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Date : 20220725


Dossier : IMM-234-21

Référence : 2022 CF 1099

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ABDULLAH ABDULKARIM A ALZAHER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] L’agent qui a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, présentée depuis le Canada, a tenu compte de son degré d’établissement et de ses difficultés.

[2] Dans son appréciation du degré d’établissement, l’agent a accordé [traduction] « un peu de poids » aux compétences en anglais et aux études du demandeur, [traduction] « un certain poids favorable » à ses relations au Canada, [traduction] « un peu de poids » à ses antécédents professionnels, [traduction] « un peu de poids favorable » à ses économies, et [traduction] « un poids défavorable important à son degré d’établissement » pour le fait que le demandeur avait un [traduction] « mépris des règles et des règlements du Canada en matière d’immigration » [non souligné dans l’original]. L’agent a conclu que [traduction] « [l]e demandeur n’a[vait] pas présenté un degré d’établissement suffisamment important pour compenser les aspects défavorables associés à [cette] demande ».

[3] Lorsqu’il a apprécié les difficultés, l’agent a accepté le fait que le demandeur [traduction] « p[ouvait] faire face à de petites difficultés s’il retourn[ait] en Arabie saoudite » [non souligné dans l’original]. L’agent a tiré les conclusions suivantes :

[traduction]
les conditions dans le pays de retour ne présentent pas de difficulté exceptionnelle, étant donné :

• le niveau d’études du demandeur et sa capacité de subvenir à ses besoins en étant sans statut;

• la présence importante de membres de la famille en Arabie saoudite.

[4] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’agent a pour tâche de déterminer le poids approprié à accorder aux facteurs pertinents. Ce n’est pas le rôle de la Cour de procéder à un nouvel examen du poids accordé par l’agent aux facteurs pertinents (voir Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 au para 11; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1 [Suresh] au para 37).

[5] Toutefois, cela ne veut pas dire qu’un agent a carte blanche pour attribuer le poids qu’il désire. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada au paragraphe 37 de l’arrêt Suresh, « [i]l incomb[e] à personne d’autre que [l’agent] d’accorder l’importance voulue aux facteurs pertinents ». [Non souligné dans l’original.] Au paragraphe 39, la Cour suprême du Canada a affirmé que « [l]e tribunal ne peut soupeser à nouveau les facteurs pris en compte par le ministre, mais il peut intervenir si la décision n’est pas étayée par la preuve ou si elle n’a pas été prise en tenant compte des facteurs pertinents ». À cet égard, la Cour suprême du Canada a fourni des instructions aux cours de révision au paragraphe 99 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 :

La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci.

[Non souligné dans l’original, renvois omis.]

[6] En l’espèce, je conclus que la décision de l’agent, à la fois sur le degré d’établissement et sur les difficultés, n’était pas justifiée au regard des faits dont il disposait et des contraintes juridiques imposées par la jurisprudence de la Cour.

Le degré d’établissement

[7] Le seul facteur défavorable apprécié par l’agent était le fait que le demandeur avait un « mépris des règles et des règlements du Canada en matière d’immigration ». Selon la description de l’agent, ce mépris s’était reflété par le fait que le demandeur [traduction] « n’a[vait] pas quitté le Canada après l’expiration de son visa, et [était] resté au Canada pendant environ six mois sans statut ».

[8] Quels sont les faits?

[9] Le demandeur était arrivé au Canada le 23 août 2011, muni d’un visa de résident temporaire. Après avoir obtenu un permis d’études en 2014, il avait décroché un diplôme de l’Université du Cap-Breton. Le demandeur avait ensuite reçu un permis de travail et travaillé comme directeur adjoint chez Topper’s Pizza. Ce permis de travail devait expirer en mai 2019. Le demandeur avait demandé une prorogation, qui avait été rejetée le 23 juillet 2019. Par conséquent, il avait perdu son statut au Canada et cessé de travailler. Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 4 novembre 2019. Il avait par la suite présenté une demande pour un autre permis de travail, demande qui avait été rejetée.

[10] Le demandeur n’avait été sans statut que pendant trois mois et demi. Le paragraphe 183(5) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, permet de prolonger la période de séjour des résidents temporaires qui en font la demande. L’alinéa 186(u) permet à un résident temporaire muni d’un permis de travail de continuer à travailler pendant le traitement de sa demande de prolongation. Par conséquent, le demandeur a perdu son statut juridique au Canada lorsque sa demande de prolongation de son permis de travail a été rejetée. Cela est confirmé par la lettre rejetant sa demande de prolongation, qui déclarait que [traduction] « [son] statut de résident temporaire expir[ait] le 23 juillet 2019 ».

[11] Voici les faits : le demandeur a pleinement respecté les lois canadiennes en matière d’immigration pendant 95 mois (du 23 août 2011 au 23 juillet 2019), et avait été sans statut pendant trois mois et demi avant de présenter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (du 23 juillet 2019 au 4 novembre 2019). Le demandeur avait cessé de travailler à l’expiration de son permis de travail, comme l’exigeait la loi. Sa violation mineure avait fait en sorte que l’agent avait attribué un [traduction] « poids défavorable important à son degré d’établissement ».

[12] La Cour a statué que le fait d’accorder un poids défavorable important à des violations relativement mineures aux lois canadiennes en matière d’immigration peut rendre une décision déraisonnable (voir, p. ex., Baeza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 362 et Trach c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 282; les deux affaires portaient sur des demandeurs qui avaient travaillé au Canada pendant de brèves périodes sans permis de travail).

[13] Le demandeur aurait pu présenter une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avant l’expiration de son permis de travail, mais il était raisonnable qu’il s’attende à ce que son permis soit renouvelé ou qu’il espère qu’il le soit, auquel cas une telle demande aurait été inutile. La Cour note que le demandeur semble avoir agi promptement et sans délai afin de recueillir les renseignements requis pour la demande. Celle-ci semble avoir été présentée le plus rapidement possible dans les circonstances.

[14] Par conséquent, je juge que l’analyse par l’agent du degré d’établissement et, en particulier, le poids défavorable important accordé à la violation mineure du statut sont injustifiés et déraisonnables.

Les difficultés

[15] Le demandeur a soutenu, dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qu’il ferait face à des difficultés s’il retournait en Arabie saoudite parce qu’il est musulman chiite. Lorsqu’il a présenté ses observations écrites, le demandeur a inclus deux rapports sur les conditions dans le pays : un d’Amnistie Internationale et un de Freedom House.

[16] L’agent n’a mentionné que le rapport d’Amnistie internationale (qu’il a décrit à tort comme provenant de Human Rights Watch). Il a déclaré que ce rapport portait sur les problèmes auxquels font face les musulmans chiites de [traduction] « manière générale et ne fourni[ssait] que peu de détails précis ». Je suis d’accord. Toutefois, l’autre rapport de Freedom House fournissait les détails que l’agent recherchait. Celui-ci n’a pas mentionné ce rapport dans sa décision.

[17] L’agent a abordé la nature générale des renseignements fournis de la manière suivante :

[traduction]
Les documents fournis ne corroborent pas l’affirmation du demandeur selon laquelle les gens de la ville d’Al-Awamia subissent de la discrimination en matière d’emploi ni sa déclaration selon laquelle il ne serait pas en mesure de participer à sa communauté en Arabie saoudite ou de s’habiller de la même façon qu’il le fait ici au Canada. J’accepte le fait que le demandeur ferait face à de la discrimination s’il retournait en Arabie saoudite, mais je ne peux accorder que peu de poids à cette discrimination comme étant un facteur de difficulté compte tenu du manque de renseignements fournis par le demandeur.

[18] Cette analyse est déraisonnable lorsqu’elle est comparée aux renseignements précis suivants fournis dans les documents, tels qu’ils sont résumés par le demandeur dans son mémoire :

[traduction]

a. La police religieuse applique des règles régissant la ségrégation des sexes et la tenue personnelle.

b. Les autorités ont sévèrement restreint les droits aux libertés d’expression, d’association et de réunion.

c. La discrimination contre la minorité chiite est restée bien ancrée.

d. [Les autorités] ont harcelé, arrêté et poursuivi des critiques du gouvernement, des universitaires, des dignitaires religieux, des membres de la minorité chiite, et des défenseurs des droits de la personne […].

e. Les musulmans chiites ont continué à être victimes de discrimination en raison de leur foi, ce qui a limité leur droit d’exprimer leurs croyances religieuses et d’accéder à la justice, ainsi que leur droit de travailler dans un certain nombre de professions du secteur public et d’accéder aux services de l’État.

f. La monarchie absolue de l’Arabie saoudite restreint presque l’ensemble des droits politiques et des libertés civiles.

g. Les minorités religieuses et les femmes font face à une discrimination considérable en droit et en pratique.

h. Le gouvernement a longtemps cherché à réprimer les identités religieuse et culturelle chiites […].

i. La discrimination systémique contre la communauté chiite.

j. La note est passée de 0 à -1 en raison de la destruction physique d’un quartier chiite dans le cadre d’un effort gouvernemental plus large visant à réprimer la dissidence et l’agitation au sein de la minorité chiite marginalisée.

k. Les chiites, qui représentent de 10 à 15 p. 100 de la population, font face à des désavantages socioéconomiques, à une discrimination en matière d’emploi et à une sous-représentation dans les postes gouvernementaux et les forces de sécurité.

l. La police religieuse applique des règles régissant la ségrégation des sexes et la tenue personnelle.

[19] Enfin, l’agent a déclaré que [traduction] « [l]e demandeur a[vait] également fourni peu de renseignements sur la discrimination dont il a été victime en Arabie saoudite, ou sur celle subie par des membres de sa famille qui s’y trouvent », et qu’il n’a pas expliqué en quoi cela était pertinent à la lumière des documents sur les conditions dans le pays décrivant la discrimination généralisée à l’encontre de personnes comme le demandeur.

[20] Pour ces raisons, la décision faisant l’objet du contrôle manque de justification et est déraisonnable.

[21] Aucune question à certifier n’a été proposée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-234-21

LA COUR STATUE que l’intitulé est modifié, avec effet immédiat, afin de désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur, que la présente demande est accueillie, que la décision faisant l’objet du contrôle est annulée, que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision, et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-234-21

 

INTITULÉ :

ABDULLAH ABDULKARIM A ALZAHER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 avril 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Zinn

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Daniel Radin

 

Pour le demandeur

 

Brendan Stock

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daniel Radin

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 

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