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Date : 20220803


Dossier : IMM-5274-20

Référence : 2022 CF 1161

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 août 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

DEMILADE KAYODE OLADELE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, Demilade Kayode Oladele, demande le contrôle judiciaire du défaut d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (« IRCC ») de traiter sa demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch 27 (« LIPR ») en temps opportun et conformément à la loi. Le demandeur sollicite également une ordonnance de type mandamus ordonnant au défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, de rendre une décision définitive sur sa demande pendante de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[2] Le demandeur soutient que le retard d’IRCC est déraisonnable et qu’il satisfait à toutes les exigences pour obtenir une ordonnance de type mandamus enjoignant au défendeur de rendre une décision définitive sur sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il est justifié d’accorder une ordonnance de type mandamus. Le défendeur n’a pas donné de justification satisfaisante expliquant le retard déraisonnable pour rendre une décision définitive sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur. Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

A. Contexte

[4] Le demandeur est un citoyen du Nigeria âgé de 45 ans. Il est marié à Mme Jennifer Oladele, une citoyenne canadienne (« Mme Oladele »). Ensemble, ils ont quatre enfants, tous citoyens canadiens : Grace (5 ans), Ethan (10 ans), Manasseh (11 ans) et Jayden (18 ans), ce dernier étant le beau-fils du demandeur.

[5] Le 24 octobre 2005, le demandeur est entré au Canada par l’aéroport international Pearson de Toronto, où il a été détenu et a présenté une demande d’asile. Le demandeur a été libéré le 5 décembre 2005. Le ministre de la Sécurité publique est intervenu dans la procédure de demande d’asile du demandeur, sollicitant son exclusion de la protection des réfugiés aux termes du paragraphe 1F(a) de la Convention de 1951 des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 189 R.T.N.U. 150.

[6] Le 3 juin 2008, un rapport d’inadmissibilité a été rédigé à l’encontre du demandeur conformément par l’article 44 de la LIPR concernant son inadmissibilité aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, en raison de son implication passée avec le Nouveau mouvement noir d’Afrique (Neo Black Movement of Africa ou « NBMA »). L’audience de la demande d’asile du demandeur a été suspendue dans l’attente de la décision de l’audience sur son admissibilité. Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du rapport prévu à l’article 44, demande qui a été rejetée par notre Cour.

[7] Le 24 décembre 2008, un deuxième rapport prévu par l’article 44 a été rédigé à l’encontre du demandeur, aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Ce rapport s’appuyait également sur l’implication passée du demandeur avec le NBMA.

[8] En 2009, le demandeur a commencé une relation amoureuse avec Mme Oladele. Peu après, Mme Oladele et son fils Jayden sont déménagés avec le demandeur. Le demandeur affirme être devenu une figure paternelle pour Jayden et, malgré l’incertitude relative à son statut, il a fait de son mieux pour soutenir sa famille et s’établir. Il soutenait notamment Mme Oladele avec ses tâches quotidiennes puisqu’elle souffre d’une discopathie dégénérative et qu’elle a deux emplois comme soignante pour des adultes ayant des besoins spéciaux.

[9] Le 12 août 2010, la Section de l’immigration (« SI ») a rendu une ordonnance d’expulsion à l’égard du demandeur concluant à son inadmissibilité conformément aux alinéas 35(1)a) et 37(1)a) de la LIPR. Les instances portant sur la demande d’asile du demandeur ont donc pris fin. Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement à la détermination d’inadmissibilité de la SI, ce que notre Cour a refusé d’accorder.

[10] Le 18 octobre 2010, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (« ERAR »). Il a également présenté une demande de résidence permanente dans la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada (la « demande de parrainage »). Sa demande d’ERAR a été rejetée le 16 décembre 2010.

[11] En janvier 2011, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans sa demande, il sollicite une dérogation à son interdiction de territoire au Canada.

[12] Le 23 avril 2011, le fils du demandeur, Manasseh, est né. Le 24 juillet 2011, le demandeur a épousé Mme Oladele.

[13] Le 9 décembre 2011, le demandeur a été renvoyé du Canada vers le Nigéria. Peu après, Mme Oladele, Jayden et Manasseh lui ont rendu visite au Nigéria. Mme Oladele était enceinte à ce moment-là. Le demandeur affirme que ce voyage a été difficile pour Mme Oladele et les enfants, puisque les conditions au Nigéria sont dangereuses et qu’ils ont fait l’objet de harcèlement en raison de leur famille interraciale. Le demandeur affirme qu’il a évalué avec Mme Oladele si leur famille devrait s’installer au Nigéria. Ils en sont toutefois venus à la difficile conclusion que les mauvaises conditions au Nigéria — y compris le haut taux de chômage, la mauvaise qualité de l’éducation publique et des services de santé, le coût élevé de la vie, le choc de culture et le manque de sécurité — étaient inappropriées pour les enfants. Mme Oladele et les enfants sont rentrés au Canada sans le demandeur. Le 12 juin 2012, le fils du demandeur et de Mme Oladele, Ethan, est né.

[14] Le 14 août 2012, IRCC a refusé la demande de parrainage, concluant que le demandeur ne satisfaisait plus aux exigences de la catégorie puisqu’il résidait à l’étranger.

[15] En septembre 2014, Mme Oladele et les enfants du demandeur l’ont rejoint en Ouganda, où il habitait grâce à un visa d’étudiant temporaire. Le demandeur affirme que le déménagement en Ouganda a causé de nombreuses difficultés d’ordre pratique, financier, physique et émotif à sa famille. La vie en Ouganda était difficile. Les conditions de vie étaient mauvaises, les pénuries d’eau et coupures d’électricité étant monnaie courante, ce qui leur causait de l’anxiété et avait des conséquences sur la santé mentale des enfants. Le demandeur et Mme Oladele ont tenté de se trouver du travail en Ouganda, mais n’ont pas réussi à trouver des employeurs acceptant de parrainer leur permis de travail et leurs économies se sont rapidement épuisées. À la fin de 2014, Jayden a souffert d’une crise médicale ne pouvant pas être adéquatement traitée en Ouganda. En 2015, Mme Oladele a commencé à avoir des problèmes de vision. Les professionnels de la santé en Ouganda n’ont pas été en mesure d’en diagnostiquer la cause, elle est donc retournée au Canada pour passer des examens médicaux. Les médecins au Canada ont conclu que ses troubles visuels étaient causés par des lésions au cerveau résultant de la sclérose en plaques. Mme Oladele est retournée en Ouganda, malgré le souhait de son médecin qu’elle demeure au Canada pour obtenir des traitements, car il était trop difficile pour la famille d’être séparée.

[16] En février 2015, un agent d’IRCC (l’« agent ») a renvoyé la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur à la Direction générale du règlement des cas d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada à Ottawa pour l’examen d’une dérogation à l’égard de l’interdiction de territoire du demandeur.

[17] En avril 2016, Mme Oladele est tombée enceinte de son quatrième enfant. Puisque le statut du demandeur en Ouganda tirait à sa fin, il est retourné au Nigéria. Mme Oladele et les enfants sont retournés au Canada et la famille a de nouveau été séparée. Le demandeur affirme qu’en son absence, la santé mentale de Jayden s’est détériorée et qu’il a commencé à manifester des symptômes d’anxiété et de paranoïa. Mme Oladele a donné naissance à leur fille, Grace, le 23 janvier 2017.

[18] Depuis le dépôt de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en 2011, le demandeur, par l’intermédiaire de son avocat et avec le soutien de Mme Oladele, a communiqué à de nombreuses reprises avec IRCC pour mettre à jour sa demande. Ces mises à jour concernaient notamment la naissance de ses enfants, de nouveaux éléments de preuve documentaire sur la situation du pays, des renseignements à propos du temps passé avec sa famille en Ouganda et des renseignements sur la santé de Mme Oladele.

[19] En mai 2016, le demandeur a déposé une demande à la Cour fédérale en vue d’obtenir un bref de mandamus enjoignant de rendre une décision à l’égard de sa demande pendante fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. IRCC a présenté une offre de règlement au demandeur et ce dernier a mis fin au litige.

[20] Dans une lettre datée du 6 décembre 2016, IRCC a refusé d’accorder au demandeur une dérogation à son interdiction de territoire. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée. Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision négative et le 25 septembre 2017, mon confrère le juge Manson a accueilli la demande de contrôle judiciaire (voir Oladele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 851 (« Oladele 2017 »)).

[21] Le 4 octobre 2017, l’avocat du demandeur a avisé IRCC de la décision de notre Cour rendue dans Oladele 2017 et l’a informé que le demandeur souhaitait présenter des observations mises à jour. Les documents mis à jour ont été envoyés à IRCC le 5 novembre 2017.

[22] Le demandeur mentionne que Mme Oladele et lui voulaient éviter les frais relatifs au dépôt d’une nouvelle demande en vue d’obtenir un bref de mandamus auprès de notre Cour. Le 15 février 2018, par l’intermédiaire de son avocat, le demandeur a conclu une entente avec IRCC selon laquelle une décision serait rendue dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire dans les 60 jours de la réception des observations supplémentaires mises à jour. Une décision a toutefois été rendue le 8 mai 2018, sans que les observations supplémentaires du demandeur aient été reçues. Dans une lettre datée du 14 mai 2018, IRCC accepte d’annuler sa décision et de rendre une nouvelle décision dans les 60 jours de la réception des nouvelles observations. Le 4 juin 2018, l’avocat du demandeur a déposé les documents supplémentaires, respectant l’échéance établie dans la lettre d’IRCC.

[23] Dans une décision datée du 11 octobre 2018, IRCC a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur. Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision.

[24] Le 12 novembre 2019, mon confrère, le juge Heneghan, a accueilli la demande de contrôle judiciaire du demandeur (voir Oladele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1410 (« Oladele 2019 »)). Depuis cette date, aucune décision n’a été rendue sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur, alors que le demandeur a continué de fournir à IRCC des mises à jour à l’égard de sa demande.

[25] À l’audience, il a été porté à l’attention de la Cour que le 24 juin 2022, le demandeur a reçu une lettre d’IRCC lui demandant des documents supplémentaires.

III. Question en litige et norme de contrôle

[26] La seule question en litige soulevée par le présent appel est de savoir s’il est justifié d’accorder un bref de mandamus ordonnant au défendeur de rendre une décision définitive sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur.

[27] La compétence de notre Cour à décerner un bref de mandamus est dévolue par le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7 (la « Loi sur les Cours fédérales »). L’alinéa 18.1(3)a) de la Loi sur les Cours fédérales dispose que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut « ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable ».

[28] Une ordonnance de type mandamus force l’exécution d’une obligation légale précise. Les requêtes de type mandamus, qui sont un recours extraordinaire, doivent être évaluées en fonction des faits particuliers de chaque affaire (Tapie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1048 au para 7). La norme de contrôle à employer pour déterminer si un bref de mandamus doit être décerné est établie dans le critère énoncé dans l’arrêt Apotex Inc c Canada ( Procureur général ), 1993 CanLII 3004 (CAF) (« Apotex »). L’arrêt Apotex établit qu’une requête doit satisfaire huit conditions préalables avant qu’une ordonnance de type mandamus puisse être décernée. Ces exigences ont ainsi été résumées dans la décision récente Sharafaldin c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2022 FC 768 au para 34 :

1) Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

2) L’obligation doit exister envers le demandeur;

3) Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation;

4) Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, des principes additionnels s’appliquent;

5) Le requérant n’a aucun autre recours;

6) L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

7) Rien n’empêche du point de vue de l’équité d’obtenir la mesure de redressement demandée;

8) Compte tenu de la prépondérance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

[29] En plus de la prépondérance des inconvénients, la question de savoir s’il est approprié d’accorder un bref de mandamus en l’espèce concerne le droit clair d’obtenir l’exécution de l’obligation d’IRCC de rendre une décision sur la demande de résidence permanente du demandeur ou, plus justement, sur le caractère raisonnable du retard dans cette exécution (Abdolkhaleghi c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 729 au para 13).

IV. Discussion

A. La thèse du demandeur

[30] Le demandeur soutient qu’il satisfait aux exigences prévues dans l’arrêt Apotex pour obtenir un bref de mandamus.

[31] Premièrement, le demandeur fait valoir que les dispositions législatives applicables et ses attentes légitimes engendrent pour le ministre une obligation légale à caractère public de rendre une décision définitive sur sa demande de résidence permanente. Le demandeur allègue que l’obligation légale du ministre est renforcée par l’objectif de réunification familiale et de traitement rapide des demandes d’immigration prévus par le paragraphe 3(1) de la LIPR. Notre Cour a conclu que les attentes légitimes du demandeur peuvent entraîner une obligation légale à caractère public (Apotex, aux para 122, 123, 128). En l’espèce, le demandeur s’attendait légitimement à ce que sa demande soit traitée dans un délai raisonnable.

[32] Deuxièmement, le demandeur soutient que lorsqu’il a déposé sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en janvier 2011, il respectait les conditions préalables donnant naissance à l’obligation. Depuis ce moment, le demandeur et Mme Oladele ont fait plusieurs mises à jour à l’égard de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, totalisant plus de 2 500 pages de documentation et d’observations et n’ont reçu aucun avis selon lequel la demande est incomplète. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a également fait l’objet de deux contrôles judiciaires qui ont été accueillis, suivant des décisions négatives. Le ministre a eu plus de 11 ans pour traiter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et plus de deux ans se sont écoulés depuis que notre Cour a annulé le refus le plus récents relatif à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il s’agit d’une période d’une longueur extraordinaire pour le traitement d’une demande. Dans la décision Dragan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 211 (« Dragan »), la Cour a conclu que la négligence liée à l’exécution de l'obligation ou un retard déraisonnable à cet égard peuvent être considérés comme un refus implicite (au para 45). Le demandeur fait valoir que le retard dans son dossier est déraisonnable et qu’il respecte chaque volet du critère établi dans la décision Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 9097 (CF) (« Conille »).

[33] Troisièmement, le demandeur prétend que l’intervention de notre Cour est justifiée et qu’un bref de mandamus ordonnant au ministre de s’acquitter de son obligation est la seule mesure permettant de garantir le droit du demandeur à un traitement équitable de sa demande de résidence permanente.

[34] Quatrièmement, le demandeur soutient qu’il est certain que le fait de décerner un bref de mandamus aura une incidence sur le plan pratique, puisque cette mesure forcera le ministre à traiter la demande de résidence permanente du demandeur, une décision à laquelle il a droit en application de la LIPR. L’ordonnance demandée aura également une incidence réelle sur le plan pratique pour le demandeur et sa famille, qui souffrent en raison de la longueur de la séparation. En outre, rien n’empêche du point de vue de l’équité d’obtenir la mesure de redressement demandée en l'espèce : la conduite du demandeur est irréprochable et il n’est pas responsable de la longueur du délai dans le traitement de sa demande.

[35] Enfin, le demandeur allègue que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur, puisqu’il attend depuis plus de 11 ans qu’une décision soit rendue sur sa demande. Lui et sa famille ont souffert et ont été séparés en raison de cet état d’incertitude.

B. La thèse du défendeur

[36] Le défendeur fait valoir que le demandeur n’a pas démontré qu’une ordonnance de type mandamus à l’égard de sa demande fondée sur des motifs humanitaires est appropriée. Le défendeur souligne qu’environ deux ans et demi se sont écoulés depuis l’accueil par la Cour le 12 novembre 2019 de la demande de contrôle judiciaire du demandeur portant sur la décision antérieure relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur et l’ordonnance de nouvel examen (Oladele 2019). Vu la nature complexe de ce dossier impliquant une interdiction de territoire pour des questions de sécurité et l’examen d’une documentation considérable relative aux conditions du pays, le défendeur soutient que ce délai n’est pas déraisonnable dans les circonstances de l’espèce.

[37] Le défendeur fait également valoir que les restrictions imposées pendant la pandémie de COVID-19 ont ajouté aux difficultés en limitant l’accès des employés d’IRCC à leurs bureaux pour exécuter leurs fonctions. Ces limitations comprenaient un accès restreint aux systèmes sécurisés à distance requis pour examiner la demande du demandeur. En raison des conséquences de la pandémie de COVID-19, le défendeur ne pouvait pas traiter les demandes à un rythme normal et ne peut toujours pas le faire. Par exemple, comme il est mentionné sur le site Web d’IRCC, le délai de traitement actuel des demandes de résidence permanente de la catégorie Entrée express est désormais indéterminée. Le défendeur soutient donc que le dossier du demandeur implique des questions complexes pour lesquelles le délai de traitement d’environ deux ans et demi ne peut pas être considéré comme étant injustifié.

[38] Au soutien de sa thèse, le défendeur invoque la décision Seyoboka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1290 (« Seyoboka »), qui concerne une demande de contrôle judiciaire afin d’obtenir un bref de mandamus ordonnant au défendeur de rendre une décision définitive sur la demande de résidence permanente présentée par le demandeur suivant l’octroi du statut de réfugié (aux para 1-4). Dans cette décision, neuf ans s’étaient écoulés depuis le dépôt de demande de résidence permanente du demandeur. Le demandeur s’était enquis à de nombreuses reprises de l’état de sa demande et le défendeur lui avait répondu qu’une vérification de sécurité était en cours. La Cour a conclu qu’un délai de neuf ans dans cette affaire était raisonnable puisque le demandeur avait fait des ajouts importants à sa demande et que le défendeur devait terminer son enquête de sécurité. La Cour a également conclu qu’il n’était pas nécessaire de rendre une ordonnance de bref de mandamus puisque la décision relative à l’octroi du statut de réfugié du demandeur pourrait être annulée, ce qui aurait une incidence directe sur sa demande de résidence permanente (aux para 8, 9).

C. Discussion

[39] D’abord, je suis d’accord avec la thèse du demandeur selon laquelle le cadre législatif et ses attentes légitimes créent une obligation légale à caractère public au défendeur de rendre une décision définitive sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur. Au paragraphe 3(1) de la LIPR, il est explicitement prévu que la loi a pour objectif la réunification des familles à l’alinéa 3(1)d) et un « traitement efficace » :

Objet en matière d’immigration

3 (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

[…]

d) de veiller à la réunification des familles au Canada;

[…]

f) d’atteindre, par la prise de normes uniformes et l’application d’un traitement efficace, les objectifs fixés pour l’immigration par le gouvernement fédéral après consultation des provinces;

Objectives - immigration

3 (1) The objectives of this Act with respect to immigration are

[…]

(d) to see that families are reunited in Canada;

[…]

(f) to support, by means of consistent standards and prompt processing, the attainment of immigration goals established by the Government of Canada in consultation with the provinces;

[40] Comme notre Cour l’a souligné dans la décision Dragan « le contenu de l’obligation de l’agent prévue par la LIPR devrait certainement être interprété à la lumière des autres dispositions de cette Loi, notamment l’alinéa 3(1)f), qui renvoie à « la prise de normes uniformes et l’application d’un traitement efficace » » (au par. 43; voir également Shahid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 405 (« Shahid ») au para 19).

[41] Je suis également d’accord avec le demandeur qu’en déposant sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en janvier 2011 et en la mettant couramment à jour depuis, il respecte la condition préalable donnant lieu à l’obligation du défendeur de rendre une décision définitive sur sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur a également demandé à de nombreuses reprises l’exécution de cette obligation. Conformément à la jurisprudence de notre Cour, le retard dans le traitement de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire peut être considéré comme un refus implicite d’exécuter l’obligation (Dragan, au para 45).

[42] Un retard peut être déraisonnable si les trois critères suivants sont satisfaits (Thomas c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 164 au para 19, citant Conille, au para 23) :

  1. le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie;

  2. le demandeur et son conseiller juridique n’en sont pas responsables;

  3. l’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante.

[43] À l’égard du premier volet du critère, même si le défendeur comptabilise le délai de traitement comme étant de deux ans et demi, je suis d’accord avec le demandeur qu’en fait, ce dernier attend depuis plus de 11 ans qu’une décision définitive sur sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, déposée en janvier 2011, soit rendue. Même si des inquiétudes relatives à la sécurité nécessitent un examen supplémentaire, un délai de 11 ans est plus long que ce qui est requis par la nature du processus.

[44] Ensuite, comme il a été précédemment mentionné, le demandeur a rempli les conditions préalables et les exigences procédurales de la LIPR et j’estime que ni lui ni son avocat ne sont responsables des délais. En fait, le demandeur a démontré qu’il a assumé sa responsabilité de mettre à jour sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire à la demande d’IRCC ou lorsque de nouveaux renseignements surgissaient.

[45] Enfin, à l’égard du troisième volet du critère, j’estime que la justification du retard offerte par le défendeur n’est pas convaincante. Je suis d’accord avec l’observation du demandeur selon laquelle le défendeur a mal calculé le délai en cause : depuis le mois de janvier 2011, plusieurs agents d’IRCC ont évalué le dossier du demandeur. Ce dossier n’est pas pendant depuis deux ans et demi, mais bien depuis plus de 11 ans. Indépendamment des effets plus récent de la pandémie de COVID-19 sur les conditions de travail et l’accès aux systèmes sécurisés à distance, IRCC a eu amplement le temps de traiter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire puisqu’elle est déposée depuis le mois de janvier 2011. Comme notre Cour l’a mentionné dans la décision Almuhtadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 712 au para 47 :

[…] À défaut de preuve contraire, je suis d’avis que la COVID‑19 n’a pas non plus neutralisé la capacité décisionnelle des défendeurs pour l’ensemble de la période postérieure à mars 2020. La pandémie a sans aucun doute engendré de graves perturbations, mais la machine gouvernementale s’est graduellement remise en marche et des décisions sont maintenant prises.

[46] Le défendeur renvoie à la décision Seyoboka, mais je suis d’avis qu’il faut distinguer la présente affaire de cette décision. Dans la décision Seyoboka, le demandeur avait apporté des ajouts importants à son dossier au cours des neuf ans suivant le dépôt de sa demande de résidence permanente déposée en août 1996 : en mai 1998, il a ajouté qu’il avait été employé par les forces armées au Rwanda et qu’il avait fait des études à l’École supérieure militaire, et en novembre 2004, il a fourni deux documents faisant référence à sa participation dans le génocide au Rwanda (au para 8). À la différence de la décision Seyoboka, le défendeur n’a indiqué aucun changement important dans les renseignements fournis par le demandeur, et n’a pas non plus mentionné que le délai était causé en raison d’une enquête de sécurité. Il est vrai qu’au fil des ans, le demandeur a mis à jour de façon diligente sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire lorsqu’il y avait de nouveaux renseignements à ajouter, touchant notamment les circonstances entourant sa famille, la naissance de ses enfants et, plus récemment, les éléments de preuve relatifs aux conditions du pays, mais ces changements ne peuvent pas être caractérisés de la même façon que les nouveaux faits apportés par le demandeur dans la décision Seyoboka, qui justifiaient la longueur du délai en raison d’une enquête de sécurité.

[47] Dans la décision Shahid, notre Cour souligne ce qui suit :« (...) bien qu’il soit possible que les demandeurs soient en partie responsables de ce délai si leur demande contenait des renseignements contradictoires, comme le ministre le soutient, ils ont soumis des renseignements mis à jour dès qu’il leur a été demandé de le faire et, en vérité, avant même qu’il ne leur soit demandé » (au para 19). On peut en dire de même de la situation du demandeur : le défendeur n’a relevé aucun renseignement contradictoire et le demandeur a avisé IRCC de façon diligente, dès que de nouveaux renseignements survenaient.

[48] Vu le retard important et ses conséquences sur la vie du demandeur et de sa famille, je conclus que le recours au bref de mandamus et l’intervention de notre Cour sont justifiés en l’espèce. Je suis également d’accord avec le demandeur que le fait d’accorder un bref de mandamus répond à la sixième exigence du critère établi dans l’arrêt Apotex : l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique. Une ordonnance de type mandamus aura pour effet de garantir qu’une détermination définitive sera rendue sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et aura une incidence sur le plan pratique pour le demandeur. À mon avis, il ressort clairement de la preuve présentée en l’espèce qu’en raison du fait que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur n’a pas été tranchée dans un délai raisonnable, le demandeur et sa famille ont subi des difficultés importantes découlant de la séparation de la famille, des mauvaises conditions de vie au Nigéria et en Ouganda et du stress accompagnant l’incertitude reliée au statut du demandeur.

[49] Finalement, je ne vois rien qui n’empêche du point de vue de l’équité d’obtenir la mesure de redressement demandée, puisque le demandeur n’est pas responsable des délais dans le traitement de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Dragan, au para 47) et je suis d’accord avec le demandeur que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur en l’espèce.

V. Dépens

[50] Le demandeur cherche à obtenir des dépens en fonction des motifs spéciaux et des faits de l’espèce. Le demandeur fait valoir que le défaut du défendeur de rendre une décision en temps opportun dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, sans fournir d’explication relativement au long retard, justifient l’adjudication des dépens.

[51] Aux termes de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 (les « Règles »), dans les demandes de contrôle judiciaire déposées en application de la LIPR, des dépens ne sont adjugés que pour des « raisons spéciales ».

Dépens

Costs

22 Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

22 No costs shall be awarded to or payable by any party in respect of an application for leave, an application for judicial review or an appeal under these Rules unless the Court, for special reasons, so orders.

[52] Le seuil à franchir pour établir l’existence de « raisons spéciales » est élevé. Cette qualification comprend les affaires où une partie a agi d’une façon pouvant être qualifiée d’injuste, d’abusive, d’inconvenante ou de mauvaise foi (Taghiyeva v Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FC 1262 aux para 17 à 23; Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208 au para 7).

[53] À mon avis, la présente affaire justifie une adjudication des dépens au demandeur.

[54] Comme il a été mentionné, le demandeur a attendu plus de 11 ans qu’une décision définitive soit rendue dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Je ne suis pas convaincu par la thèse du défendeur selon laquelle le délai en question n’était que de deux ans et demi. Depuis que le demandeur a déposé sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en janvier 2011, de nombreux agents d’IRCC ont évalué la demande et il n’y a eu aucun changement matériel ou important dans la situation du demandeur, comme c’était le cas dans la décision Seyoboka. Vu la très longue période qui s’est écoulée depuis le dépôt de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, je ne peux retenir l’argument du défendeur, qui invoque les délais causés par la pandémie de COVID-19 pour justifier les retards dans la présente affaire.

[55] En réponse à l’argument du défendeur selon lequel le dossier du demandeur est complexe et nécessite l’examen d’un document de plus de 2000 pages, je souligne que le demandeur a l’obligation de maintenir son dossier à jour. Le demandeur a respecté son obligation en fournissant à IRCC de façon continue et diligente plusieurs mises à jour, selon les changements vécus par lui et sa famille au fil des ans. Le dossier du demandeur est devenu volumineux parce que sa demande a fait l’objet de deux contrôles judiciaires de notre Cour par le passé, contrôles dont les décisions sous-jacentes ont été annulées par notre Cour. On ne peut reprocher au demandeur des décisions rendues par IRCC et ensuite jugées déraisonnables par notre Cour. Le fait de se fonder sur la taille du dossier du demandeur pour justifier les retards n’est pas cohérent.

[56] Les délais en l’espèce sont excessifs et ont entraîné un grand stress et des difficultés importantes non seulement pour le demandeur, mais également pour sa famille, qui vit dans un état d’incertitude depuis plus d’une décennie.

[57] Pour les motifs énoncés précédemment, j’accorde au demandeur des dépens de 5 000 $.

VI. Conclusion

[58] Pour les motifs énoncés précédemment, je conclus que le retard d’IRCC dans le traitement de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur est déraisonnable et que le demandeur satisfait aux exigences justifiant d’accorder une ordonnance de mandamus dans les circonstances. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire, ordonne à IRCC de rendre une décision définitive sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur et accorde au demandeur des dépens de 5 000 $. Aucune question n’a été proposée pour certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5274-20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.Une ordonnance de mandamus est rendue par la présente, ordonnant à IRCC de rendre rapidement une décision définitive dans la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur.

  2. Le défendeur devra verser la somme de 5 000 $ à titre de dépens au demandeur.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad Ahmed »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5274-20

 

INTITULÉ :

DEMILADE KAYODE OLADELE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU D’AUDIENCE :

par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 juin 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 août 2022

 

COMPARUTIONS :

Tara McElroy

 

Pour le demandeur

 

James Todd

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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