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Date : 20220721


Dossier : IMM-5088-20

Référence : 2022 CF 1081

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 21 juillet 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

GIORGI KUNDUKHASHVILI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Giorgi Kundukhashvili, citoyen géorgien, a présenté une demande d’asile au Canada en alléguant qu’il a été persécuté en raison de son appartenance ethnique ossète et de ses activités politiques au sein du United National Movement [UNM], un parti d’opposition en Géorgie.

[2] Pendant l’enfance du demandeur, son père, également ossète, a été attaqué à plusieurs reprises par des nationalistes géorgiens. Le demandeur lui-même a été victime d’insultes et d’agressions alors qu’il était en huitième année, ce qui l’a conduit à quitter l’école après la neuvième année.

[3] Le demandeur a allégué plusieurs autres incidents d’agressions et d’insultes qui ont eu lieu entre 1999 et 2004 en raison de son appartenance ethnique. Le demandeur a reçu des soins hospitaliers pour l’attaque subie en 1999. La police a pris sa déposition, mais a ensuite rejeté ses allégations, l’a accusé d’avoir inventé l’incident et a dénigré son origine ethnique.

[4] En mai 2012, le demandeur a été accosté par un groupe de Géorgiens, mais un fonctionnaire du gouvernement local est intervenu et a ensuite invité le demandeur à joindre ses efforts au sein de l’UNM en compagnie d’autres Ossètes. En septembre 2012, le parti adverse, Rêve géorgien [RG], a menacé le demandeur et lui a dit que les Ossètes devaient se tenir à l’écart de la politique.

[5] En 2016, le demandeur a accepté de travailler pour l’UNM pendant les élections géorgiennes. Un groupe de membres du RG a dénigré son appartenance ethnique et l’a attaqué pour avoir travaillé avec l’UNM. Il a subi une commotion cérébrale, a été hospitalisé pendant dix jours et a dû recevoir des soins psychologiques pendant deux mois. Lorsqu’il a demandé de l’aide à la police, celle-ci a refusé et lui a dit que les Ossètes ne devaient pas s’engager en politique.

[6] Le demandeur s’est réinstallé à Batoumi, mais il a de nouveau été attaqué en juin 2017 par un groupe de Géorgiens s’étant rendu compte qu’il était ossète. Le demandeur a ensuite retenu les services d’un intermédiaire pour l’aider à se rendre au Canada. Le voyage l’a conduit en Ukraine en juin 2017, où il est resté un an en raison de retards dans l’obtention du passeport, puis à travers plusieurs pays européens et la Jamaïque avant d’arriver enfin au Canada.

[7] La Section de la protection des réfugiés [SPR] a rejeté sa demande d’asile en juin 2019 en concluant qu’il n’avait pas de crainte subjective et que la preuve matérielle n’étayait pas sa demande.

[8] Lors de l’appel interjeté devant la Section d’appel des réfugiés [SAR], le demandeur a cherché à déposer une lettre de son père relatant une menace récente que ce dernier avait reçue au sujet du demandeur. La SAR a refusé d’admettre la lettre en concluant qu’elle n’était pas crédible. La SAR a également rejeté sa demande d’asile en application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR], ayant tiré les conclusions suivantes : (1) le demandeur ne pouvait pas nommer d’agent de persécution, (2) il était peu probable qu’il soit ciblé à l’avenir en tant que partisan du parti UNM, (3) les insultes et la discrimination qu’il a subies en tant qu’Ossète ne constituaient pas une persécution, et (4) il n’a pas présenté de demande d’asile dans les pays qu’il a traversés pour se rendre au Canada [décision].

[9] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision pour plusieurs motifs. J’accueille la demande, car je conclus que la SAR a commis une erreur en rejetant le nouvel élément de preuve et en omettant d’examiner le profil combiné du demandeur fondé sur son appartenance ethnique et son soutien politique à l’UNM.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[10] Le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur en (1) rejetant le nouvel élément de preuve qu’il a tenté de faire admettre, (2) en omettant d’examiner son profil particulier, (3) en faisant fi de la preuve et en interprétant de manière erronée son risque politique, et (4) en ne tenant pas compte de sa discrimination cumulative.

[11] Les parties conviennent que les questions en litige sont susceptibles de révision selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

[12] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : arrêt Vavilov, au para 100. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

[13] Comme il est indiqué ci-dessus, ma décision d’accueillir la demande repose sur deux des questions soulevées par le demandeur, à savoir :

  1. La SAR a commis une erreur en rejetant le nouvel élément de preuve.

  2. La SAR a omis d’examiner le profil particulier du demandeur.

A. La SAR a commis une erreur en rejetant le nouvel élément de preuve

[14] Devant la SAR, le demandeur a cherché à déposer une lettre de son père datée du 10 juillet 2020 dans laquelle le père du demandeur déclare avoir mentionné lors d’une fête dans son village que son fils avait fui la Géorgie après avoir été attaqué. Le lendemain, des inconnus l’ont menacé, lui ont ordonné de ne plus parler de son fils et lui ont dit que son fils ne pouvait pas retourner en Géorgie.

[15] Bien que le nouvel élément de preuve proposé ait respecté les exigences en matière de délai énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR a également appliqué les exigences relatives aux nouveaux éléments de preuve dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 et a conclu que la lettre du père du demandeur n’était pas crédible. La SAR a conclu que la lettre n’était pas assermentée, ne provenait pas d’une source connue, manquait de détails et ne mentionnait pas son origine ethnique. En outre, la SAR a conclu que la lettre contredisait le témoignage du demandeur selon lequel personne « ne l’attend avec une arme ». Enfin, la SAR a conclu qu’il était « invraisemblable que des individus aient attendu plus de deux années et demie après son départ du pays pour s’en prendre de cette façon à lui, via son père, que ce soit pour des motifs politiques ou autres ».

[16] Le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur en rejetant la lettre. Je suis d’accord pour les motifs suivants.

[17] Premièrement, comme le soutient le demandeur, en contestant la lettre parce qu’elle n’est pas un affidavit, la SAR a fait fi de la propre déclaration solennelle du demandeur indiquant que la pandémie de COVID-19 avait empêché son père d’obtenir un affidavit. En outre, si la SAR est en droit d’accorder moins de poids à un document non assermenté, il n’est pas nécessaire qu’un document soit assermenté pour être admis : Mathieu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 249 aux para 28-29; Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905 au para 52; et Pilashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 706 [Pilashvili] au para 27.

[18] Le défendeur répond que la SAR n’a pas rejeté la lettre uniquement parce qu’elle n’était pas assermentée, mais que c’était plutôt l’une des nombreuses réserves émises par la SAR. C’est peut-être le cas, mais le fait que la lettre n’était pas assermentée a quand même constitué un élément clé de la décision de la SAR de ne pas admettre l’élément de preuve, ce qui était déraisonnable à la lumière de la déclaration solennelle du demandeur. De plus, tout comme la décision Pilashvili (qui portait également sur une décision de la SAR prise par le même membre), je trouve déraisonnable que la SAR rejette la lettre parce qu’elle [traduction] « provient d’une source non connue du tribunal » et [traduction] « ne provient pas, par exemple, d’une organisation non gouvernementale ou gouvernementale connue » : Pilashvili, aux para 28-29. Les éléments de preuve documentaire sur lesquels s’appuient les demandeurs d’asile ne proviennent pas tous d’une [traduction] « organisation non gouvernementale ou gouvernementale connue ». Cela, en soi, ne devrait pas constituer un motif de rejet de l’élément de preuve. En outre, en l’espèce, le père du demandeur a commencé sa lettre en indiquant son nom, son numéro d’identité et sa date de naissance. Ce faisant, il se faisait « connaître » auprès de la SAR.

[19] Deuxièmement, comme l’a fait valoir le demandeur, la conclusion de la SAR selon laquelle la lettre « omet de mentionner le motif ethnique de la persécution » allégué par le demandeur était directement contredite par la référence explicite de la lettre au fait que le demandeur était victime de « violence ethnopolitique ».

[20] Troisièmement, le demandeur fait valoir que la SAR a critiqué le manque de détails dans la lettre et n’a pas évalué les renseignements que la lettre offrait. Selon le demandeur, l’événement décrit par son père n’était pas complexe et ne nécessitait pas d’être détaillé. Je suis d’accord. Comme le souligne le demandeur, il s’agit d’un cas où la SAR évalue les éléments de preuve « en fonction de ce qu’ils ne disaient pas, plutôt que de ce qu’ils disaient » : Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 464 aux para 22-24.

[21] Plus précisément, je trouve déraisonnable que la SAR reproche au père de ne pas alléguer ses propres problèmes en raison de son origine ethnique. Puisque la lettre a été écrite pour décrire l’incident qui a conduit le père à craindre pour la sécurité de son fils, il était déraisonnable pour la SAR de s’attendre à ce que le père utilise cette lettre pour exprimer ses propres griefs. En tout état de cause, le fait que le père du demandeur ait eu ou non des ennuis en raison de son origine ethnique n’était pas pertinent pour évaluer la demande du demandeur, d’autant plus que la SPR et la SAR ont toutes deux conclu que les événements de discrimination allégués par le demandeur en raison de son origine ethnique étaient crédibles.

[22] Quatrièmement, le demandeur conteste la conclusion de la SAR selon laquelle la lettre va à l’encontre de son témoignage selon lequel personne ne l’attend avec un couteau. Le demandeur souligne que son témoignage sur ce point a eu lieu pendant l’audience de la SPR et est donc antérieur aux incidents décrits dans la lettre de son père. Je suis d’accord avec le demandeur et je conclus que le raisonnement de la SAR était erroné. De l’avis du défendeur, étant donné que le récit du demandeur était fondé sur divers incidents isolés s’étalant sur plusieurs années, et qu’il a déclaré qu’il n’y avait pas une seule personne en Géorgie qui voulait lui faire du mal, il était raisonnable pour la SAR de conclure que la lettre allait à l’encontre du reste de son récit. Je rejette l’argument du défendeur parce que les motifs invoqués par le défendeur ne sont pas liés à la conclusion de la SAR sur la question de la contradiction, mais plutôt à sa conclusion sur l’invraisemblance, que j’étudie ensuite.

[23] Le demandeur conteste la conclusion de la SAR selon laquelle il était invraisemblable que quelqu’un soit à sa recherche deux ans et demi après son départ de la Géorgie. Le demandeur fait valoir que la SAR a fait fi de la nécessité bien établie de faire preuve de prudence dans les conclusions d’invraisemblance : Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908 [Zaiter] au para 8.

[24] En réponse, le défendeur fait valoir que, bien que la Cour ait recommandé la prudence dans les conclusions de vraisemblance, de telles conclusions peuvent tout de même être faites si un récit déborde le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre, est dénué de sens ou est clairement invraisemblable : Gebreselasse c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 865 au para 56.

[25] Avant d’examiner la conclusion d’invraisemblance de la SAR, il convient de répéter les instructions du juge Norris dans la décision Zaiter :

[8] Il est possible de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité en fonction de l’invraisemblance du récit d’un demandeur, mais le droit établit clairement que les inférences de ce genre sont dangereuses en soi et que la prudence s’impose avant de tirer de telles inférences. La nécessité d’agir avec prudence est évidente. Les conclusions d’invraisemblance qui reposent sur le sens commun ou l’expérience commune peuvent s’avérer totalement erronées lorsque le « sens commun » ou l’« expérience commune » en question est fondé sur des normes sociales ou culturelles qui ne s’appliquent pas dans l’affaire en cause (Leung c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 8 ACF 303, à la p. 307 (CFPI); Bains c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 63 ACF 312, à la p. 314 (CFPI); Santos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 937, au par. 15). De plus, lorsqu’une inférence est tirée à partir d’une expérience passée, la fréquence à laquelle des événements analogues se sont produits par le passé peut aider à établir la probabilité que ledit événement se soit bel et bien produit. L’exactitude du résultat de cette démarche repose sur de nombreux facteurs, dont la représentativité de l’échantillon et la possible évolution des conditions. De plus, le simple fait qu’un événement soit peu probable à la lumière de l’expérience passée ne signifie pas qu’il ne s’est pas produit (ou qu’il n’aurait pas pu se produire). Par conséquent, dans la décision Valtchev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 ACF 776 [Valtchev], le juge Muldoon a affirmé dans des remarques souvent reprises (au par. 7) qu’un tribunal « ne peut […] conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend » (non souligné dans l’original). Comme l’a souligné le juge Gleason dans la décision Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, au par. 10 [Zacarias], « la Cour a souvent fait la mise en garde de ne tirer de telles conclusions que dans les situations où il est clairement invraisemblable que les faits se soient produits comme le témoin le prétend, à la lumière du bon sens ou du dossier de preuve » (non souligné dans l’original). Par conséquent, une affirmation peut être considérée comme invraisemblable « si cette affirmation est dénuée de sens à la lumière de la preuve déposée » (Zacarias, au par. 11).

[Souligné dans l’original.]

[26] Le juge Norris a poursuivi dans la décision Zaiter :

[9] Il importe de se rappeler qu’il ne s’agit pas pour le décideur de trancher la question de savoir si les événements en question se sont produits, mais bien s’il faut croire le demandeur lorsqu’il affirme que les événements se sont produits. Il ne faudrait pas tirer de conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur la vraisemblance tout simplement parce qu’il est peu probable que les événements se soient produits selon la description qu’en a faite le demandeur. Les situations ne se conforment pas toujours à la norme. Il arrive que l’improbable se produise. Il en faut plus pour juger qu’un demandeur d’asile n’est pas crédible uniquement pour des raisons d’invraisemblance. En fait, le fait de restreindre ainsi l’établissement des faits contribue à atténuer le risque d’erreur si le récit d’un demandeur est rejeté.

[27] En appliquant la décision Zaiter à l’espèce, je commence mon examen par la lettre du 10 juillet 2020 du père demandeur, qui déclare ce qui suit :

[traduction]

J’étais à une fête du Nouvel An avec mes voisins, où je leur ai dit que mon fils avait été battu et forcé de fuir la Géorgie, que je ne l’avais pas vu depuis longtemps et que j’étais très inquiet pour son avenir. Le lendemain, le 16 janvier, j’ai été accueilli à l’entrée par trois inconnus, qui m’ont insulté et menacé de me rendre invalide si je continuais à parler de mon fils. Ils ont également fait référence à mon fils en utilisant des gros mots. On m’a dit que Giorgi ne pouvait pas retourner en Géorgie.

[28] En rejetant le récit du père comme invraisemblable, la SAR a déclaré :

Finalement, bien que considérant que [le demandeur] n’ait pas l’obligation d’expliquer les agissements d’autrui, en l’occurrence les trois inconnus qui l’auraient menacé, il m’apparaît tout de même invraisemblable que des individus aient attendu plus de deux années et demie après son départ du pays pour s’en prendre de cette façon à lui, via son père, que ce soit pour des motifs politiques ou autres.

[29] Je note cependant que, plus loin dans la décision, la SAR a accepté comme crédible que les agressions, menaces et insultes relatées par le demandeur se sont produites au cours des campagnes électorales de 2012 et 2016. Ces incidents, tels qu’ils sont décrits par le demandeur dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA], ont tous eu lieu dans le village du demandeur. Lors de l’incident de mai 2012, le demandeur et ses compatriotes ossètes se trouvaient dans le village pour assister à une célébration religieuse ossète lorsque des Géorgiens se trouvant à proximité se sont approchés d’eux et ont tenté de causer des ennuis. Le responsable local de l’UNM est intervenu et c’est ainsi que le demandeur s’est retrouvé lié au parti politique. Toujours en 2012, des membres du parti RG sont venus voir le demandeur et l’ont menacé, en déclarant que la politique géorgienne ne concernait pas les Ossètes. Lors de l’événement de 2016, le demandeur a été attaqué par des membres du parti RG alors qu’il soutenait la campagne de l’UNM dans le district de son village. Dans tous ces incidents, le demandeur ne connaissait pas les agresseurs.

[30] La SAR n’a pas expliqué pourquoi – après avoir accepté que le demandeur avait été pris pour cible par des inconnus dans son village en 2012 et 2016 – il serait à ce point « clairement invraisemblable » et en quoi cela « déborde[rait] le cadre de ce à quoi on [pourrait] logiquement s’attendre » que des inconnus accostent son père après qu’il a mentionné à ses voisins que le demandeur avait fui le pays en raison des attaques qu’il avait subies.

[31] En outre, comme le souligne le demandeur, c’est le fait que son père avait parlé de lui lors d’une réunion qui a déclenché les événements relatés par son père. Ces événements ne se sont pas produits soudainement et sans raison. Je note que le père ne prétendait pas que ces individus attendaient depuis deux ans et demi de pouvoir s’en prendre au demandeur. Compte tenu des expériences passées du demandeur, qui a été victime d’attaques aléatoires perpétrées par des Géorgiens inconnus dans son propre village, je pense qu’il ne s’agit pas d’un des « cas les plus évidents » que les événements allégués par son père n’ont pas pu avoir lieu.

[32] Étant donné que la SAR a rejeté la lettre de façon déraisonnable parce qu’elle n’était pas assermentée, qu’elle a fait fi du contenu réel de la lettre tout en la discréditant pour ce qu’elle ne disait pas, et qu’elle a tiré une conclusion d’invraisemblance sans qu’il s’agisse d’un des « cas les plus évidents », je conclus que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre la nouvelle preuve.

B. La SAR a omis d’examiner le profil particulier du demandeur

[33] Bien que l’erreur mentionnée ci-dessus de la SAR ait été suffisante pour justifier un contrôle par la Cour, je souhaite donner mon avis sur la façon dont la SAR a traité le profil particulier du demandeur, afin de fournir des indications à la SAR lorsque l’affaire sera examinée de nouveau par un tribunal différemment constitué.

[34] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en évaluant son profil ethnique séparément de son profil politique. Ce faisant, la SAR a fait fi d’une question centrale dans ses observations présentées en appel, à savoir que son risque découle de la combinaison de son soutien politique (ou du soutien politique perçu) et de son origine ethnique. À ce titre, le demandeur fait valoir que les motifs de la SAR ne répondaient pas aux exigences de l’arrêt Vavilov, aux para 127-128.

[35] Selon le demandeur, son profil combiné est plus que la somme de ses parties. Il souligne que si la SAR a fait référence à un document indiquant que les Ossètes qui adoptent un profil bas ne courent aucun risque, cela ne correspond pas à son profil. Son profil est plutôt celui d’un Ossète qui était engagé dans l’UNM. Bien que la SAR ait conclu que ni le profil politique ni le profil ethnique ne constituaient à eux seuls un risque, le demandeur fait valoir que la SAR était tenue d’évaluer leur effet combiné. Il renvoie à la décision Djubok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 497 [Djubok] aux para 18-19, dans laquelle « les divers aspects du profil de risque [de la demanderesse] semblent avoir été abordés isolément » par la SPR, et dans laquelle la juge Mactavish a conclu que l’omission d’examiner le risque de façon intersectionnelle était une erreur.

[36] Selon le défendeur, la décision Djubok se distingue parce que la demanderesse dans cette affaire était une femme rom qui avait subi des violences familiales, et donc elle possédait des profils qui soulevaient des risques distincts de discrimination et de persécution. De plus, le défendeur note que le membre dans cette affaire avait accepté des éléments de preuve documentaire établissant un risque fondé sur l’origine ethnique. Plus précisément, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait préparé une Réponse à la demande d’information (RDI) traitant de la vulnérabilité unique des femmes roms victimes de violence familiale : Djubok, aux para 20-21.

[37] Le défendeur fait valoir que la SAR n’était pas tenue d’évaluer le risque cumulatif parce que les éléments de preuve manquaient sur les motifs individuels d’origine ethnique et de profil politique. Le défendeur souligne les conclusions de la SAR selon lesquelles il n’y a aucune preuve que d’anciens partisans de l’UNM ont été pris pour cible ni aucune preuve que le demandeur continuerait à soutenir le parti UNM s’il retournait en Géorgie. En outre, le défendeur invoque la conclusion de la SAR selon laquelle des exactions politiques ont été commises lors des élections de 2012 et 2016, alors que le demandeur était un partisan actif de l’UNM. En ce qui concerne l’origine ethnique du demandeur, selon le défendeur, la SAR a raisonnablement conclu que la preuve documentaire n’étayait pas un risque généralisé de persécution pour les Ossètes en Géorgie.

[38] Selon le défendeur, si la preuve avait montré que les anciens partisans de l’UNM ou les Ossètes en général étaient victimes de discrimination en Géorgie, l’argument du demandeur aurait été fondé. À ce titre, le défendeur fait valoir qu’il serait incongru d’infirmer la décision de la SAR sur ce point alors qu’aucun des profils du demandeur ne comporte de possibilité de discrimination ou de persécution.

[39] Enfin, le défendeur invoque la déclaration du juge en chef Crampton selon laquelle « [l]a Commission n’est toutefois pas tenue de traiter expressément dans chaque affaire, peu important le dossier de preuve, de chacun des cinq motifs possibles énoncés à l’article 96, et de tous les “groupes sociaux” théoriquement pertinents »: Casteneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1012 au para 19.

[40] Malgré l’habileté de l’avocat, je rejette les arguments du défendeur.

[41] Je note, comme point de départ, que le double profil du demandeur en tant que victime de la violence ethnopolitique était un élément central de l’exposé circonstancié de son formulaire FDA. Dans le premier paragraphe de son récit, le demandeur a déclaré :

[traduction]

J’ai dû fuir la Géorgie parce que j’étais persécuté en raison de mon appartenance ethnique ossète. J’ai également connu des ennuis à cause de mon soutien au parti United National Movement (UNM).

[42] Tout au long du récit, le demandeur a raconté les agressions et les insultes dont il a fait l’objet en Géorgie. Plus précisément, lorsqu’il a décrit les attaques dont il a fait l’objet alors qu’il faisait campagne pour l’UNM, le demandeur a rappelé avoir été menacé par des Géorgiens qui ont déclaré : [traduction] « La politique géorgienne n’est pas l’affaire des Ossètes », et « Les Ossètes n’ont pas leur place dans la politique géorgienne. »

[43] En outre, je note que l’avocate du demandeur a présenté des observations détaillées à la SPR sur la nature croisée de l’identité ethnique et de l’engagement politique du demandeur.

[44] Dans la décision de la SPR, le commissaire a rejeté la demande d’asile parce que le demandeur n’a pas nommé d’agent de persécution particulier, en déclarant que les réponses du demandeur [traduction] « n’étayent pas la crainte du demandeur quant à un préjudice potentiel futur en raison de ses opinions politiques ou de son origine ethnique [non souligné dans l’original]. La SPR n’a pas examiné l’effet cumulatif du profil combiné du demandeur.

[45] En appel, l’avocate du demandeur a souligné l’erreur de la SPR, qui a [traduction] « évalué les profils ethniques et politiques du demandeur de façon isolée, alors qu’elle était obligée d’évaluer leur combinaison et de déterminer si cela le mettait en danger », en renvoyant à la décision Djubok.

[46] Pourtant, dans la décision, la SAR a analysé les profils ethnique et politique du demandeur séparément, de la même manière qu’elle a traité les documents relatifs aux conditions du pays en ce qui concerne chaque profil, sans examiner une seule fois l’effet combiné des deux. Ce faisant, la SAR ne s’est pas penchée sur le principal argument du demandeur en appel.

[47] Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov :

[127] Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties.

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise [...]

[48] En l’espèce, l’allégation croisée du demandeur fondée sur son origine ethnique et son profil politique était une question et une préoccupation centrales, tant dans son formulaire FDA qu’en appel. Le fait que la SAR n’a pas réussi à « s’attaquer de façon significative » à cette question centrale remet en question le fait qu’elle ait été alerte et sensible à la question qui lui était soumise.

[49] De plus, contrairement à l’argument du défendeur, il y avait plusieurs éléments de preuve fondés à la fois sur le récit du demandeur et sur certains éléments de preuve objective, comme la SAR l’a reconnu, pour corroborer l’allégation de discrimination ethnique du demandeur. En outre, si la SAR n’a pas considéré le demandeur comme un membre de l’UNM et a donc rejeté sa demande à cet égard, il existe des éléments de preuve documentaire plus récents qui n’ont pas été examinés par la SAR et qui démontrent une augmentation de la violence politique en Géorgie : le rapport 2019 du Département d’État des États-Unis sur la Géorgie.

[50] Bien qu’il soit possible que, examinés séparément, les éléments de preuve de discrimination ethnique et de violence politique ne soient pas suffisants pour fonder la demande du demandeur, la SAR était obligée d’examiner si les éléments de preuve de discrimination, examinés parallèlement au profil politique du demandeur, et vice versa, peuvent constituer une persécution.

[51] Comme l’a expliqué la juge Mactavish dans la décision Djubok :

[18] La difficulté que pose l’appréciation de la Commission tient à ce que les divers aspects du profil de risque de Mme Djubok semblent avoir été abordés isolément par la Commission, qui n’a jamais examiné comment, le cas échéant, les divers facteurs de risque se recoupaient ou se combinaient d’une manière qui pouvait influer sur le niveau de risque de Mme Djubok. La Commission a examiné le risque auquel Mme Djubok était exposée en tant que Rom et le risque auquel elle était exposée en tant que victime de violence familiale, mais n’a jamais vraiment pris en considération ni apprécié le risque auquel Mme Djubok était exposée en Hongrie en tant que femme rom victime de violence familiale grave.

[19] Bien qu’elle ait accepté et retenu l’argument de l’avocat selon lequel les facteurs de risque devaient être examinés cumulativement en l’espèce, la Commission n’a pas vraiment procédé de cette façon. Le défaut d’aborder l’intersectionnalité des facteurs de risque de Mme Djubok constitue une erreur : voir Gorzsas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 458, au paragraphe 36, 346 F.T.R. 169.

[52] Le profil croisé de la demanderesse dans la décision Djubok pourrait être différent de celui du demandeur, mais l’enseignement de cette affaire reste pertinent. En l’espèce, la SAR n’a même pas reconnu, et encore moins examiné, l’argument de l’avocate selon lequel le cas du demandeur devrait être examiné de manière cumulative, commettant ainsi une erreur susceptible de révision.

[53] Pour ces motifs, la décision doit être annulée.

IV. Conclusion

[54] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[55] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5088-20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour être réexaminée par un autre commissaire de la SAR.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5088-20

 

INTITULÉ :

GIORGI KUNDUKHASHVILI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 juillet 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Adam Bercovitch Sadinsky

 

Pour le demandeur

 

Idorenyin Udoh-Orok

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Adam Bercovitch Sadinsky

Silcoff Shacter

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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