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Date : 20220729


Dossier : IMM-2509-21

Référence : 2022 CF 1146

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

MARVA SHIRLEY MAXINE TOUSSAINT

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Marva Shirley Maxine Toussaint, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 9 avril 2021 par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle a présentée depuis le Canada, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il y a lieu d’accueillir la demande.

II. Contexte factuel

[3] La demanderesse est née à Saint-Vincent-et-les Grenadines [Saint-Vincent] et est actuellement âgée de 48 ans.

[4] Elle est arrivée au Canada le 5 juin 1995 et y vit sans statut depuis plus de 26 ans.

[5] Depuis son arrivée au Canada, la demanderesse a travaillé sans permis de travail comme aide-ménagère et bonne d’enfants. Grâce au revenu qu’elle a tiré de ce travail, elle a pu fournir un soutien financier à des membres de sa famille à Saint-Vincent. Elle n’a jamais eu recours à l’aide sociale et n’a aucun casier judiciaire au Canada ou ailleurs.

[6] En 2011, la demanderesse a présenté, depuis le Canada, une première demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette demande a été refusée le 27 octobre 2011. Les détails relatifs à la première demande présentée par la demanderesse et les motifs du refus ne sont pas mentionnés par l’agent dans la décision contestée et ne sont reproduits nulle part dans le dossier dont je suis saisi.

[7] Après le refus de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a été informée qu’elle devait quitter le Canada. Elle est cependant demeurée au Canada et a continué à travailler sans permis.

[8] En juillet 2020, la demanderesse a présenté, toujours depuis le Canada, une seconde demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Dans cette demande, la demanderesse a reconnu qu’elle ne pouvait pas obtenir le statut de résidente permanente puisqu’elle ne satisfaisait aux critères d’aucun des programmes économiques permettant d’accéder à la résidence permanente, et qu’elle avait prolongé indûment son séjour et travaillé illégalement au Canada. Invoquant divers facteurs, dont son établissement et ses attaches au Canada, elle a demandé à être dispensée de satisfaire aux exigences juridiques relatives à l’obtention de la résidence permanente. Une fois de plus, sa demande a été rejetée.

III. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[9] L’agent a examiné la preuve et les observations de la demanderesse et a conclu que, bien qu’elle se soit établie au pays au cours des 26 dernières années, la demanderesse avait vécu illégalement au Canada et que son établissement n’avait rien d’exceptionnel. L’agent a souligné que la demanderesse n’avait pas établi que son séjour prolongé au Canada découlait de circonstances indépendantes de sa volonté.

[10] L’agent a également conclu que le fait que la demanderesse a occupé un emploi sans y être autorisée témoignait de son mépris à l’égard des lois sur l’immigration. Il a souligné que la demanderesse était, de surcroît, demeurée au Canada sans tenter de régulariser son statut.

[11] L’agent a examiné les autres facteurs avancés par la demanderesse, mais a jugé que celle-ci n’avait pas démontré en quoi la faiblesse de l’économie, le niveau de soins de santé ou la violence fondée sur le sexe à Saint-Vincent étaient liés à sa situation personnelle.

[12] L’agent n’était pas convaincu, à la suite d’une évaluation globale des facteurs d’ordre humanitaires avancés par la demanderesse, que cette dernière avait présenté une preuve suffisante pour établir qu’il était justifié de lui accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

IV. Analyse

[13] Les décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaires sont des décisions de nature discrétionnaire. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], aux paragraphes 16 et 23, la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui s’applique aux décisions de nature discrétionnaire et qui est présumée s’appliquer aux autres décisions.

[14] La Cour doit d’abord examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse, puis chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov aux para 85, 102, 105110).

[15] La demanderesse soutient que l’agent a commis un certain nombre d’erreurs de droit et d’erreurs mixtes de fait et de droit dans l’analyse de sa demande. Bien que je ne souscrive pas à tous les arguments avancés par la demanderesse, j’estime que l’analyse qu’a faite l’agent de l’établissement de la demanderesse au Canada est à la fois déficiente et déraisonnable.

[16] Dans le cadre de son analyse de l’établissement de la demanderesse au Canada, l’agent a noté que la demanderesse vit au Canada depuis environ 26 ans, qu’elle y a tissé des liens solides et qu’elle y a travaillé comme aide-ménagère. L’agent a accordé [Traduction] « une certaine importance » à l’établissement de la demanderesse au Canada, mais a conclu qu’il n’avait rien d’exceptionnel.

[17] L’agent a ensuite insisté sur le fait que la demanderesse avait séjourné au Canada sans statut légitime pendant une longue période et qu’elle avait occupé un emploi sans autorisation. L’agent a conclu que les agissements de la demanderesse témoignaient d’un mépris des lois canadiennes en matière d’immigration et ne jouaient pas en sa faveur. L’agent a, de même, conclu que le fait que la demanderesse était demeurée au Canada sans tenter de régulariser son statut ne jouait pas en sa faveur. Pour ces motifs, l’agent a jugé que les circonstances entourant l’établissement de la demanderesse constituaient un facteur défavorable.

[18] J’estime que l’analyse qu’a faite l’agent de l’établissement pose problème pour trois raisons.

[19] Premièrement, l’agent n’a pas accordé suffisamment de poids à la longue période pendant laquelle la demanderesse a vécu au Canada. Je comprends mal comment l’agent a pu conclure qu’un séjour d’un quart de siècle n’a rien d’exceptionnel. Dans Trach c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2015 CF 282 [Trach], le juge Keith Boswell a conclu qu’une période de 13 ans, c’est-à-dire la moitié de la période qui nous occupe, était « manifestement important[e], sinon exceptionnel[le] », et qu’il était déraisonnable pour l’agente de la mésestimer comme elle l’a fait en concluant que ces situations n’étaient « pas rares ».

[20] J’ai moi-même été appelé à me prononcer sur des faits similaires dans Small c Canada (Citoyennté et Immigration) 2021 CF 930. Dans cette affaire, la demanderesse était arrivée au Canada à l’âge de 26 ans et y avait vécu pendant près de 21 ans avant de présenter une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. J’ai conclu que l’agent avait commis une erreur dans son évaluation de l’établissement de la demanderesse au Canada et que son analyse était déficiente pour la raison suivante :

[37] En dépit de la preuve indiquant que la demanderesse a passé vingt‑et‑un (21) ans au Canada, de ses antécédents professionnels stables, de son indépendance financière, de ses liens étroits avec sa famille canadienne, de sa participation importante au sein de la collectivité et du fait qu’elle a manifestement acquis une réputation de bonne citoyenne au Canada, l’agent s’est contenté de conclure avec indifférence que la demanderesse a [Traduction] « un degré d’établissement » et qu’un [Traduction] « certain poids » devrait être accordé à ce facteur.

[21] La conclusion de l’agent selon laquelle les circonstances entourant l’établissement de la demanderesse en l’espèce constituent un facteur défavorable souffre de la même absence de justification.

[22] Deuxièmement, l’agent a accordé une attention déraisonnable et un poids excessif au fait que la demanderesse avait fait fi des lois sur l’immigration. Il n’était pas inapproprié pour l’agent, dans le cadre de son exercice de pondération, de considérer comme un facteur défavorable le fait que la demanderesse avait travaillé et séjourné au Canada sans autorisation, mais celui-ci devait également mettre en balance la nécessité de respecter les lois canadiennes en matière d’immigration et le fait que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont généralement présentées par des demandeurs qui n’ont pas respecté les lois.

[23] Le paragraphe 25(1) présuppose en effet que le demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR et vise à accorder une dispense à l’égard de cette non-conformité : Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23. J’estime qu’il était contraire à la nécessité de mettre en balance l’ensemble des facteurs, et donc déraisonnable de la part de l’agent, d’amalgamer et d’écarter constamment les facteurs d’ordre humanitaire favorables liés à l’établissement de la demanderesse parce que celle-ci ne s’était pas conformée aux lois. Troisièmement, l’agent reproche à la demanderesse d’être demeurée au Canada sans tenter de régulariser son statut. La demanderesse a pourtant tenté de régulariser son statut au Canada lorsqu’elle a présenté une demande de résidence permanente en 2011. Je ne suis pas convaincu que cette erreur de fait n’a pas eu d’incidence sur l’évaluation de la demande et que la décision de l’agent aurait été la même en l’absence de cette erreur.

[24] En somme, je ne suis pas convaincu que la décision de l’agent possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Compte tenu de mes conclusions quant à l’évaluation de l’agent concernant le facteur de l’établissement, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres questions soulevées par la demanderesse.

[25] J’ajouterai que ma décision ne doit pas être interprétée comme signifiant que la Cour cautionne le mépris dont la demanderesse a fait montre à l’égard des lois sur l’immigration.

V. Conclusion

[26] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Il n’y a pas de question à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2509-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent principal datée du 9 avril 2021 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

  5. L’intitulé de la cause est modifié de façon à ce que le procureur général du Canada ne soit plus désigné comme défendeur, avec effet immédiat.

Vide

« Roger R. Lafreniѐre »

Vide

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2509-21

 

INTITULÉ :

MARVA SHIRLEY MAXINE TOUSSAINT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juillet 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Angela Potvin

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Zoé Richard

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SERVIMM Inc.

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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