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Date : 20220722


Dossier : T-925-20

Référence : 2022 CF 1080

Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

MARC LACHANCE

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Marc Lachance, est membre de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC]. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision définitive rendue par un arbitre de dernier niveau de la GRC [l’arbitre] datée du 23 juillet 2020 [la décision]. Dans sa décision, l’arbitre a confirmé les trois décisions de premier niveau rendues le 19 octobre 2015 par le commandant de la Division C [le commandant] au sujet des plaintes de harcèlement déposées par le demandeur.

[2] Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que la décision est déraisonnable aux motifs i) que l’arbitre avait restreint de façon excessive son champ de compétence lorsqu’elle a décidé qu’elle n’avait pas autorité pour accorder des dommages‑intérêts dans le cadre de l’appel; ii) que l’arbitre avait en fait le pouvoir de corriger ou de modifier les dossiers personnel et médical du demandeur; et iii) que l’arbitre a déraisonnablement conclu que le demandeur devait recourir au processus de règlement des griefs s’il voulait que ses évaluations soient corrigées.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I. Contexte

[4] Le demandeur est membre de la GRC depuis 2009. Au moment de l’audition de la présente affaire, le demandeur était en poste au détachement de Saint-Jean-sur-Richelieu, au Québec. Avant cette affectation, il était en poste au détachement de Chicoutimi, au Québec.

[5] Le 3 avril 2013, le demandeur a déposé trois plaintes de harcèlement couvrant la période entre février 2009 et août 2012. Elles visaient trois superviseurs au détachement de Chicoutimi.

[6] À la suite d’une enquête, le commandant a conclu que les trois plaintes étaient fondées et les trois superviseurs concernés ont fait l’objet de mesures disciplinaires. De plus, le demandeur a sollicité un certain nombre de mesures correctives, notamment que soit corrigé son dossier médical; que certains renseignements soient supprimés des évaluations figurant dans son dossier personnel; qu’il soit transféré au détachement de son choix; que des dommages-intérêts lui soient versés. Dans ses décisions de premier niveau, le commandant a simplement indiqué que la politique ne visait pas les mesures correctives que le demandeur souhaitait voir être prises. Le commandant a souligné que le demandeur ne travaillait plus avec les trois superviseurs visés et il a fermé les trois dossiers.

[7] Le 6 novembre 2015, le demandeur a interjeté appel des décisions de premier niveau du commandant aux motifs d’un manquement à l’équité procédurale, de la partialité de l’enquêteur ayant mené l’enquête préliminaire, et du rejet de sa demande de mesures correctives.

[8] L’arbitre a rejeté les demandes d’appel et a exposé ses motifs dans une décision commune. Elle a conclu que les décisions de premier niveau étaient raisonnables. En ce qui concerne les mesures correctives, elle a conclu qu’aucune politique applicable ne permettait d’accueillir la demande du demandeur. La présente demande de contrôle judiciaire vise à déterminer si l’arbitre a commis une erreur relativement au traitement de la demande de mesures correctives faite par le demandeur.

II. Question en litige et norme de contrôle

[9] Les parties conviennent que la seule question en litige est celle de savoir si la décision de l’arbitre était raisonnable. Je suis d’accord avec les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

III. Analyse

[10] Le demandeur aborde plusieurs questions, mais je n’examinerai que celle que j’estime être déterminante, à savoir la conclusion de l’arbitre selon laquelle elle n’avait pas compétence pour accorder les mesures correctives demandées par le demandeur.

[11] Tant le commandant que l’arbitre ont souligné qu’au moment du dépôt des plaintes en avril 2013, le chapitre XII.17 du Manuel d’administration, intitulé « Prévention et règlement du harcèlement en milieu de travail » [la politique de 2013] était en vigueur. Le commandant et l’arbitre ont aussi souligné que les nouvelles procédures et les nouvelles politiques étaient entrées en vigueur en novembre 2014. Dans sa décision, l’arbitre a mis en évidence le fait que le chapitre XII.8 du Manuel d’administration, intitulé « Enquêtes et règlement des plaintes de harcèlement » est entré en vigueur le 28 novembre 2014 [la politique de 2014]. L’arbitre a également indiqué que le formulaire 3919, utilisé dans le cadre du processus de plaintes, avait été modifié à l’entrée en vigueur de la politique de 2014.

[12] La difficulté qui se présente en l’espèce découle du fait que ni les décisions de premier niveau ni la décision n’indiquent clairement quelle politique a été appliquée. Dans les décisions de premier niveau, le commandant mentionne certes que la politique ne vise pas les mesures correctives demandées par le demandeur, sans toutefois préciser de quelle politique il est question. Dans la décision, l’arbitre souligne que la politique a changé après que le demandeur eut déposé ses plaintes, mais elle ne dit pas non plus de quelle politique il est question. À quelques reprises dans la décision, l’arbitre se réfère à la politique de 2013, mais ce n’est pas clair dans d’autres parties de la décision. À la question de savoir si un rapport préliminaire aurait dû être publié, l’arbitre a souligné que les enquêteurs auraient dû publier un rapport, peu importe si la politique de 2013 ou de 2014 ne s’applique. Dans son examen du caractère raisonnable des décisions de premier niveau, l’arbitre a cité deux extraits de la politique de 2013.

[13] Au sujet des mesures correctives, cependant, elle a indiqué que le formulaire employé en application de la politique de 2013 autorisait un demandeur à désigner les mesures demandées, tandis que le formulaire utilisé en application de la politique de 2014 ne le lui permettait plus. L’arbitre conclut que les mesures correctives, et en particulier les dommages-intérêts, ne sont pas autorisées en vertu des procédures applicables, sans préciser lesquelles:

[52] […] je dois souligner qu’il ne peut espérer obtenir une telle mesure ni dans le cadre d’un appel ni dans le cadre d’un grief, car aucun instrument applicable à ces procédures ne le permet.

[14] En toute justice envers l’arbitre, dans les observations présentées dans le cadre de l’appel, le demandeur renvoie aux deux politiques, celles de 2013 et de 2014. Dans ses observations écrites concernant le présent contrôle judiciaire, le demandeur mentionne la politique de 2013 à une occasion. Durant les observations orales, il mentionne les deux politiques de 2013 et de 2014, ainsi qu’une politique plus récente de 2018. À l’audience, lorsqu’on lui a demandé quelle politique s’appliquait, le demandeur a dit que les deux politiques soutenaient sa position, mais que là où il y aurait une différence, il s’appuierait sur la politique de 2013.

[15] Le défendeur est d’avis qu’il n’y a rien dans la politique de 2013, en vigueur au moment où le demandeur a déposé ses plaintes, ni dans la politique de 2014, en vigueur lorsque les décisions de premier niveau ont été rendues, qui rend ces dernières déraisonnables. Par conséquent, l’arbitre a raisonnablement maintenu ces décisions. Le défendeur souligne que le libellé de la politique de 2013 au sujet de mesures disciplinaires ou correctives a été remplacé dans la politique de 2014, mais fait valoir que le demandeur a en fait présenté son appel en application des Consignes du commissaire (Griefs et appels) de 2014 [Consignes du commissaire de 2014] et de la politique de 2014. Dans tous les cas, le défendeur soutient que l’état actuel du droit est tel que les mécanismes de plaintes de harcèlement ne prévoient pas le versement des dommages-intérêts demandés par le demandeur.

[16] Je suis consciente des instructions de la Cour d’appel fédérale, qui s’appuie sur l’arrêt Vavilov, quant au rôle de cette Cour dans l’examen du caractère raisonnable. Il n’appartient pas à cette Cour de remettre en question l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un décideur administratif ni de faire sa propre interprétation de la loi constitutive ou des règlements d’un décideur (Safe Food Matters Inc c Canada (Procureur général), 2022 CAF 19 [Safe Food] aux para 38-39). Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Kattenburg, 2021 CAF 86 [Kattenburg], la Cour d’appel fédérale explique comme suit l’incidence de l’arrêt Vavilov :

[9] Le développement le plus important apporté par l’arrêt Vavilov semble être la reconnaissance du fait que, lorsque le législateur constitue un décideur administratif dans le but précis d’administrer un régime législatif, il faut accepter que le législateur voulait également que ce décideur s’acquitte de son mandat et interprète la loi qui s’applique à toutes questions qui lui sont soumises (Vavilov, par. 24). Cette reconnaissance de la légitimité et de la compétence des décideurs administratifs a pour corollaire l’obligation pour ces derniers d’adhérer à une « culture de la justification » et de fournir un raisonnement motivant les décisions qu’ils prennent dans l’exécution de leur mandat légal (Vavilov, par. 14).

[10] En affirmant cela, la Cour suprême a clairement établi que le tribunal qui effectue un contrôle selon la décision raisonnable doit se concentrer sur la décision rendue et sur le raisonnement qui la justifie (Vavilov, par. 83). Des motifs, interprétés eu égard au dossier, qui ne permettent pas au lecteur de comprendre le raisonnement du décideur sur un point crucial constituent en soi un fondement suffisant pour qu’il soit conclu que la décision ne satisfait pas au critère de la décision raisonnable (Vavilov, par. 103).

[17] Effectivement, il revient au décideur administratif de trancher la question du sens à donner à la loi et d’expliquer en quoi sa décision respecte les contraintes juridiques (Safe Foods au para 40). À tout le moins, cependant, une cour de révision doit pouvoir, à partir du dossier, déterminer l’interprétation adoptée par le décideur, puis déterminer si cette interprétation est raisonnable (Safe Foods au para 41; Vavilov au para 123).

[18] Le problème en l’espèce est qu’en lisant la décision on se demande quels instruments l’arbitre a interprétés pour parvenir à sa conclusion que les mesures correctives n’étaient pas permises en vertu de tout instrument applicable. Le commandant a simplement indiqué que la politique ne visait pas le type de mesures demandées par le demandeur, mais n’a pas précisé quelle politique. Le demandeur soutient qu’en plus des politiques de 2013 et de 2014, les Consignes du commissaire de 2014 autorisaient le commandant et l’arbitre à ordonner l’octroi de toute réparation appropriée (sous-alinéas 16(1)b)(ii) et 47(1)b)(ii)). Cette prétention n’est cependant pas abordée dans la décision.

[19] Le défendeur fait valoir qu’il ne revient pas à la Cour d’interpréter les Consignes du commissaire de 2014 ou les politiques ni de substituer son jugement à celui du décideur. Je suis d’accord. Dans l’arrêt Kattenburg, la Cour d’appel fédérale précise en effet que, lorsqu’elles se trouvent devant une absence de raisonnement, les cours de révision doivent s’abstenir d’en fournir un et de rendre la décision qu’elles considèrent être la bonne :

[17] L’arrêt Vavilov enseigne que les cours de révision, lorsqu’elles se trouvent devant une absence de raisonnement, doivent s’abstenir de rendre la décision qu’elles considèrent être la bonne et de fournir leur propre raisonnement (Vavilov, par. 96). Cet enseignement ne fait que reconnaître la structure institutionnelle choisie par le législateur lorsqu’il confère à des décideurs administratifs la tâche d’interpréter les lois qu’ils sont appelés à appliquer et la tâche de les appliquer aux faits propres à l’affaire dont ils sont saisis, des exercices vis-à-vis desquels les cours de révision doivent faire preuve de retenue. Il s’ensuit que, dans le contexte juridique post-Vavilov, la juge de la Cour fédérale n’aurait pas dû se prêter à l’exercice qui était du ressort de l’Agence.

[18] La mesure de redressement appropriée est de renvoyer l’affaire à l’Agence pour qu’elle puisse la trancher elle-même. [...]

[20] Les motifs invoqués par l’arbitre ne permettent pas de bien comprendre quelle politique avait été appliquée ni quelle politique ou quel instrument législatif empêchait d’accorder au demandeur les mesures qu’il demandait. De plus, aucune explication raisonnée n’a été donnée quant à savoir pourquoi un tel instrument empêchait le demandeur d’obtenir ce qu’il voulait. La mesure de réparation appropriée en l’espèce est donc de renvoyer l’affaire à un autre arbitre pour nouvel examen.

IV. Conclusion

[21] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur. Compte tenu du temps déjà consacré à cette affaire, la GRC pourrait vouloir accélérer le nouvel examen.

[22] Les parties ont convenu que des dépens de 2 500 $ devraient être adjugés. Je partage leur avis, et j’ordonnerai au défendeur de payer cette somme au demandeur à titre de dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-925-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de l’arbitre datée du 23 juillet 2020 est annulée;

  3. L’affaire est renvoyée à un autre arbitre pour un nouvel examen, conformément aux présents motifs;

  4. Le défendeur payera sans délai au demandeur la somme de 2 500 $ à titre de dépens.

« Vanessa Rochester

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-925-20

INTITULÉ :

MARC LACHANCE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 février 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

22 juillet 2022

COMPARUTIONS :

Gordon S. Campbell

POUR LE DEMANDEUR

Jean-Pierre Hachey

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aubry Campbell MacLean

Lawyers - Avocats

Alexandria (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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