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Date : 20220728


Dossier : T-1558-20

Référence : 2022 CF 1132

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2022

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

MARK GOLDHAGEN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 15 octobre par laquelle la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale (le TSS) a refusé d’autoriser l’appel d’une décision de la division générale. La décision de la division générale est datée du 24 janvier 2021 et contient un corrigendum daté du 5 avril 2019 qui a été intégré au texte principal de la décision originale. Ce corrigendum indiquait qu’aux fins de la pension d’invalidité, la date de début de l’invalidité était en avril 2014 plutôt qu’en septembre 2011, mais aucun avis n’a été donné au demandeur au sujet du corrigendum et il n’a pas eu l’occasion de répondre.

II. Le contexte

[2] Je ne résumerai pas tous les faits personnels qui ont mené à la présente instance, puisqu’ils ont été jugés sur un point de droit; je n’énoncerai que les faits qui sont au cœur de ma décision.

[3] En juin 2016, le demandeur a présenté une demande de pension d’invalidité au titre du Régime de pensions du Canada (le RPC). Sa demande a été rejetée en décembre 2016. Elle a fait l’objet d’une révision par la division générale le 22 janvier 2019. Dans cette décision de révision, le tribunal a accordé la pension d’invalidité, jugé que le demandeur satisfaisait au critère relatif à l’invalidité en septembre 2011 et conclu que la pension d’invalidité était payable à partir de juillet 2015 (11 moins avant la date de la demande).

[4] Ensuite, sans fournir d’avis au demandeur ni lui donner la possibilité de répondre (ce qui a été confirmé par le défendeur), la division générale a publié un corrigendum le 5 avril 2019. Celui-ci modifiait la date de début de l’invalidité du demandeur, la faisant passer de septembre 2011 à avril 2014.

[5] Le demandeur a présenté une demande d’autorisation d’interjeter appel de la décision, cherchant à rétablir la date de début de son invalidité à septembre 2011. Le 15 octobre 2020, la division d’appel du TSS a refusé d’accorder l’autorisation au demandeur, car l’appel n’avait aucune chance raisonnable de succès. La décision de la division d’appel fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

III. La question en litige

[6] La question en litige dans le présent contrôle judiciaire est de savoir s’il était raisonnable pour la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale de refuser d’accorder l’autorisation d’interjeter appel de la décision de la division générale.

IV. La norme de contrôle applicable

[7] Il est bien établi en droit que la norme applicable au contrôle d’une décision de la division d’appel du TSS est celle de la décision raisonnable (voir Balkanyi v Canada (Attorney General), 2021 FCA 164).

[8] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit d’abord appliquer le principe de la retenue judiciaire et témoigner d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 13). Ce faisant, elle ne se livre pas à une analyse de novo et ne cherche pas à trancher elle-même la question en litige (Vavilov, au para 83). Elle se penche plutôt sur les motifs du décideur administratif et apprécie, d’après le raisonnement suivi et le résultat obtenu, le caractère raisonnable de la décision rendue au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle (Vavilov, aux para 81, 83, 87, 99). Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible pour la personne visée, témoigne d’« une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » lorsqu’elle est lue dans son ensemble et prend en compte le contexte administratif, le dossier dont disposait le décideur et les observations des parties (Vavilov, aux para 81, 85, 91, 94-96, 99, 127-128).

V. Analyse

[9] Il est évident que la division d’appel n’est pas un forum où les parties peuvent débattre à nouveau des questions tranchées par la division générale. Son rôle est de décider s’il y a lieu d’accorder une autorisation d’interjeter appel, puis d’intervenir uniquement si la division générale a commis les types d’erreurs énoncées au paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 [la LMEDS], soit les suivants : la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence; elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier; elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

[10] Comme le juge Roy l’a écrit au paragraphe 14 de la décision Canada (Procureur général) c Theriault, 2017 CF 405, « [i]l faut donc que [la partie] qui veut en appeler se réclame de l’un des trois motifs d’appel et qu’il y ait démonstration pour la division d’appel qu’il n’y a pas lieu de rejeter la permission parce que l’appel n’a aucune chance raisonnable de succès. On peut voir que le paragraphe 58(2) constitue une soupape afin d’éviter que, à cause de la présence d’un moyen d’appel, l’on doive entendre cet appel bien qu’il n’ait aucune chance raisonnable de succès. Mais le refus de permettre l’appel malgré la présence d’un moyen d’appel ne sera permis qu’en cas d’absence de chance de succès. Dès qu’une chance raisonnable de succès existe, il n’y aura pas lieu de refuser d’entendre l’appel. » La division d’appel a examiné les deux moyens d’appel possibles.

[11] Premièrement, elle s’est demandé si la division générale avait commis une erreur en ne vérifiant pas si le demandeur était invalide en décembre 2003, refusant ainsi d’exercer sa compétence comme le prévoit l’alinéa 58(1)a). Elle a conclu que ce n’était pas le cas, car la division générale a examiné si le demandeur satisfaisait au critère relatif à l’invalidité avant cette période, mais est parvenue à la conclusion que non. Elle a également souligné qu’aucun des éléments de preuve présentés ne permettait de penser que l’invalidité avait commencé en décembre 2003. Le demandeur n’a présenté aucun argument convaincant à ce sujet, et je juge que la conclusion de la division d’appel est raisonnable.

[12] Deuxièmement, elle s’est demandé si la division générale avait commis une erreur de fait en changeant la date d’invalidité, la faisant passer de septembre 2011 (date établie dans la décision de révision publiée le 22 janvier 2019) à avril 2014 (par un corrigendum daté du 5 avril 2019). La division d’appel a souligné qu’il était possible de soutenir qu’il s’agit d’une erreur de fait, puisque tous les éléments de preuve pointaient vers septembre 2011 et non avril 2014. Pourtant, elle a conclu que l’appel était voué à l’échec. Elle est parvenue à cette conclusion sur le fondement que le « succès » est défini par l’obtention, par le demandeur, de la réparation qu’il demandait – recevoir une pension d’invalidité rétroactive à septembre 2011. Puisqu’en 2011, le demandeur ne satisfaisait pas aux exigences établies à l’article 44 du Régime de pensions du Canada, LRC (1985), c C-8, pour toucher une pension d’invalidité, il ne pouvait pas en recevoir pour cette période et son appel était donc voué à l’échec.

A. Corrigendum

[13] Je me concentrerai sur la deuxième question dont était saisie la division d’appel : le corrigendum.

[14] La division d’appel a conclu que la décision comprenant le corrigendum ne comportait aucune erreur et elle a refusé d’accorder l’autorisation d’interjeter appel.

[15] Dans ses observations, le défendeur a abordé le caractère raisonnable de la décision rendue dans le corrigendum. Il a souligné qu’un corrigendum est habituellement utilisé pour corriger des erreurs mineures, comme une date qui semble erronée ou une faute d’orthographe, ou lorsque les rédacteurs ont commis une erreur dans l’expression de leur intention manifeste. Il a soutenu que son pouvoir d’utiliser un corrigendum provient d’une [traduction] « règle de droit permettant de corriger des lacunes ».

[16] Le corrigendum est aussi connu sous le nom de « règle de l’erreur mineure » (Dhillon v Jaffer, 2016 BCCA 119), et est utilisé pour corriger des erreurs d’écriture, des lapsus, des omissions ou des ambiguïtés (Ministre de l’Emploi et du Développement social c R. N., 2016 CanLII 58998 (TSS) [R. N.] au para 16). Au‑delà de cela, il est manifestement inapproprié d’y avoir recours (R. N., précitée). Lorsqu’il applique cette règle, le TSS doit suivre l’orientation donnée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chandler c Alberta Association of Architects, 1989 CanLII 41 (CSC), [1989] 2 RCS 848, soit que lorsqu’un juge ou un arbitre a statué définitivement sur une question, il ne peut revenir sur sa décision, à moins qu’un lapsus ait été commis en la rédigeant ou qu’il y ait eu une erreur dans l’expression de l’intention manifeste du tribunal.

[17] Un corrigendum vise à corriger une erreur ou une faute d’orthographe. La Cour a elle-même une règle selon laquelle elle peut corriger les fautes de transcription, les erreurs et les omissions (art 397(2) des Règles des Cours fédérales). La jurisprudence établit clairement que le corrigendum n’a pas pour but de rendre une nouvelle décision ou de modifier un raisonnement. Faire autre chose que corriger des fautes d’orthographe ou de petites erreurs d’inattention serait une erreur de droit, étant donné qu’une décision a été rendue.

[18] Afin d’examiner cette question plus en détail, nous devons examiner avec attention les faits particuliers du corrigendum. Je ne suis pas d’accord pour dire que le corrigendum visait à [traduction] « corriger une erreur », car à mon avis, la décision comprenant le corrigendum était une nouvelle décision et bien plus qu’une correction d’une faute d’orthographe, d’une erreur mineure ou de la syntaxe. Intégrer un changement important comme celui-ci au moyen d’un corrigendum – même si ce changement ne modifiait pas, selon la division générale, la date à partir de laquelle la pension d’invalidité était payable au demandeur – constitue une erreur de droit. Il ne s’agit pas d’une erreur d’écriture ou d’une autre sorte d’erreur qui devait être corrigée par un corrigendum. Il en serait autrement si, par exemple, on avait modifié « 2211 » par « 2011 » (le chiffre 2 ayant été accidentellement tapé à la place d’un 0). Cela constituerait alors une correction d’une erreur d’écriture, ce qui est pratique courante et ne modifierait pas le fond de la décision. En l’espèce, en modifiant la date et en la faisant passer de septembre 2011 (l’année à laquelle se rapportaient les observations, comme il a été mentionné) à avril 2014, la division générale a apporté un changement à une partie importante de la décision et cela a eu une incidence sur la rémunération du demandeur. Ce corrigendum constituait une nouvelle décision, qui était appuyée par une conclusion très différente.

[19] À première vue, et compte tenu des exigences complexes du RPP en matière d’admissibilité et de cotisation, l’affaire est très compliquée. Pourtant, sur un certain plan, elle est plutôt simple. La division générale est parvenue à une conclusion sur le fond de l’affaire, a rendu une décision, puis a révisé cette décision sur le fond au moyen d’un corrigendum quelques mois plus tard. Cela s’est fait sans qu’un avis soit donné au demandeur et sans qu’on lui offre la possibilité de présenter d’autres renseignements. Il y a eu une audience, puis une décision, et des mois plus tard, le TSS a simplement modifié sa décision. Cette façon de faire est inconcevable et contraire à la manière dont les instances d’un tribunal devraient se dérouler.

[20] Comme l’a souligné la division d’appel, cette modification est une erreur de fait. Tous les éléments de preuve dont disposait la division générale montraient que le demandeur était dans l’incapacité de travailler à compter de septembre 2011, et cela est souligné tout au long de la décision de la division générale. Modifier une conclusion de fait – la date d’invalidité – sans tenir compte des éléments de preuve constitue une erreur de fait. Il s’agit de l’un des moyens d’appel relevés par la division d’appel.

[21] La division d’appel a elle-même examiné des faits similaires dans l’affaire VN c Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2020 TSS 894 (CanLII), et a déclaré ce qui suit :

[25] Je ne peux pas modifier la date de l’invalidité au moyen d’un corrigendum. À mon avis, le corrigendum est un moyen de corriger le genre d’erreurs mineures que la Cour suprême qualifiait de « lapsus » ou d’erreur dans l’expression d’une intention claire ou évidente.

[26] La requérante utilise un langage qui suggère que la date d’invalidité que j’ai déterminée correspond peut-être au type de lapsus qui nécessite simplement une correction. Cependant, la date d’invalidité faisait partie de ma décision initiale et j’ai fourni les motifs pour lesquels j’ai déterminé cette date précise. Il ne saurait s’agir d’une erreur mineure comme l’orthographe du nom d’une personne. Ce n’était pas une erreur de rédaction ou un exemple d’erreur dans l’expression de mon intention claire ou évidente. La directive du président mentionne bien la notion de correction d’une date. Toutefois, dans ce cas, il ne s’agit pas d’une date que j’aurais écrite incorrectement par erreur. J’ai communiqué la date que j’avais l’intention de communiquer.

[22] À mon avis, ce qui rend la décision déraisonnable est le recours, par la division générale, à un corrigendum, et la décision de la division d’appel de refuser d’accorder l’autorisation d’interjeter appel. Je suis consciente du fait que la division d’appel a conclu que l’appel n’avait aucune chance de succès parce que le demandeur ne pourrait pas obtenir la réparation qu’il sollicitait par son appel, mais selon moi, ce n’est pas nécessairement le cas. Il y a une certaine possibilité de succès. Cette erreur est tellement flagrante que l’affaire doit être renvoyée. L’idée d’utiliser un corrigendum pour modifier le fond d’une décision est une erreur de droit.

[23] La division d’appel avait raison de dire que des questions complexes concernant l’admissibilité du demandeur à une pension d’invalidité au titre du RPP doivent être tranchées et que cela pourrait nuire aux chances de succès de l’appel. Par contre, je suis d’avis que des erreurs rendent la situation tellement nébuleuse pour l’instant qu’il est impossible de discerner les faits sous-jacents de manière à voir le portrait global. J’espère qu’à un moment donné, l’affaire sera instruite sur le fond et que les parties pourront présenter leur dossier complet. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une directive et ce souhait n’est en aucun cas contraignant pour les parties.

[24] En l’espèce, l’erreur de droit est évidente, ce qui constitue un moyen d’appel devant la division d’appel comme le prévoit l’alinéa 58(1)b) de la LMEDS. Le fait que la division d’appel en ait conclu autrement rend la décision déraisonnable.

[25] J’accueillerai la présente demande.

[26] Aucune des parties n’a sollicité de dépens et aucuns ne seront adjugés.

[27] L’intitulé sera modifié de façon à ce que le défendeur soit le procureur général du Canada.


JUGEMENT dans le dossier T-1558-20

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé est modifié afin de remplacer le Tribunal de la sécurité sociale du Canada par le procureur général du Canada;

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1558-20

 

INTITULÉ :

MARK GOLDHAGEN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JUILLET 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Mark Goldhagen

 

Pour son propre compte

 

Sandra Doucette

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Le procureur général du Canada

Gatineau (Québec)

Pour le défendeur

 

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