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Date : 20220720


Dossier : T-6-22

Référence : 2022 CF 1076

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

KRISTOFFER TABORI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision par laquelle un délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada [le délégué du ministre] a rejeté la demande de citoyenneté présentée par Kristoffer Tabori [le demandeur] au titre du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c 29 [la Loi].

[2] Le demandeur est acteur et réalisateur de films. Il est citoyen des États-Unis et a, depuis février 2002, le statut de résident permanent au Canada. Le demandeur a présenté une demande de citoyenneté canadienne le 15 novembre 2017. Dans une décision datée du 20 août 2019, un juge de la citoyenneté a rejeté la demande de citoyenneté du demandeur parce qu’il ne satisfaisait pas à l’exigence relative à la présence effective prévue au sous-alinéa 5(1)c)(i) de la Loi.

[3] Le 4 mars 2020, le demandeur a présenté une demande au titre du paragraphe 5(4) de la Loi, qui confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à une personne afin de remédier à une situation d’apatridie ou à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada :

5 (4) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation d’apatridie ou à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada.

[4] Dans une décision datée du 4 mars 2021, le délégué du ministre a rejeté sa demande présentée au titre du paragraphe 5(4). C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[5] Le délégué du ministre a examiné le contexte factuel de la demande et a pris acte des observations du demandeur selon lesquelles la citoyenneté canadienne devrait lui être attribuée, de façon discrétionnaire, afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse et de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada.

[6] En ce qui concerne la situation particulière et inhabituelle de détresse, le délégué du ministre a déclaré que l’analyse était tributaire des faits et du contexte de chaque affaire et que, bien que l’expression « situation particulière et inhabituelle de détresse » n’ait pas été définie dans le contexte de la citoyenneté, de façon générale, les lignes directrices dans le contexte de l’immigration la définissent comme des difficultés qui ne sont pas envisagées par la Loi ou son règlement et qui sont le résultat de circonstances indépendantes de la volonté du demandeur. Bien que le délégué du ministre ait reconnu que cette définition ne se voulait pas exhaustive ni restrictive, il n’était pas d’accord avec le demandeur pour dire que son incapacité à satisfaire à l’exigence relative à la présence effective en vue de l’obtention de la citoyenneté constituait une situation particulière et inhabituelle de détresse.

[7] Le délégué du ministre a pris note de l’argument du demandeur selon lequel, si sa demande était refusée, il serait extrêmement difficile, voire impossible, pour lui de demeurer au Canada, mais il a indiqué que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi c’était le cas. Le délégué du ministre a jugé que le demandeur n’avait pas démontré qu’il risquait de perdre son statut de résident permanent, et que l’obligation d’être effectivement présent au Canada pour 730 jours pendant une période quinquennale n’était pas sévère ou contraignante au point qu’il soit nécessaire d’attribuer la citoyenneté au demandeur pour qu’il cesse d’y être assujetti.

[8] Le délégué du ministre a pris acte de l’argument du demandeur selon lequel il devrait obtenir la citoyenneté parce qu’il risquait de perdre son statut de résident permanent s’il devait rester à l’extérieur du Canada pour respecter ses obligations familiales, mais il a conclu que l’exigence de résidence était suffisamment souple pour tenir compte d’une telle situation. De plus, bien que le demandeur ait soutenu qu’il devait se rendre aux Philippines pour être avec son épouse, car certaines restrictions l’empêchaient de voyager au Canada, ces restrictions n’ont pas été expliquées. En ce qui concerne l’argument du demandeur selon lequel il souhaitait obtenir la citoyenneté afin de parrainer son épouse pour qu’elle obtienne la résidence permanente au Canada, le délégué du ministre a fait remarquer que le demandeur pourrait probablement entamer ces démarches en tant que résident permanent. De plus, si l’intention du demandeur était d’abord de vivre aux États-Unis avec son épouse afin qu’elle puisse être admissible à la citoyenneté américaine, alors, c’est son choix et il n’est pas évident quelles difficultés le demandeur éprouverait en conséquence qui justifieraient l’octroi discrétionnaire de la citoyenneté canadienne. Le délégué du ministre a indiqué que les observations du demandeur manquaient de clarté et a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il devrait obtenir la citoyenneté pour remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse.

[9] En ce qui concerne les services exceptionnels rendus au Canada, le délégué du ministre a pris acte des observations du demandeur, qui affirme que la communauté cinématographique appuie son désir d’élire domicile au Canada, qu’il a consacré une grande partie de sa carrière dans l’industrie cinématographique à promouvoir le talent canadien et à soutenir l’économie canadienne en réalisant des films au Canada, dans le cadre de projets canadiens ou pour des entreprises établies au Canada, et qu’il a quatre projets en cours qu’il espère réaliser au Canada. Le délégué du ministre a conclu que les observations du demandeur manquaient de substance, car il n’avait pas fourni suffisamment de détails sur son travail au Canada, comme des documents ou des éléments de preuve à l’appui du budget des films sur lesquels il a travaillé. Le demandeur n’a pas non plus expliqué comment la réalisation de films et de séries [traduction] « dans le cadre de projets canadiens ou pour des entreprises de services canadiennes » constitue des services exceptionnels rendus au Canada. Il s’est plutôt fondé sur trois lettres d’appui rédigées par des amis de l’industrie cinématographique. Le délégué du ministre a pris note du contenu de ces lettres, mais il a déclaré qu’elles n’expliquaient pas en quoi le travail du demandeur constituait des services exceptionnels rendus au Canada qui justifieraient qu’il bénéficie d’une attribution spéciale de la citoyenneté.

[10] Même s’il a souligné que l’examen des liens avec le Canada n’était pas exigé dans le contexte de l’analyse fondée sur le paragraphe 5(4) de la Loi, le délégué du ministre a tout de même examiné les observations du demandeur à cet égard, y compris son choix d’élire domicile au Canada et le fait qu’il apporte du travail au Canada en tant que réalisateur de films canadien. Le délégué du ministre a conclu que ce n’était pas sur cette base que la citoyenneté devait être accordée, que le demandeur avait plus de liens avec d’autres pays et qu’il effectuait la majeure partie de son travail à l’étranger.

[11] Le délégué du ministre a conclu que le demandeur n’avait pas démontré de façon adéquate en quoi son travail en tant que réalisateur de films constituait des services exceptionnels rendus au Canada qui justifieraient qu’il se voie attribuer la citoyenneté canadienne.

La question en litige et la norme de contrôle applicable

[12] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision du délégué du ministre était raisonnable. Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à l’examen de la décision du délégué du ministre sur le fond (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25 [Vavilov]).

[13] Lorsqu’elle applique cette norme lors d’un contrôle judiciaire, la Cour « doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

Question préliminaire : l’admissibilité de l’affidavit supplémentaire souscrit par le demandeur le 26 mai 2022

[14] Le défendeur s’oppose à l’admissibilité de l’affidavit souscrit par le demandeur le 26 mai 2022. Il soutient que l’affidavit énonce des conclusions, des arguments et des questions autres que des questions de fait quant au bien-fondé de la décision faisant l’objet du contrôle et de la décision prise antérieurement par le juge de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(1) de la Loi, qui ne fait pas l’objet du présent contrôle judiciaire. Le défendeur soutient qu’il n’existe pas de circonstances exceptionnelles qui justifieraient l’admission de cet affidavit dont ne disposait pas le délégué du ministre lorsqu’il a pris la décision faisant l’objet du contrôle.

[15] Après examen de l’affidavit, je conclus que celui-ci est inadmissible. La jurisprudence établit clairement que, en règle générale, le dossier de preuve dont est saisie une cour chargée d’un contrôle judiciaire se limite au dossier de preuve dont était saisi le décideur. À quelques exceptions près, les éléments de preuve qui n’ont pas été soumis au décideur et qui ont trait au fond de l’affaire ne sont pas admissibles. Les exceptions reconnues à cette règle générale visent les affidavits qui contiennent des renseignements généraux qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions se rapportant au contrôle judiciaire, mais qui ne vont pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le décideur administratif; les affidavits qui portent à l’attention de la cour de révision des vices de procédure qui ne peuvent être décelés dans le dossier de preuve du décideur administratif, de sorte que la Cour peut s’acquitter de sa tâche d’examiner les questions d’équité procédurale; ou les affidavits qui font ressortir l’absence totale d’éléments de preuve dont disposait le décideur administratif lorsqu’il a tiré une conclusion donnée (Première Nation de Namgis c Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149 aux para 4, 7-10; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20; voir aussi Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 19-25; et Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 45).

[16] Dans l’affidavit en cause, le demandeur effectue essentiellement un examen du dossier certifié du tribunal et critique le calcul de sa présence effective au Canada effectué par le juge de la citoyenneté et divers autres fonctionnaires. Selon lui, le processus interne par lequel il a été déterminé qu’il lui manquait 38 jours pour respecter l’obligation de résidence était trop complexe et ne reposait pas sur une méthode simple. Le demandeur discute également, dans son affidavit, de la préparation de sa demande de citoyenneté initiale et de l’impression que le juge de la citoyenneté avait de lui.

[17] Toutefois, la décision du juge de la citoyenneté de rejeter la demande de citoyenneté du demandeur ne fait pas l’objet du présent contrôle judiciaire. Les commentaires du demandeur ne sont pas pertinents et sont inadmissibles.

[18] Lorsqu’il a comparu devant moi, le demandeur a soutenu que son affidavit devrait être admis parce qu’il y expliquait qu’avant son examen du dossier certifié du tribunal il ne savait pas que celui-ci contenait des renseignements sur le fait qu’il avait déjà demandé une carte de résident permanent ou qu’il n’avait pas encore présenté de demande pour renouveler sa carte actuelle. Étant donné que le demandeur n’a pas fait valoir que la décision était injuste sur le plan procédural – pour cette raison ou pour toute autre raison – et qu’il était au courant du statut de sa résidence permanente, je ne vois pas en quoi le fait que son affidavit contienne cette déclaration le rend admissible.

[19] L’affidavit contient également des éléments de preuve limités qui auraient trait au bien-fondé de la décision prise par le délégué du ministre, comme les défis que le demandeur aurait à relever pour satisfaire à l’exigence relative à la présence effective pour obtenir la citoyenneté. Ces éléments de preuve sont irrecevables.

[20] En bref, le demandeur n’affirme pas que l’affidavit est visé par l’une ou l’autre des exceptions à la règle selon laquelle les éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au décideur et qui touchent au fond de l’affaire sont inadmissibles. À mon avis, l’affidavit n’est visé par aucune de ces exceptions et n’est pas non plus très pertinent. Il est donc inadmissible.

Analyse

La position du demandeur

[21] Le demandeur invoque le paragraphe 51 de l’arrêt Ayaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 701 [Ayaz], à l’appui de la proposition selon laquelle, bien qu’il n’y ait pas de critère fermement établi pour déterminer ce qui constitue une « situation particulière et inhabituelle de détresse » aux termes du paragraphe 5(4) de la Loi, la Cour doit « se demander […] si les conséquences d’une application stricte de ces exigences, et donc le refus de la citoyenneté, imposeraient au demandeur ou à sa famille des difficultés allant au‑delà de l’octroi tardif de la citoyenneté elle‑même ».

[22] Le demandeur se reporte au site Web d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC], qui contient les instructions et les lignes directrices opérationnelles [les lignes directrices] relatives au paragraphe 5(4) de la Loi :

L’attribution de la citoyenneté en vertu de ce paragraphe n’a lieu que dans des cas très exceptionnels et chaque cas doit être évalué à la lumière des faits qui lui sont propres. Il est important que les demandeurs comprennent ce que signifie l’attribution de la citoyenneté en vertu de cette disposition et qu’elle ne serve pas à contourner le processus normal d’octroi de la citoyenneté.

[23] Le demandeur soutient que cette « politique » n’est pas autorisée par la loi, qu’elle ne découle pas raisonnablement de la loi et qu’elle restreint indûment l’exercice légal du pouvoir discrétionnaire. En outre, selon lui, les lignes directrices ne fournissent pas suffisamment d’orientation et mettent les décideurs sur une fausse piste.

[24] Le demandeur fait valoir que le délégué du ministre a conclu qu’il avait omis de fournir des détails sur les 24 films et séries sur lesquels il prétendait avoir travaillé et qui avaient un lien avec le Canada, alors que ces détails étaient donnés dans son affidavit. Il soutient que le fait que le délégué du ministre n’a pas tenu compte de son affidavit est contraire au principe énoncé au paragraphe 5 de la décision Maldonado c Canada (MEI), [1980] 2 CF 302, [1979] ACF no 248 [Maldonado]. De plus, il a fourni 15 lettres d’appui corroborant sa preuve par affidavit, mais le délégué du ministre n’a mentionné que trois de ces lettres. Le demandeur soutient que, en raison de cette omission, la Cour ne peut pas déterminer si le délégué du ministre a tenu compte de l’ensemble de la preuve et sa décision est donc déraisonnable.

[25] Le demandeur soutient en outre que le délégué du ministre a commis une erreur lorsqu’il a exprimé des réserves quant à la raison pour laquelle le demandeur n’a pas renouvelé sa carte de résident permanent en 2020, car le comportement postérieur à la demande de citoyenneté présentée au titre du paragraphe 5(4) de la Loi n’est pas pertinent dans le contexte de l’examen de cette demande. Le demandeur fait également remarquer qu’il n’était pas nécessaire qu’il renouvelle sa carte de résident permanent, puisqu’il s’agit simplement d’un document qui atteste le statut de résident permanent et qui doit être utilisé pour voyager et pour accéder à des services. Selon lui, le fait qu’il ne se soit pas conformé par le passé à l’obligation de présence effective pour renouveler sa carte de résident permanent concorde avec la raison pour laquelle il demande une attribution exceptionnelle de la citoyenneté.

La position du défendeur

[26] Le défendeur soutient que ce qui constitue une situation particulière et inhabituelle de détresse ou des services exceptionnels rendus au Canada est une question de fait, qui doit être tranchée par le décideur, à l’égard duquel il faut faire preuve de déférence. De plus, la politique concernant l’attribution discrétionnaire de la citoyenneté est conforme au paragraphe 5(4) de la Loi. Le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté ne devrait être exercé que dans des cas très exceptionnels et ne devrait pas servir à contourner le processus normal d’octroi de la citoyenneté (citant Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 874 au para 19 [Chen]). Le défendeur soutient que le délégué du ministre a raisonnablement tenu compte de la capacité du demandeur de maintenir son statut de résident permanent, puisque ce facteur était pertinent quant à la question de savoir si la citoyenneté était nécessaire pour atténuer les difficultés causées par le non-respect de l’exigence relative à la présence effective. Le défendeur soutient en outre que le délégué du ministre n’était pas raisonnablement convaincu que le demandeur ne pouvait pas parrainer son épouse en tant que résident permanent, ce qui lui permettrait d’être effectivement présent plus souvent au Canada, et qu’il était raisonnable pour le délégué du ministre de déduire que les circonstances susceptibles de créer une situation de détresse n’échappaient pas au contrôle du demandeur.

[27] En ce qui concerne les services exceptionnels rendus au Canada, le défendeur soutient qu’il était loisible au délégué du ministre de conclure que la preuve du demandeur n’était pas suffisamment précise pour satisfaire au critère strict qui s’applique. Selon lui, le demandeur conteste simplement le poids accordé aux éléments de preuve qu’il a présentés à cet égard.

Analyse

[28] Dans la décision Grossmann-Hensel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 193, le juge Gleeson a parlé du sens à donner au terme « situation particulière et inhabituelle de détresse » au paragraphe 5(4) de la Loi :

[84] Ce qui constitue une « situation particulière et inhabituelle de détresse » au sens du paragraphe 5(4) n’a pas été établi dans la même mesure que le sens du mot « difficultés » qui figure au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. C’est ce qu’a signalé le juge James Russell dans la décision Ayaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 701 :

[50] La jurisprudence se rapportant à la « situation particulière et inhabituelle de détresse » au titre du paragraphe 5(4) de la Loi n’est pas aussi bien établie par exemple que celle qui concerne les difficultés au sens du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Bien qu’il n’existe aucun critère fermement établi relatif aux « situation[s] particulière[s] et inhabituelle[s] de détresse » au titre du paragraphe 5(4) de la Loi, les observations suivantes du juge Walsh dans la décision Re Turcan (T‑3202, 6 octobre 1978, CFPI), qu’il a reproduites dans la décision Naber‑Sykes (Re), [1986] 3 CF 434, 4 FTR 204 (Naber‑Sykes) demeurent valides et sont un bon point de départ :

Naturellement, l’appréciation de ce qui constitue « une situation particulière et exceptionnelle de détresse » est une appréciation subjective et il se peut que cette appréciation soit différente selon qu’elle émane des juges de la citoyenneté, des juges de la Cour de céans, du Ministre ou du gouverneur en conseil. Certes, le simple fait de ne pas avoir la citoyenneté canadienne ou d’avoir à attendre plus longtemps avant de l’acquérir n’est pas en soi une situation « particulière et exceptionnelle de détresse », mais dans les cas où ce retard entraîne la séparation des familles, la perte d’un emploi, l’inutilisation de compétences professionnelles et de talents spéciaux et où le Canada est privé de citoyens désirables et hautement qualifiés, il semble qu’après avoir rejeté la demande par suite d’une interprétation nécessairement stricte et des conditions de résidence prévues par la Loi, lesquelles n’ont pu être remplies pour des raisons indépendantes de la volonté du requérant, le juge doit recommander au ministre de faire intervenir le gouverneur en conseil […]

[85] Le simple fait de ne pas avoir la citoyenneté ou d’avoir à attendre plus longtemps avant de l’obtenir n’est habituellement pas suffisant pour établir l’existence d’une situation spéciale et particulière de détresse. Cependant, les conséquences d’un refus de reconnaître l’un ou l’autre de ces deux faits sont des facteurs qui sont pertinents dans le cadre de l’examen d’une situation particulière ou imprévue de détresse. Si le décideur a tenu compte de ces facteurs dans le cadre de l’exercice du vaste pouvoir discrétionnaire que confère le paragraphe 5(4), un tribunal, habituellement, n’interviendra pas :

[52] Dans la décision Linde c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 739, [2001] ACF no 1085, qui portait également sur des absences découlant d’obligations professionnelles, le juge Blanchard a examiné une partie de la jurisprudence sur la question, qui mettait en lumière la nature discrétionnaire de la décision. À moins que le juge de la citoyenneté ne tienne pas compte de facteurs pertinents (voir Khat (Re), [1991] ACF no 949, 49 FTR 252) ou que sa conduite trahisse une partialité ou un motif irrégulier (voir Kalkat, précitée; Akan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 991, au paragraphe 11, 170 FTR 158), la Cour n’a généralement aucune raison d’intervenir. Le juge Blanchard a fait observer, relativement à l’affaire dont il était saisi :

[24] Je suis convaincu au contraire que le juge de la citoyenneté a pris en compte tous les facteurs pertinents dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 15(1) de la Loi. La demanderesse n’a pas démontré que le juge de la citoyenneté n’aurait pas tenu compte d’éléments de preuve qui lui ont été présentés ou aurait commis quelque erreur en décidant qu’elle ne se trouvait pas dans une situation de détresse qui puisse faire jouer le paragraphe 5(4) de la Loi […] (Ayaz, au para 52).

[29] Notre Cour a également conclu que le critère à respecter pour justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(4) est strict et que ce pouvoir discrétionnaire ne sera exercé que dans les cas de services exceptionnels rendus au Canada (Chen, au para 19). De même, le pouvoir discrétionnaire conféré aux délégués du ministre au titre du paragraphe 5(4) est vaste, et la Cour n’interviendra que lorsque le délégué du ministre a exercé son pouvoir de façon déraisonnable ou a refusé de l’exercer (Tung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1062 au para 9).

[30] Il est vrai que les affaires portant sur le paragraphe 5(4) parviennent rarement à notre Cour (Halepota c Canada, 2018 CF 1196 au para 19). Cependant, le fait qu’il y a peu de jurisprudence à cet égard reflète fort probablement le fait que le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté n’est exercé en vertu de cette disposition que dans des cas très exceptionnels.

[31] Je ne souscris pas à l’argument du demandeur selon lequel les lignes directrices, qui prévoient que l’attribution de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi n’a lieu que dans des cas très exceptionnels et que la disposition ne doit pas servir à contourner le processus normal d’octroi de la citoyenneté, contredisent le paragraphe 5(4) de la Loi. Le libellé du paragraphe 5(4) est clair et sans ambiguïté. Il indique que la disposition vise à remédier à une « situation particulière et inhabituelle de détresse » ou à récompenser « des services exceptionnels rendus au Canada ». À mon avis, il est évident que le paragraphe 5(4) constitue une exception à l’exigence relative à la présence effective qui s’applique à l’obtention de la citoyenneté. Il n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle.

[32] Si je comprends bien les observations du demandeur, il fait valoir que, parce qu’il a eu de la difficulté à satisfaire à l’exigence relative à la présence effective applicable à l’obtention de la citoyenneté selon le processus normal, sa demande présentée au titre du paragraphe 5(4) contourne nécessairement le processus normal et, par conséquent, la « politique » ou les lignes directrices limitent indûment le pouvoir discrétionnaire conféré par la loi. En outre, il soutient que, étant donné que l’exigence relative à la présence effective a maintenant été clairement définie, le paragraphe 5(4) doit dorénavant être interprété de façon plus large, puisqu’il s’agit du seul « recours » disponible pour les demandeurs dans sa situation.

[33] La position du demandeur ne peut être retenue. Bien que le demandeur s’appuie largement sur la décision Re Kleifges, [1978] 1 CF 734 [Kleifges], rendue par notre Cour, à l’appui de la proposition selon laquelle le paragraphe 5(4) de la Loi devrait être interprété de façon libérale, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que même une interprétation libérale du paragraphe 5(4) n’appuie pas l’interprétation proposée par le demandeur selon laquelle le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté devrait être exercé dans des cas qui ne sont pas très exceptionnels ou devrait servir à contourner le processus normal d’octroi de la citoyenneté. Comme je l’ai déjà mentionné, suivant la jurisprudence plus récente, l’exercice du pouvoir discrétionnaire visé au paragraphe 5(4) est assujetti à un critère strict, et les demandeurs n’obtiendront gain de cause que dans des cas exceptionnels (Chen, au para 19). Le paragraphe 5(4) n’est pas non plus un « recours » pour ceux qui ne satisfont pas à l’exigence habituelle relative à la résidence effective. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire qui ne vise qu’à remédier à une situation d’apatridie ou à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou encore à récompenser des services exceptionnels rendus au Canada. Si aucune de ces situations n’est présente, le paragraphe 5(4) ne s’applique pas. Le paragraphe 5(4) ne vise pas à remédier au fait qu’un demandeur n’a tout simplement pas été présent au Canada le nombre de jours requis pour satisfaire à l’exigence relative à la présence effective.

[34] Le rôle du délégué du ministre chargé d’examiner la demande présentée au titre du paragraphe 5(4) était de se pencher sur les circonstances particulières de l’affaire, d’examiner les éléments de preuve dont il disposait et de rendre une décision raisonnable, c’est-à-dire une décision qui est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. À mon avis, le délégué du ministre n’a pas interprété le paragraphe 5(4) de façon étroite et n’a pas non plus entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Il ne s’agit pas d’une situation où le décideur s’est fondé uniquement sur une ligne directrice, sans tenir compte de la loi sous-jacente (voir Toussaint c Procureur général, 2010 CF 810 au para 55).

La situation particulière et inhabituelle de détresse

[35] En ce qui concerne la question de la situation particulière et inhabituelle de détresse, la prémisse principale des observations présentées par le demandeur au délégué du ministre était que, s’il n’obtenait pas la citoyenneté, il risquait de perdre son statut de résident permanent, ce qui entraînerait une situation particulière et inhabituelle de détresse.

[36] Le délégué du ministre a conclu que le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve ni document qui lui permettrait de conclure raisonnablement que le demandeur risquait de perdre son statut de résident permanent. Le demandeur ne conteste pas directement cette conclusion, mais il soutient que le délégué du ministre a déraisonnablement exprimé des réserves quant à la raison pour laquelle il n’a pas demandé le renouvellement de sa carte de résident permanent, qui a expiré en 2020, alors que le comportement postérieur à la demande de citoyenneté présentée au titre du paragraphe 5(4) de la Loi n’est pas pertinent. Le demandeur soutient que le délégué du ministre a utilisé ce fait pour appuyer la conclusion selon laquelle le risque que le demandeur perde son statut de résident permanent était hypothétique.

[37] À cet égard, je note que le délégué du ministre a tenu compte de l’argument du demandeur selon lequel il voyage fréquemment à l’extérieur du Canada pour le travail et pour rendre visite à son épouse, qui habite aux Philippines. Le délégué du ministre a souligné qu’il est évident que, depuis qu’il est devenu résident permanent en 2002, le demandeur ne s’est pas conformé à l’obligation de résidence prévue par la LIPR, comme en témoigne le fait que sa carte de résident permanent a été renouvelée en 2015 sur la base de considérations d’ordre humanitaire, même si le demandeur n’avait pas été effectivement présent au Canada pour au moins 730 jours pendant la période quinquennale précédant sa demande du 4 janvier 2014. Le délégué du ministre a ajouté que, même si la carte de résident permanent du demandeur a expiré le 8 avril 2020, le demandeur n’a pas demandé qu’elle soit renouvelée et, par conséquent, il n’a pas fait l’objet d’une évaluation récente visant à déterminer s’il respecte actuellement ses obligations sous le régime de la LIPR. Dans le contexte de l’allégation du demandeur selon laquelle il se trouve dans une situation particulière et inhabituelle de détresse parce qu’il risque de perdre son statut de résident permanent, le délégué du ministre a conclu que l’exigence relative à la présence effective n’était pas contraignante au point où le demandeur devrait se voir attribuer la citoyenneté pour éviter d’y être assujetti.

[38] Autrement dit, le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer, sur la base du dossier présenté au délégué du ministre, que le risque de perdre son statut de résident permanent justifiait que la citoyenneté lui soit attribuée pour remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse. À mon avis, il était raisonnable que le délégué du ministre tienne compte du fait que la carte de résident permanent du demandeur était expirée, étant donné que le demandeur faisait valoir qu’il risquait de perdre son statut et que ce risque appuyait son allégation relative à l’existence d’une situation particulière et inhabituelle de détresse.

[39] Le délégué du ministre a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait incapable de satisfaire à l’exigence relative à la présence effective pour l’obtention de la citoyenneté ni qu’il serait incapable de conserver son statut de résident permanent ou qu’il avait besoin de plus que la résidence permanente pour éviter les difficultés.

[40] Bien que ce point ne soit pas directement contesté par le demandeur, je note que l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de sa demande en vertu du paragraphe 5(4) indique que [traduction] « [l]es exigences de [s]on travail font en sorte qu’il est difficile pour [lui] d’être effectivement présent au Canada pour le nombre de jours requis », mais que le demandeur n’explique pas de façon plus détaillée combien de temps il s’attend de passer à l’extérieur du pays au cours des prochaines années. Le demandeur n’allègue pas non plus qu’il ne sera pas en mesure de satisfaire à l’exigence relative à la présence effective; il affirme seulement que ce sera [traduction] « difficile ». Le demandeur n’explique pas les [traduction] « restrictions » qui empêchent son épouse de voyager au Canada. Il affirme qu’il [traduction] « croyai[t] sincèrement, selon [s]es calculs, avoir passé le nombre de jours requis au Canada », ce qui ne signifie pas qu’il ne pourrait pas passer le nombre de jours requis au Canada à l’avenir. Étant donné que la preuve manquait de précision, le délégué du ministre était en droit de conclure qu’elle ne permettait pas de conclure à l’existence d’une situation particulière et inhabituelle de détresse fondée sur les obligations professionnelles et familiales du demandeur. Il s’ensuit que le demandeur n’a pas non plus démontré que sa capacité de satisfaire à l’exigence relative à la présence effective était indépendante de sa volonté.

[41] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une situation où le demandeur subirait des conséquences assimilables à la séparation des familles, à la perte d’un emploi ou à l’inutilisation de compétences professionnelles s’il n’obtenait pas la citoyenneté. En plus de ne pas avoir établi qu’il risquait de perdre son statut de résident permanent, il n’a pas expliqué les conséquences négatives du refus de la citoyenneté sur sa famille ou son travail, étant donné qu’il réalise et produit des films depuis plus de 20 ans à titre de résident permanent. Il n’a pas non plus démontré que le refus de la citoyenneté causerait des difficultés allant au‑delà de l’obtention tardive de la citoyenneté.

[42] À mon avis, la présente affaire ressemble à l’affaire Ayaz, qui concernait un demandeur ayant travaillé à l’extérieur du Canada. Dans cette affaire, la Cour s’est exprimée ainsi :

[54] Je ne doute pas que le demandeur avait des raisons légitimes et même nobles d’aller à l’étranger. Tout indique qu’il est travailleur, entreprenant et dévoué à sa famille. Ce qu’il n’a pas démontré, cependant, c’est que lui ou sa famille se heurtera à des difficultés allant au‑delà de l’obtention tardive de la citoyenneté et que le juge de la citoyenneté a ignorées, de telle sorte que l’affaire devrait être renvoyée pour réexamen. Il semble qu’il soit encore résident permanent du Canada (rien n’indique le contraire), et il atteste faire des affaires ici à la fois pour son propre compte et comme directeur du marketing pour une autre entreprise. Il n’a pas déclaré qu’il était dans l’impossibilité d’exercer sa profession ou de contribuer autrement à la société canadienne. Il est vrai que, dans l’avenir, pour remplir les obligations de résidence en vue de l’obtention de la citoyenneté, il devra possiblement écourter ses voyages à l’étranger plus qu’il n’aurait eu à le faire s’il était déjà citoyen, mais je ne dispose d’aucun élément de preuve établissant que cela crée une situation particulière ou inhabituelle de détresse dans les circonstances actuelles.

[43] Comme il a été établi dans la jurisprudence, le simple fait de ne pas avoir la citoyenneté ou d’avoir à attendre plus longtemps avant de l’obtenir n’est habituellement pas suffisant pour établir l’existence d’une situation particulière et inhabituelle de détresse. En l’espèce, le demandeur a présenté une demande de citoyenneté selon le processus normal, mais il lui manquait 38 jours pour satisfaire à l’exigence relative à la résidence. Il n’a pas convaincu le délégué du ministre qu’il ne serait pas en mesure de satisfaire à cette exigence dans l’avenir. Il n’a pas non plus démontré que, dans les circonstances, le fait de ne pas obtenir la citoyenneté constituait une situation particulière et inhabituelle de détresse parce qu’il risquait de perdre son statut de résident permanent, ou que les conséquences du refus ou de l’obtention tardive de la citoyenneté étaient telles qu’elles donnaient lieu à une situation particulière ou imprévue de détresse. Par conséquent, le délégué du ministre a raisonnablement refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté au demandeur pour remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse.

Les services exceptionnels rendus au Canada

[44] Le demandeur soutient que le délégué du ministre a conclu de façon déraisonnable qu’il n’avait pas fourni de détails au sujet des 24 films et séries qui ont un lien avec le Canada et auxquels il aurait collaboré (hormis leur titre). Il soutient que le délégué du ministre n’a pas tenu compte de son affidavit, même si aucun élément de preuve ne le contredisait. Il renvoie aux 15 lettres d’appui qu’il a fournies avec sa demande fondée sur le paragraphe 5(4) et soutient qu’elles sont directement pertinentes quant à l’une des questions centrales dont le délégué du ministre était saisi, à savoir si le demandeur a rendu des services exceptionnels au Canada.

[45] L’analyse doit débuter par un examen des motifs du délégué du ministre. Le délégué du ministre a affirmé que les arguments du demandeur étaient les suivants : il a consacré une grande partie de sa vie professionnelle à soutenir le talent canadien et l’économie canadienne en réalisant des films au Canada; depuis 2004, il a réalisé plus de 24 films et séries [traduction] « dans le cadre de projets canadiens ou pour des entreprises de services canadiennes »; il a travaillé fort pour établir des relations avec des artistes et artisans locaux et il était important pour lui d’utiliser [traduction] « le talent canadien » dans les productions qu’il réalisait; il veut continuer à travailler au Canada et a quatre grands projets qu’il espère pouvoir réaliser au Canada.

[46] Le délégué du ministre a fait remarquer que, pour étayer ses arguments, le demandeur avait fourni un imprimé d’un site Web qui énumère les films et les séries qu’il a réalisés ainsi que les prix qu’il a remportés. Le demandeur a également fourni des lettres de personnes avec lesquelles il a travaillé, qui appuient sa demande de citoyenneté canadienne.

[47] Après avoir examiné ces arguments, le délégué du ministre a conclu que le demandeur ne l’avait pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il devrait obtenir la citoyenneté sur la base de services exceptionnels rendus au Canada. Le délégué du ministre a conclu que les observations du demandeur manquaient de substance, car il n’avait pas fourni de détails au sujet des 24 films et séries qui auraient, selon lui, un lien avec le Canada (hormis leur titre). De plus, bien qu’il ait affirmé dans son affidavit que le budget de ses films varie de 1,2 à 2,5 millions de dollars et que ceux-ci créent des emplois au Canada, le demandeur n’a fourni aucune documentation ou preuve à l’appui. Il n’a pas non plus expliqué en quoi la réalisation de films et de séries [traduction] « dans le cadre de projets canadiens ou pour des entreprises de services canadiennes » constituait des services exceptionnels rendus au Canada.

[48] Le demandeur s’est plutôt appuyé sur trois lettres d’appui fournies par des amis de l’industrie cinématographique : une lettre de Carmen Bonnici, son agente chez Pacific Artists Management, qui a affirmé que [traduction] « sa contribution à la communauté cinématographique et télévisuelle canadienne est incontestable » et que [traduction] « son apport créatif et sa valeur pour le Canada se poursuivront encore longtemps »; une lettre de Stephen Miller, scénariste, romancier et acteur canadien et américain basé à Vancouver, qui a déclaré que le fait de refuser la citoyenneté canadienne au demandeur nuirait à la carrière du demandeur, à la sienne et à celle de bien d’autres parce que le demandeur cesserait de réaliser des séries, et que l’octroi de la citoyenneté au demandeur [traduction] « enrichira la culture canadienne pendant de nombreuses années à venir »; et une lettre de David Pelletier, directeur de la photographie, citoyen canadien et résident de Vancouver, qui appuie la demande de citoyenneté du demandeur parce qu’il est [traduction] « le réalisateur le plus compétent et le plus dévoué pour qui [il a] jamais travaillé » et parce qu’il a [TRADUCTION] « une vision unique et du talent à revendre ». Le délégué du ministre a affirmé que ces lettres n’expliquaient ou ne précisaient pas en quoi le travail du demandeur constituait des services exceptionnels rendus au Canada qui justifieraient qu’il bénéficie d’une attribution spéciale de la citoyenneté.

[49] Je note que l’affidavit du demandeur, qui, selon lui, a été écarté par le délégué du ministre, ajoute peu aux motifs de celui-ci. Pour établir la preuve des 24 films ou séries télévisées réalisés [traduction] « dans le cadre de projets canadiens ou pour des entreprises de services canadiennes », il a joint à son affidavit un long imprimé tiré du site Web de l’IMDb. Comme l’a fait remarquer le délégué, cet imprimé comprend une liste de séries télévisées et d’autres travaux attribués au demandeur ou auxquels le demandeur a contribué sous une forme ou une autre. Comme l’a constaté le délégué du ministre, bien que l’affidavit du demandeur renvoie à des budgets de tournage de 1,2 à 2,5 millions de dollars, aucun détail ni document à l’appui n’a été fourni.

[50] Le demandeur, cependant, soutient que ces détails ont été fournis dans son affidavit. Voici un extrait de l’affidavit :

[traduction]

8. Les films sont assortis d’un budget qui varie de 1,2 à 2,5 millions de dollars, et ils créent des emplois au Canada. Par exemple, pour un film à petit budget typique, on embaucherait au moins 80 à 100 personnes pour l’équipe chargée de la préproduction, du tournage et de la postproduction, entre 25 et 30 acteurs et environ 200 à 300 figurants. Des frais sont également payés pour l’utilisation de divers lieux de tournage, pour le stationnement et pour l’établissement d’un camp de base. Le tournage s’effectue souvent dans plusieurs lieux chaque jour, ce qui ajoute, pour un tournage de 15 jours, des frais pour l’utilisation de 30 à 40 emplacements.

[51] Je ne suis pas convaincue que le délégué du ministre a fait abstraction de cette observation. Le délégué du ministre a fait référence à l’affidavit et a conclu que, bien que le demandeur ait attesté que le budget de ses films varie entre 1,2 et 2,5 millions de dollars et que ceux-ci créent des emplois au Canada, il n’a fourni aucune documentation ou preuve à l’appui. Il n’y a pas d’erreur dans cette conclusion. Le seul document joint à l’affidavit est la liste des séries télévisées et des films décrite par le délégué du ministre.

[52] Je ne suis pas non plus convaincue que le délégué du ministre remettait en question la crédibilité ou la véracité de la preuve du demandeur. Le délégué du ministre a plutôt conclu que la preuve [traduction] « manquait de substance » et de détails. Le délégué du ministre a conclu que la preuve du demandeur ne justifiait pas l’attribution de la citoyenneté sur la base de services exceptionnels rendus au Canada. Puisque cette conclusion ne mettait pas en cause la crédibilité du demandeur, le principe énoncé dans la décision Maldonado et invoqué par le demandeur, à savoir que les déclarations sous serment du demandeur sont présumées être vraies, ne s’applique pas en l’espèce. Les préoccupations du délégué du ministre portaient non pas sur la crédibilité, mais sur le caractère suffisant de la preuve du demandeur. Le demandeur ne s’est tout simplement pas acquitté du fardeau qui lui incombait de fournir des éléments de preuve suffisants pour établir l’existence de services exceptionnels rendus au Canada.

[53] De plus, selon ma lecture de la décision contestée et du DCT, le délégué du ministre aurait voulu que le demandeur présente des documents à l’appui, donnant par exemple des détails au sujet des films du demandeur et de leur budget, non pas pour corroborer sa preuve, comme il l’a fait valoir, mais plutôt pour démontrer que le travail du demandeur était suffisamment important pour constituer des « services exceptionnels rendus au Canada ». Le demandeur n’a parlé que de façon générale des projets sur lesquels il a travaillé. Il n’a pas fourni de détails pour l’un quelconque de ces projets. Il n’a pas non plus fourni de preuve documentaire à l’appui de la contribution financière qu’il aurait apportée à l’industrie ou du fait que cette contribution était directement attribuable à son travail. Enfin, il n’a pas expliqué ce qu’il entendait par la réalisation de films et de séries [traduction] « dans le cadre de projets canadiens ou pour des entreprises de services canadiennes » ni en quoi ce travail constituait des services exceptionnels rendus au Canada.

[54] Il est vrai que le délégué du ministre n’a parlé que de trois des 15 lettres d’appui présentées par le demandeur. Le demandeur soutient que les auteurs de toutes les lettres reconnaissent les contributions qu’il a apportées à l’industrie cinématographique canadienne et que, [traduction] « bien que leur degré de connaissance à l’égard des relations d’affaires canadiennes du demandeur varie, les lettres corroborent les déclarations faites par le demandeur dans son affidavit ».

[55] Les auteurs des lettres d’appui considèrent manifestement le demandeur comme un réalisateur talentueux et, à leur avis, son travail de création est précieux et contribue à la communauté et à l’industrie cinématographiques au Canada. Le contenu des lettres qui n’ont pas été mentionnées par le délégué du ministre est essentiellement le même que celui des trois lettres qui ont été mentionnées par le délégué du ministre et jugées insuffisantes, en l’absence d’autres éléments de preuve documentaire de ses contributions, pour démontrer que le demandeur avait rendu des services exceptionnels au Canada. Je note que toutes les lettres provenaient de collègues, c’est-à-dire de personnes qui ont travaillé avec le demandeur d’une façon ou d’une autre. Aucune des lettres ne provient, par exemple, d’une association de l’industrie cinématographique canadienne, d’une entité gouvernementale ou d’une autre personne qui offre une perspective plus large et qui pourrait expliquer en quoi le demandeur a rendu des services exceptionnels au Canada et mérite de se voir attribuer de façon discrétionnaire la citoyenneté canadienne (Mitha (Re), [1979] 3 ACWS 731, 1979 CarswellNat 1041 aux para 60-63, 126; Kleifges à la p 189; MH (Re), 1996 CanLII 11920 (CF), 120 FTR 72).

[56] Je ne suis pas convaincue que le délégué du ministre a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas justifié en l’espèce d’attribuer la citoyenneté au demandeur sur la base de services exceptionnels rendus au Canada.

Conclusion

[57] En conclusion, la décision hautement discrétionnaire du délégué du ministre était justifiée, transparente et intelligible, et elle était justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui avaient une incidence sur elle. Comme la décision était raisonnable, l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

[58] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 22.2d) de la LIPR, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-6-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-6-22

 

INTITULÉ :

KRISTOFFER TABORI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence AU MOYEN DE Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 juillet 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Douglas Cannon

 

Pour le demandeur

 

Jocelyn Mui

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cannon & Associates

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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