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Date : 20220804


Dossier : IMM-965-21

Référence : 2022 CF 1165

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 août 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

FAISAL ALI A ALKARRAMI

RIMA MOHAMED ABDALLA ALKARRAMI (ALIAS ALKARRMAI)

AMINA FAISAL ALI A ALKARRAMI

ALI FAISAL ALI A ALKARRAMI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Faisal Ali A Alkarrami et les membres de sa famille sont des citoyens de la Lybie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée depuis le Canada.

[2] Il y a actuellement un sursis administratif aux renvois vers la Libye. L’agent a donc conclu qu’un éventuel renvoi était peu probable et a accordé [traduction] « peu de poids » aux difficultés associées au retour de la famille en Libye. Il a en outre conclu qu’il y aura d’autres voies d’accès à la résidence permanente pour les demandeurs à l’avenir.

[3] La personne qui sollicite une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est en droit de voir sa demande examinée sur la base des circonstances actuelles et non de celles qui pourraient exister dans un futur indéfini. Il était déraisonnable que l’agent refuse une dispense équitable sur le fondement d’une série d’éventualités qui pourraient ou non se matérialiser. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II. Contexte

[4] M. Alkarrami a 48 ans. Il est marié et a deux enfants, soit une fille de 14 ans et un fils de 12 ans. Il est entré au Canada avec sa famille en novembre 2013 afin de faire son doctorat à l’Université Memorial à Terre-Neuve-et-Labrador.

[5] Peu de temps après son arrivée au Canada, Ali, le fils de M. Alkarrami, a reçu un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme [TSA]. Il bénéficie de services spécialisés, entre autres à l’école.

[6] M. Alkarrami ne répond pas aux critères d’admissibilité du Programme des candidats des provinces qui donne accès à la résidence permanente, car ses études sont payées par le gouvernement libyen. Ce programme exclut les demandeurs, comme M. Alkarrami, dont les frais de scolarité sont payés par une source gouvernementale étrangère.

[7] La famille a déposé la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en août 2019. M. Alkarrami était le demandeur principal alors que sa femme et ses enfants étaient inscrits comme personnes à charge. Les considérations invoquées dans la demande de dispense sont l’établissement de la famille au Canada, l’intérêt supérieur des enfants, particulièrement au regard du diagnostic de TSA d’Ali, et les conditions défavorables en Libye.

[8] L’agent a admis que l’intérêt supérieur d’Ali était la considération la plus importante, en particulier ses besoins en matière d’éducation et de santé. Il a reconnu que le retour en Libye causerait des [traduction] « difficultés importantes » à Ali et, dans une moindre mesure, à Amina, la fille de M. Alkarrami.

[9] L’agent a toutefois conclu qu’un éventuel renvoi était peu probable en raison du sursis administratif aux renvois vers la Libye actuellement en vigueur. Il a donc accordé [traduction] « peu de poids » aux difficultés associées au retour de la famille en Libye.

[10] En outre, l’agent a conclu qu’il existerait d’autres voies d’accès à la résidence permanente pour M. Alkarrami et sa famille dans le futur et que M. Alkarrami serait éventuellement admissible au Programme des travailleurs qualifiés (fédéral), une fois qu’il aura terminé son programme de doctorat.

[11] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée le 27 janvier 2021.

III. Question en litige

[12] La seule question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

IV. Analyse

[13] Notre Cour doit contrôler la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). Elle n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[14] Les critères « de justification, d’intelligibilité et de transparence » sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et de déterminer si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Vavilov, aux para 85-86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[15] Dans la décision Bawazir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 623 [Bawazir], le juge John Norris a confirmé que les agents d’immigration ne sont pas fondés à accorder peu de poids aux conditions défavorables du pays uniquement parce qu’il existe un sursis administratif aux renvois vers ce pays. L’affaire Bawazir portait sur une demande de contrôle judiciaire d’une demande infructueuse fondée sur des considérations d’ordre humanitaire déposée par un citoyen du Yémen. Comme pour la Libye, il existe actuellement un sursis administratif aux renvois vers le Yémen.

[16] Dans la décision Bawazir, l’agent d’immigration a reconnu que la situation au Yémen était grave, mais il a conclu qu’elle n’aurait que peu ou pas d’influence sur la situation personnelle du demandeur tant que subsistait le sursis administratif aux renvois. Le juge Norris a conclu que l’agent d’immigration n’avait pas tenu compte d’une considération importante dans son raisonnement (Bawazir, au para 17) :

[…] l’agent n’a pas tenu compte du fait que M. Bawazir n’avait d’autre choix que de quitter le Canada pour le Yémen s’il souhaitait demander la résidence permanente, sauf si une exception était faite dans son cas. L’agent a commis une erreur en ignorant effectivement un facteur qui concernait manifestement la raison d’être équitable du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[17] Dans la décision Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1201 [Omar], le juge Richard Southcott a conclu que l’agent d’immigration a déraisonnablement accordé peu de poids à la situation défavorable du pays en cause en raison de l’existence d’un sursis administratif aux renvois. Comme le demandeur dans l’affaire Bawazir, à défaut d’obtenir une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur dans l’affaire Omar n’aurait d’autre choix que de quitter le Canada pour retourner son pays d’origine s’il souhaitait présenter une demande de résidence permanente (Omar, au para 16).

[18] Dans la décision Al-Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 873, le juge James O’Reilly a appliqué la décision Bawazir et a fait remarquer que le raisonnement de l’agent d’immigration a mené au résultat contradictoire selon lequel une politique établie pour répondre à une crise humanitaire, soit un sursis administratif aux renvois, a été invoquée pour refuser une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire (au para 15).

[19] Le défendeur tente d’établir une distinction entre la présente affaire et ces précédents en soutenant qu’en l’espèce l’agent a explicitement conclu que M. Alkarrami a une autre voie d’accès à la résidence permanente qui ne requiert pas son retour en Libye pour la présentation de la demande. L’agent a conclu que M. Alkarrami pourrait éventuellement être admissible au Programme des travailleurs qualifiés (fédéral) une fois qu’il aura terminé son programme de doctorat.

[20] Le défendeur s’appuie sur la décision Alzoubei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1418 [Alzoubei] rendue par la juge Elizabeth Walker. Dans cette affaire, l’agent d’immigration a déclaré que le sursis administratif aux renvois [traduction] « [constituait] un signe que la situation en Libye [était] loin d’être idéale et [il a] accordé un poids important à ce facteur ». L’agent s’est ensuite penché sur la question de savoir si le demandeur pouvait être renvoyé du Canada malgré le sursis administratif, et il a conclu que le demandeur et son épouse bénéficiaient tous deux d’un statut jusqu’en 2022 et [traduction] « [que] compte tenu du [sursis administratif][…] ils pourraient être admissibles à des permis de travail ou d’études ». La juge Walker a confirmé la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur et sa famille ne seraient pas renvoyés en Libye tant que les conditions dans ce pays ne se seraient pas améliorées et tant que le sursis administratif, en vigueur depuis 2015, ne serait pas levé.

[21] Dans l’affaire Alzoubi, l’agent d’immigration a accordé [traduction] « un poids important » aux conditions défavorables en Libye. Dans l’affaire qui nous occupe, l’agent a accordé [traduction] « peu de poids » à ces mêmes conditions, compte tenu du sursis administratif aux renvois.

[22] Le type de permis de travail ou d’études pour lequel le demandeur pourrait être admissible n’est pas clairement précisé dans les motifs de la décision Alzoubei. Dans la présente affaire, il existe un certain nombre d’impondérables qui pourraient avoir une incidence sur la possibilité pour M. Alkarrami d’obtenir la résidence permanente sans retourner en Libye. Il devrait terminer son programme de doctorat, obtenir un permis de travail postuniversitaire, accumuler au moins 12 mois d’expérience de travail adéquate et présenter avec succès une demande d’admission au Programme des travailleurs qualifiés (fédéral).

[23] La personne qui sollicite une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est en droit de voir sa demande examinée sur la base des circonstances actuelles et non de celles qui pourraient exister dans un futur indéfini. Il était déraisonnable que l’agent refuse une dispense équitable en se fondant sur une série d’éventualités qui pourraient ou non se matérialiser.

[24] En outre, l’agent a déraisonnablement conclu que les dangers auxquels M. Alkarrami et sa famille étaient exposés en Libye étaient [traduction] « des difficultés générales liées au conflit, à l’instabilité et à l’absence de gouvernement, et à l’effondrement du système éducatif en Libye ». Or, comme l’agent l’a reconnu précédemment dans sa décision :

[traduction]
Le fils du demandeur présente des symptômes et reçoit un traitement et des services spécialisés en éducation en lien avec son trouble du spectre de l’autisme (TSA). Selon la demande, la situation de cet enfant constitue le motif d’ordre humanitaire le plus important. Je suis d’accord avec cette évaluation. L’enfant bénéficie actuellement de ressources canadiennes pour l’aider dans son éducation et je considère qu’il pourrait avoir besoin de ces ressources pendant une période prolongée (peut-être toute sa vie). Je considère qu’il s’agit d’une difficulté importante dans le cas d’un renvoi en Libye.

[25] Du moins en ce qui concerne Ali, la difficulté éventuelle à laquelle il est confronté en Libye est personnelle.

[26] Enfin, l’agent a exprimé son intention de [traduction] « considérer l’éventualité que le demandeur ne soit pas en mesure d’obtenir la résidence permanente par des moyens légaux avant qu’il ne fasse l’objet d’un renvoi », mais il n’a jamais abordé cette éventualité, ce qui rend la décision incomplète et déraisonnable.

V. Conclusion

[27] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-965-21

 

INTITULÉ :

FAISAL ALI A ALKARRAMI, RIMA MOHAMED ABDALLA ALKARRAMI (ALIAS ALKARRMAI), AMINA FAISAL ALI A ALKARRAMI, ALI FAISAL ALI A ALKARRAMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE à toronto et à ottawa (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JuILlET 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 4 AOÛt 2022

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Prathima Prashad

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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