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Date : 20220727


Dossier : IMM‑1837‑18

Référence : 2022 CF 1127

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

KHODEZA BAGUM

LAMIA TASNIM ANANNA

ISHFAK BIN KHIOUM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Khodeza Bagum (la demanderesse principale ou DP) et ses deux enfants mineurs (les demandeurs mineurs ou DM) sont des citoyens du Bangladesh ayant sollicité le contrôle judiciaire d’une décision datée du 20 mars 2018 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté leurs demandes d’asile (la décision).

[2] Leur demande d’asile est fondée essentiellement sur l’affiliation et les activités politiques du mari de la demanderesse principale, Johirul Khioum (JK), et sur les persécutions qu’ils ont subies de la part de la Ligue Awami (la Ligue) après que celle‑ci a été portée au pouvoir au Bangladesh.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, car la SPR n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve avant de tirer une conclusion quant à la crédibilité des demandes d’asile de la demanderesse principale et des demandeurs mineurs.

II. Contexte factuel

[4] JK, la demanderesse principale et les demandeurs mineurs sont entrés au Canada le 7 janvier 2016 depuis les États‑Unis à titre de demandeurs visés par une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs. JK était le demandeur principal dans le cadre de la demande d’asile présentée par la famille. L’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande (le FDA) original présenté pour chacun des quatre demandeurs d’asile était constitué d’un récit détaillé préparé par JK décrivant son engagement au sein du Parti nationaliste du Bangladesh (le PNB).

A. L’enquête de la Section de l’immigration

[5] Le 21 septembre 2017, la Section de l’immigration (la SI) a procédé à une enquête afin de déterminer si JK était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Dans le cadre de l’enquête de la SI, JK a témoigné qu’il avait cessé d’être membre du PNB le 25 juin 1997. Cette affirmation est en contradiction avec les renseignements détaillés présentés à l’appui de sa demande d’asile. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, y compris un témoignage oral de quatre heures, la commissaire de la SI a conclu qu’il était plus probable qu’improbable qu’il se soit affilié au PNB en 1988 et qu’il en soit demeuré membre par défaut.

[6] La SI a indiqué être arrivée à cette conclusion pour les motifs suivants :

[Traduction]
À la lumière des renseignements détaillés que vous avez fournis à l’appui de votre demande d’asile, je suis convaincue que vous avez adhéré au PNB en 1988 et que vous en êtes fort probablement toujours membre.

Comme je l’ai mentionné, les renseignements auxquels je fais référence sont substantiels et fournissent des détails très précis sur votre engagement continu au sein du PNB. Rien dans les renseignements que vous avez fournis à l’appui de votre demande d’asile ne donne à penser que vous avez cessé d’être membre du PNB à quelque moment que ce soit.

Je tiens donc pour avérée l’information que vous avez initialement fournie en ce qui concerne votre adhésion, c’est‑à‑dire votre affiliation continue au PNB.

[7] À l’issue de l’enquête, le traitement de la demande d’asile de JK a pris fin et une mesure d’expulsion a été prise le 25 octobre 2017.

III. La décision

[8] La demanderesse principale a fondé sa demande d’asile sur la persécution qu’elle et ses enfants risquaient de subir en raison des activités politiques de son mari à titre de membre du PNB. Elle a également présenté une version modifiée de son formulaire FDA original et de l’exposé circonstancié qu’il contenait. Les modifications apportées portaient expressément sur la persécution dont les demandeurs et les membres de leur famille avaient été victimes au Bangladesh tout au long de l’année 2015.

[9] Préalablement à l’audience de la SPR, la demanderesse principale a informé le tribunal par écrit qu’elle était d’avis que ce dernier était lié par les conclusions de faits de la SI quant à l’affiliation de JK au PNB.

[10] La SPR a commencé par prendre connaissance de toute l’histoire selon laquelle le fondement de la demande d’asile présentée par les demandeurs se trouvait dans le récit détaillé de JK et dans les exposés circonstanciés modifiés contenus dans les formulaires FDA de la demanderesse principale. La SPR a conclu que les exposés circonstanciés modifiés reposaient en grande partie sur des événements qui auraient eu lieu après que JK avait quitté le Bangladesh, le 3 avril 2015.

[11] La SPR a conclu que les questions déterminantes étaient celles de l’identité et de la crédibilité.

[12] En ce qui concerne la question de l’identité, la SPR a admis, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse principale et les demandeurs mineurs sont citoyens du Bangladesh d’après les copies certifiées conformes des passeports les identifiant comme des ressortissants du Bangladesh qui figurent au dossier.

[13] En ce qui concerne la question de la crédibilité, la SPR a d’abord souligné que le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile est présumé véridique, à moins qu’il n’existe des raisons valables d’en douter. La SPR a ensuite conclu qu’il y avait plusieurs raisons de douter de la véracité du témoignage de la demanderesse principale et des allégations qu’elle avait formulées. La SPR avait également [Traduction] « de nombreuses réserves quant à la crédibilité » des allégations formulées par JK dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, car celles‑ci n’avaient pas été expliquées à la satisfaction du tribunal.

[14] La SPR a souligné que, lors de l’enquête de la SI, JK avait présenté un témoignage qui contredisait l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA. La SPR entretenait également [Traduction] « de sérieuses réserves » liées au fait que la demanderesse principale n’avait pas appelé JK comme témoin, même s’il était présent à l’audience, afin qu’il dissipe les préoccupations du tribunal quant aux éléments de preuve contradictoires. Pour ces raisons, la SPR a tiré une conclusion défavorable, car elle estimait que le témoignage que JK avait présenté sous serment devant la SI contredisait directement et de façon importante les renseignements contenus dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA.

[15] La Commission a tiré des conclusions défavorables de l’incapacité de la demanderesse principale à fournir des détails essentiels sur les activités politiques de son mari et de sa réticence à appeler son mari comme témoin à l’audience. Ayant conclu que l’allégation centrale, selon laquelle JK était toujours membre du PNB et était, de ce fait, une personne d’intérêt pour les opposants politiques du PNB au Bangladesh, n’était pas crédible, le tribunal a conclu que la demanderesse principale et ses enfants n’avaient pas été harcelés et menacés ni avant ni après le départ de JK et qu’ils ne présentaient d’intérêt pour personne au Bangladesh.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[16] Les demandeurs ont soulevé quatre questions, notamment celle de la norme de contrôle applicable et celle de savoir si le tribunal a commis une erreur dans le traitement de la preuve qu’ils ont présentée. Comme ces deux questions me permettent à elles seules de statuer sur la présente demande, il n’est pas nécessaire que j’examine les deux autres questions.

[17] Le défendeur n’a soulevé aucune question et a fait valoir que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable.

[18] Je conviens que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce.

[19] La Cour suprême du Canada a établi que, lorsqu’une cour procède au contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond, et que le contrôle n’est pas lié à un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale, la norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2015 CSC 65 [Vavilov] au para 23.

[20] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

V. Analyse

[21] Comme je l’ai indiqué d’entrée de jeu, j’estime que le fait que la SPR n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve avant de tirer une conclusion quant à la crédibilité des demandes d’asile de la demanderesse principale et des demandeurs mineurs constitue la question déterminante dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[22] Le dossier indique que les éléments de preuve corroborants suivants ont été présentés à l’appui de la demande d’asile des demandeurs :

  1. Lettre de Khairul Ahsan, le frère du mari de la DP : dossier de la demanderesse à 222.

  2. Extrait du journal général du poste de police modèle de Feni, documentant une plainte déposée par la mère du mari de la DP relativement à une attaque survenue le 31 juillet 2017.

  3. Lettre de Shadat Hossain Sohag, un ami du mari de la DP, et un document confirmant son identité.

  4. Lettre de Nurul Amin, le frère de la DP confirmant l’attaque contre la voiture perpétrée le 23 février 2015 et détaillant les attaques perpétrées contre son entreprise le 16 mai 2016 et le 27 août 2017 par des gens qui ont posé des questions sur les allées et venues du mari de la DP.

  5. Lettre de Ruhul Kkabir Rizvi, cosecrétaire général du PNB, datée du 5 janvier 2016, attestant que JK est un [Traduction] « membre du comité de convocation de la ville de Dhaka Sud et participe au mouvement anti‑gouvernement pour le rétablissement de la démocratie ».

  6. Article paru dans le Daily Shadhin Sangbad le 26 février 2015, contenant le passage suivant [Traduction] : « Johirul Khioum, membre du comité de convocation du PNB de la ville de Dhaka Sud, a été attaqué par des criminels le 23 février 2015 vers 15 h alors qu’il était en route avec sa famille vers un centre commercial situé à proximité de l’Ideal School and College. »

  7. Article paru dans le Daily Shadhin Sangbad le 15 mars 2015, contenant le passage suivant [Traduction] : « Le criminel a incendié la maison de village de Johirul khioum à Dharmopur dans le district de Feni. M. khioum (sic) est membre du comité de convocation du PNB de la ville de Dhaka Sud. Il y a quelques jours, ils ont également agressé les membres de la famille de kLhioum (sic) alors que ceux‑ci se rendaient dans un centre commercial de Banfree, puis ils ont pris la fuite. Il a été traité dans un hôpital local et est maintenant rétabli. »

[23] Exception faite de la lettre du PNB, la SPR n’a accordé que peu de poids à l’ensemble de ces documents, faisant valoir que [Traduction] « la valeur probante de ces documents est considérablement affaiblie par le fait que les principales allégations formulées ont été jugées non crédibles ».

[24] Fait notable, [Traduction] « compte tenu de la conclusion selon laquelle Johirul Khioum a cessé d’exercer des activités politiques le 25 juin 1997 », la SPR n’a accordé aucun poids à la lettre du PNB indiquant que le mari de la demanderesse principale était membre du PNB en date du 5 janvier 2016.

[25] Les éléments de preuve corroborants doivent être examinés indépendamment des préoccupations quant à la crédibilité de la demanderesse avant d’être rejetés; sinon, les éléments de preuve corroborants ne seraient pas considérés comme crédibles simplement parce que les demandeurs ne le sont pas : He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 2 au para 25; Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1138 aux para 31 à 37.

[26] Comme l’a expliqué le juge Rennie lorsqu’il était membre de notre Cour, cette façon de procéder équivaut à une inversion du processus de raisonnement : Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 225 au para 20.

[27] J’estime que le tribunal a commis une erreur en ne tenant pas raisonnablement compte des éléments de preuve corroborants avant de tirer une conclusion quant à la crédibilité des demandes d’asile des demandeurs.

[28] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision est déraisonnable. Cette dernière est annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1837‑18

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision est annulée. L’affaire est renvoyée à un tribunal de la Section de la protection des réfugiés différemment constitué pour nouvelle décision.

  2. Aucune question grave de portée générale n’a été soumise à la Cour.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1837‑18

 

INTITULÉ :

KHODEZA BAGUM, LAMIA TASNIM ANANNA, ISHFAK BIN KHIOUM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kevin Doyle

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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