu’il ait été avisé qu’il n’y avait aucun autre recours dans le cadre de ce processus, constitue un abus de procédures. Le demandeur a également été informé à chaque fois que s’il n’était pas d’accord avec les décisions rendues au dernier niveau, il avait le droit d’exercer un recours devant la Cour fédérale.

[49] À la lumière de cette analyse, l’arbitre de dernier niveau a confirmé la décision de l’arbitre de premier niveau quant à cet élément.

[50] Le demandeur n’a pas abordé cette question en détail dans ses observations écrites ou orales, sauf pour affirmer que le fond de son grief n’avait jamais été examiné et qu’il était fondé sur un argument et une analyse différents de ceux de ses griefs précédents. Je ne suis pas en mesure de conclure qu’il y a une raison d’infirmer la décision pour ce motif. Les arguments du demandeur dans tous ses griefs reposent essentiellement sur la façon dont sa rémunération est établie et les répercussions qu’il continue de subir en raison de cette erreur. L’arbitre de dernier niveau a examiné la conclusion énoncée plus bas ainsi que les griefs eux-mêmes, et a conclu que ceux-ci se chevauchaient à tel point qu’il devrait être interdit au demandeur de déposer un tel grief de nouveau. Cette conclusion est étayée par la preuve et fondée sur le cadre juridique applicable. Suivant le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, c’est tout ce qui est exigé d’un décideur dans le cadre d’un contrôle judiciaire effectué selon la norme de la décision raisonnable.

IV. Conclusion

[51] Pour les motifs exposés plus haut, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Bien que, d’un certain point de vue, la frustration du demandeur à l’égard de son incapacité à faire examiner sa plainte en détail puisse être compréhensible, il n’existe aucun fondement juridique permettant de conclure que la décision est déraisonnable, à la lumière de la preuve et du cadre législatif et politique qui s’applique.

[52] Le défendeur a demandé qu’on lui accorde les dépens sous forme d’une somme globale de 1 500 $, compte tenu de la complexité de la présente affaire et de la nature du dossier. Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles des Cours fédérales, et compte tenu des circonstances de l’affaire, j’accorderai plutôt au défendeur des dépens sous forme d’une somme globale de 500 $.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-813-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Le demandeur doit payer au défendeur la somme globale de 500 $ au titre des dépens.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-813-21

INTITULÉ :

NIKOLA PASIC c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 octobre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

Le 5 août 2022

COMPARUTIONS :

Nikola Pasic

POUR SON PROPRE COMPTE

Jena Montgomery

Laetitia Auguste

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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