Date : 20220803
Dossier : IMM-7615-21
Référence : 2022 CF 1160
Ottawa (Ontario), le 3 août 2022
En présence de l'honorable monsieur le juge Lafrenière
ENTRE :
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WILSON LOPEZ GOMEZ
MARTHA PATRICIA BENITEZ PARRA
VALENTINA LOPEZ BENITEZ
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Les demandeurs, Wilson Lopez Gomez, son épouse, Martha Patricia Benitez Parra, et leur fille, Valentina Lopez Benitez, sont tous des citoyens de la Colombie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue le 13 septembre 2021 par la Section d’appel des réfugiés [SAR] confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention, tel que défini à l'article 2(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], ni des personnes à protéger, et qu’ils avaient une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Barranquilla et à Cartagena.
[2] Par la présente demande de réparation, la Cour est appelée à décider s’il était raisonnable de la part de la SAR de rejeter l’appel des demandeurs.
[3] La SAR n’a pas tiré de conclusions défavorables quant à la crédibilité des demandeurs. La question déterminante pour la SAR était celle de la possibilité de refuge intérieur.
[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR à cet égard est raisonnable. Par conséquent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.
I.
Les faits
[5] Le demandeur principal, M. Lopez Gomez, et son épouse étaient propriétaires d’un commerce à Bogotá avant leur arrivée au Canada en 2018.
[6] Selon M. Lopez Gomez, il a été intercepté chez lui le 9 mai 2016 par deux hommes envoyés par l’Armée de libération nationale ou l’Ejército de Liberación Nacional [ELN] de Casanare. On lui a dit qu'il devait payer 10% des bénéfices de ses ventes antérieures, ainsi qu'un montant mensuel de 15% de ses ventes futures et que s’il refusait de leur donner ce qu’ils voulaient, ils s’en prendraient à sa vie ainsi que celle des membres de sa famille.
[7] M. Lopez Gomez a déposé une plainte au Bureau du Procureur Général de la Nation. Il a par la suite payé 30 millions de pesos à l 'ELN.
[8] À partir de juillet 2016, les demandeurs font des allers-retours entre les États-Unis et la Colombie, retournant à deux reprises dans leur pays d'origine.
[9] Le 30 avril 2017, l'ELN de Casanare a réclamé le paiement de 20 millions de pesos. Le 8 mai 2017, M. Lopez Gomez a été intercepté et battu par trois hommes qui lui ont rappelé de payer la somme demandée.
[10] Au mois d’octobre 2017, les demandeurs ont présenté une demande de visa pour le Canada, lequel a été émis le 6 novembre 2017. M. Lopez Gomez a quitté la Colombie le 19 juillet 2018 et demandé l'asile au Canada en vertu de l'article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. Son épouse et sa fille l’ont rejoint le 1er août 2018. Ces dernières basent leur demande d'asile sur les allégations de M. Lopez Gomez.
II.
Décision de la SPR
[11] Dans une décision détaillée, la SPR rejette la demande d’asile des demandeurs. Puisque les allégations des demandeurs ne soulèvent aucun lien avec un des cinq motifs de la Convention, la SPR a analysé la demande d'asile au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR.
[12] La SPR conclut que Barranquilla et Cartagena sont des PRI viables pour les demandeurs en Colombie en appliquant l’analyse à deux volets établis par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) [Rasaratnam].
[13] Aux fins de cette évaluation, la SPR tient compte de l'ensemble de la preuve, y compris le témoignage des demandeurs, les documents présentés sous la forme de pièces, les observations de leur avocat, ainsi que la preuve objective.
[14] La SPR estime que M. Lopez Gomez n'a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, le premier volet de la sécurité, soit l'intérêt de l'ELN à les retrouver à Barranquilla et à Cartagena. Elle conclut que les PRI proposées sont des endroits sécuritaires pour les demandeurs, puisque (1) les deux villes se situent à plus de mille kilomètres de Bogotá; (2) la famille des demandeurs n'a pas eu de problèmes à Bogotá; (3) M. Lopez Gomez a été en contact avec l'ELN pour la dernière fois le 30 juin 2018; (4) l'ELN n'a pas tenté de contacter le demandeur ou sa famille depuis le 30 juin 2018; (5) M. Lopez Gomez n'a pas fourni de fondement objectif à ses allégations quant au fait que l'ELN voudrait le retrouver dans les PRI proposées en raison du fait que ce serait « un défi »
pour eux; (6) la preuve documentaire indique que l'ELN fonctionne de manière indépendante; et (7) la carte interactive du « Colombia's illegal armed groups (maps) »
semble indiquer que l'ELN n'est pas présente à Barranquilla et à Cartagena.
[15] Eu égard au deuxième volet de l'analyse de la PRI, les demandeurs n’ont pas présenté d'arguments pour contester la conclusion de la SPR que Barranquilla et Cartagena sont des endroits objectivement raisonnables où ils pourraient se réinstaller.
III.
Décision de la SAR
[16] Les demandeurs font appel à la SAR en soutenant que la SPR a erré en concluant qu’il y avait une PRI.
[17] La question déterminante pour la SAR est celle de la possibilité de refuge intérieur. La SAR estime que la menace de l'ELN de Casanare était liée au fait que M. Lopez Gomez et son épouse étaient propriétaires d’un commerce et qu'ils étaient susceptibles d'être extorqués. Selon la SAR, les demandeurs ne risquent pas sérieusement d'être persécutés à Barranquilla et à Cartagena, et il ne serait pas déraisonnable pour eux d'y chercher refuge.
[18] Dans le cadre du premier volet de l’analyse, la SAR relève des éléments pertinents démontrant l’absence d’intérêt ou de motivation de l’ELN de Casanare de retrouver les demandeurs, entre autres :
̵ bien que l’ELN ait prévenu M. Lopez Gomez qu’il s’en prendrait à sa famille s’il ne payait pas la somme requise, sa famille qui est demeurée en Colombie n’a pas été importunée;
̵ les demandeurs étaient ciblés parce qu’ils possédaient un commerce et que l’ELN de Casanare voulait leur extorquer de l’argent. Or, depuis 2018, les demandeurs ont abandonné leur commerce. La raison pour laquelle ils étaient ciblés par l’ELN de Casanare n’existe plus.
[19] La SAR conclut qu’étant donné le caractère indépendant des factions de l’ELN, les demandeurs n’ont pas établi, sur la prépondérance des probabilités, que l’ELN de Casanare les retrouverait dans les PRI proposées. Bien qu’elle reconnait que l’ELN est un groupe armé qui peut s’en prendre aux civils pour faire avancer ses intérêts, et possède un réseau qui s’étend dans plusieurs villes de Colombie, la SAR constate que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve que la menace que présenterait l’ELN serait mise à exécution, et n’ont pas expliqué pourquoi un groupe de guérilléros en conflit avec le gouvernement central les rechercheraient dans les PRI proposées. De plus, ils n’expliquent pas comment leur retour en Colombie viendrait à l’attention de l’ELN.
IV.
Analyse
[20] Les demandeurs prétendent que la SAR a erré lorsqu’elle a conclu qu’ils bénéficient d’une PRI. Selon eux, la SAR n’a pas tenu compte du fait que des groupes dissidents sont toujours présents en Colombie et a fait fi de la preuve relative au danger encore présent pour les demandeurs en Colombie. Les demandeurs font valoir notamment que la preuve au dossier démontre qu’il y a des forces dissidentes dans le nord de la Colombie et à Cartagena, et que cette preuve a été ignorée.
[21] Je ne suis pas de cet avis.
[22] La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[23] La question principale en l’espèce est celle du caractère raisonnable de l’appréciation des conclusions de fait de la SAR. En ce qui concerne les conclusions de fait appréciées, la Cour suprême du Canada a décidé qu’une cour de révision ne peut intervenir que dans des circonstances « exceptionnelles »
: Vavilov aux para 91‑92. Une nouvelle appréciation de la preuve par la cour de révision est donc exclue.
[24] En l’espèce, les demandeurs reprennent essentiellement les mêmes moyens qu’ils ont invoqués devant la SAR. Après avoir examiné la décision et la preuve, j’estime que la décision de la SAR est raisonnable et bien motivée, et qu’il n’y a donc pas lieu d’intervenir.
[25] C’était aux demandeurs de convaincre la SPR et la SAR, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existe pas de PRI ou que cette PRI est déraisonnable dans les circonstances (Rasaratnam; Gallo Farias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1035 au para 34).
[26] De plus, il incombait aux demandeurs d’apporter une preuve suffisamment crédible montrant que, dans l’endroit proposé comme PRI, ils étaient encore exposés à un risque aux mains de leur agent de persécution : Berhani c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2021 CF 1007 au para 32.
[27] Or, il ressort clairement du raisonnement de la SAR que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve établissant que l’ELN aurait la motivation ou l’intérêt de les retrouver dans les PRI proposées. En l’absence de preuve d’une telle motivation, les allégations des demandeurs que l’ELN a la capacité de les suivre sont sans pertinence.
[28] Les demandeurs citent plusieurs extraits du Cartable national de documentation pour faire valoir que l’ELN serait effectivement présent dans le nord de la Colombie et que les différents fronts de l’ELN communiquent entre eux. Il demeure que le fait qu’un agent persécuteur ait la capacité de poursuivre un individu ne constitue pas une preuve décisive que ce dernier a la motivation de poursuivre cet individu : Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 13.
[29] Par souci de précision, j’ajouterais que M. Lopez Gomez a déposé un affidavit à l’appui de la demande de contrôle judiciaire. Au paragraphe 13, il déclare que « (l)es guérilleros m'ont dit que je suis devenu un objectif militaire pour eux, c'est bien connu qu'ils ne me laisseront jamais tranquille en Colombie ».
Selon M. Lopez Gomez, il a témoigné à cet effet pendant l’audience devant la SPR, mais que la décision de la SPR n’en fait aucune mention. Les demandeurs font valoir qu’il est faux de prétendre qu’un groupe comme l’ELN oubliera une famille qu’ils ont ciblée « comme objectif militaire par le passé »
. Le problème ici c’est qu’il s’agit d’un argument nouveau qui aurait pu et aurait dû être soulevé devant la SAR. Or, les demandeurs ne l’ont pas fait, de sorte que cette Cour ne peut le considérer aujourd’hui.
[30] Finalement, les demandeurs allèguent que la décision de la SAR viole leur droit à la justice fondamentale, tel qu'énoncé dans l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte], partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11. M. Lopez Gomez soutient que son renvoi en Colombie où sa vie est menacée, ainsi que celle des membres de sa famille, violerait son droit à la vie et à la sécurité de la personne, ainsi que celui de ne pas être soumis à des peines ou traitements cruels ou inusités, garantis par les articles 7 et 12 de la Charte. Or, ces arguments sont prématurés et irrecevables à ce stade, alors que les demandeurs ne sont pas en danger imminent de renvoi vers leur pays : Hernandez Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1331 au para 28.
[31] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision de la SAR possède les attributs d’une décision raisonnable, soit la transparence, la justification et l’intelligibilité.
V.
Conclusion
[32] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[33] Aucune partie n’a proposé de question à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-7615-21
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y a aucune question à certifier.
[en blanc]
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« Roger R. Lafrenière »
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Juge
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-7615-21
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INTITULÉ :
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WILSON LOPEZ GOMEZ, MARTHA PATRICIA BENITEZ PARRA, VALENTINA LOPEZ BENITEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 21 juillet 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE LAFRENIÈRE
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DATE DES MOTIFS :
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LE 3 AOÛT 2022
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COMPARUTIONS :
Stewart Istvanffy
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Pour les demandeurs
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Julien Primeau-Lafaille
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Stewart Istvanffy
Avocat
Montréal (Québec)
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Pour les demandeurs
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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