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Dossier : T‑751‑21

Référence : 2022 CF 1042

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

DRAGONA CARPET SUPPLIES MISSISSAUGA INC.

demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

et

DRAGONA CARPET SUPPLIES LTD. et FLOORENO BUILDING SUPPLIES INC.

défenderesses/

demanderesses reconventionnelles

JUGEMENT ET MOTIFS

Introduction

[1] La demanderesse sollicite un procès sommaire en vertu de l’article 213 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], à l’égard de sa demande, et les défenderesses demandent un procès sommaire à l’égard de leur demande reconventionnelle.

[2] L’action sous‑jacente concerne des allégations de violation d’une marque de commerce et de dépréciation de l’achalandage, en contravention des articles 20 et 22 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13 [la Loi], respectivement, et de commercialisation trompeuse, en contravention de l’alinéa 7b) de la Loi et de la common law. La demande reconventionnelle vise à obtenir une ordonnance enjoignant au registraire des marques de commerce de radier les enregistrements de marque de commerce de la demanderesse en vertu de l’article 57 de la Loi.

[3] La demanderesse demande un procès sommaire uniquement à l’égard de son allégation de commercialisation trompeuse et n’invoque que les droits de marque de commerce qui lui sont conférés par la common law et non les droits qui lui sont conférés par ses marques de commerce déposées. La demanderesse demande une injonction et le renvoi de la question des dommages‑intérêts. La demanderesse demande la déclaration et l’ordonnance suivantes :

[TRADUCTION]

1. Les défenderesses ont appelé l’attention du public sur leurs produits, leurs services ou leur entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada entre leurs produits, leurs services ou leur entreprise et ceux de la demanderesse, en contravention de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce et de la common law, à Mississauga et à l’ouest de la RGT [région du Grand Toronto].

2. Les défenderesses et leurs sociétés affiliées, ainsi que leurs dirigeants, administrateurs, mandataires, employés, ayants cause, ayants droit et les autres personnes relevant de leur contrôle ayant connaissance de l’injonction sont par les présentes tenus de ne pas appeler l’attention du public sur leurs produits, leurs services ou leur entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion à Mississauga et à l’ouest de la RGT entre leurs produits, leurs services ou leur entreprise et ceux de la demanderesse, en contravention de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce et du principe de commercialisation trompeuse de la common law, notamment en distribuant ou en vendant, directement ou indirectement, des produits de revêtement de sol depuis l’un ou l’autre des magasins situés au 2560 South Sheridan Way, à Mississauga, en Ontario, et au 470 Norfinch Drive, à North York, en Ontario, en liaison avec le nom commercial ou la marque de commerce DRAGONA FLOORING, ou en annonçant la distribution ou la vente en liaison avec le nom commercial ou la marque de commerce DRAGONA FLOORING, notamment :

a) en plaçant des affiches comprenant le mot DRAGONA dans l’un ou l’autre de ces magasins;

b) en faisant la publicité de ces magasins en tant que points de vente de produits de revêtement de sol DRAGONA, y compris sur Internet;

c) en utilisant le mot DRAGONA sur les factures et les reçus fournis aux clients de ces magasins.

[Non souligné dans l’original.]

[4] Les défenderesses demandent un procès sommaire à l’égard de leur demande de radiation visant trois des marques de commerce enregistrées de la demanderesse, à savoir les marques de commerce LMC883960 [la marque de commerce 960], LMC883962 [la marque de commerce 962] et LMC938501 [la marque de commerce 501], collectivement appelées « les marques de commerce contestées ».

Le contexte

[5] Le contexte et la relation entre les parties comportent de nombreux points litigieux, dont certains seront traités ci‑dessous dans l’analyse de la Cour. Il n’est pas nécessaire de traiter de tous les points litigieux pour trancher les requêtes dont la Cour est saisie.

[6] Les parties à la présente action sont deux sociétés exploitées par des personnes ayant des liens de parenté. Les deux sociétés emploient une marque de commerce et un nom commercial comprenant le mot DRAGONA [la marque de commerce DRAGONA]. La demanderesse, Dragona Carpet Supplies Mississauga Inc. [Dragona Mississauga], appartient à Talal « Al » Issawi [Talal] et est gérée par celui‑ci. Les défenderesses, Dragona Carpet Supplies Ltd. [Dragona Scarborough] et FlooReno Building Supplies Inc. [FlooReno], sont gérées par les neveux de Talal, à savoir Abad Hamam [Abad] et Jamal Hamam [Jamal].

[7] En raison des liens de parenté entre les principaux intervenants et par souci de clarté, les particuliers seront identifiés ci-dessous par leur prénom. Même si dans les présents motifs je désigne les deux principales sociétés comme Dragona Mississauga et Dragona Scarborough [collectivement, les sociétés Dragona], Dragona Scarborough n’exploite pas ses activités uniquement à Scarborough. Elle a des « centres de distribution » à Mississauga et à North York, dont l’ouverture a donné lieu à la présente action. Elle a également un établissement à Ottawa. De même, Dragona Mississauga a un établissement à North York.

L’historique des sociétés Dragona avant 2012

[8] Dragona Mississauga et Dragona Scarborough vendent toutes deux divers produits de revêtement de sol et produits connexes, comme de la moquette, des produits de revêtement de sol en bois dur et en vinyle, du carrelage, du coulis et des outils. Elles ont toutes deux des établissements physiques, mais offrent également un service de livraison aux chantiers. Les entrepreneurs sont la clientèle cible des deux sociétés, mais celles-ci vendent aussi leurs produits à des détaillants à des fins de revente et au public. Les entrepreneurs peuvent demander à leurs clients de se rendre dans un établissement des sociétés Dragona pour choisir et payer eux‑mêmes un produit.

[9] Dragona Scarborough a été constituée en société en 1984 par Nizar Hamam [Nizar], qui est le père d’Abad et de Jamal et le beau‑frère de Talal (Talal étant marié à la sœur de Nizar).

[10] Dragona Mississauga a été constituée en société en 1992. La société a été fondée par Nizar et Talal, et chacun détenait 50 % des actions. Dragona Mississauga a ouvert un magasin au 2550 Goldenridge Road, à Mississauga. La demanderesse allègue que Dragona Scarborough n’avait pas de clients à Mississauga à cette époque, ce que les défenderesses nient.

[11] Même si Nizar détenait 50 % des actions de Dragona Mississauga, les parties ne s’entendent pas quant à son rôle dans l’entreprise et au lien entre Dragona Mississauga et Dragona Scarborough.

[12] Selon la demanderesse, Nizar était un associé passif et Talal prenait toutes les décisions concernant Dragona Mississauga. La demanderesse allègue en outre qu’une entente verbale avait été conclue entre Talal et Nizar [l’entente de territoire] et que la région du Grand Toronto [la RGT] avait été divisée à la hauteur de la rue Yonge. Dans son premier affidavit, Talal a décrit ainsi l’entente de territoire :

[traduction]

Aux termes de l’entente, Dragona Scarborough continuerait de desservir sa clientèle à Scarborough et acceptait d’exercer ses activités associées au nom Dragona uniquement à l’est de la rue Yonge. Dragona Mississauga développerait un nouveau marché à Mississauga et acceptait d’exercer ses activités associées au nom Dragona uniquement à l’ouest de la rue Yonge.

[13] Les défenderesses nient l’existence de l’entente de territoire. Elles affirment que Dragona Mississauga avait une licence d’emploi de la marque de commerce DRAGONA, qui demeurait la propriété exclusive de Dragona Scarborough. Selon cet arrangement, Dragona Mississauga n’était autorisée à employer le nom DRAGONA que dans son unique établissement.

[14] Les défenderesses affirment qu’elles ont toujours vendu des produits à leurs clients dans l’ensemble de la RGT et à l’extérieur de cette région, notamment à Windsor, en Ontario, soit bien à l’ouest de Mississauga. Les défenderesses ont fourni un [traduction] « échantillon représentatif de factures » envoyées à des clients se trouvant à l’ouest de la rue Yonge entre 2008 et 2019.

[15] Peu après sa constitution en société, Dragona Mississauga a élargi ses activités et a commencé à vendre, en plus de la moquette, des produits de revêtement de sol en bois dur. Elle a donc commencé à exercer ses activités sous le nom de Dragona Flooring Supplies, plutôt que Dragona Carpeting Supplies. Dragona Mississauga a adopté le logo qui suit [le logo DC] :

[16] Le dossier dont dispose la Cour montre que, à peu près à la même époque, Dragona Scarborough employait le logo qui suit :

[17] Il ressort également clairement du dossier qu’à un moment donné Dragona Scarborough a commencé à employer le nom commercial Dragona Flooring. La date exacte est incertaine, mais la Cour est d’avis que Dragona Scarborough emploie ce nom commercial depuis au moins avril 2009, alors que Nizar était encore copropriétaire de la demanderesse.

[18] Dragona Scarborough emploie aujourd’hui le logo qui suit. Il semble être employé depuis au moins juillet 2012 :

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[19] Même si les deux sociétés Dragona étaient et demeurent des entités distinctes, à certains égards elles exploitaient leurs activités de façon conjointe. Les deux sociétés offraient en grande partie les mêmes produits, qu’ils se procuraient des mêmes fournisseurs. Les fournisseurs des sociétés Dragona autorisaient Nizar et Talal à combiner leurs volumes de vente pour calculer les rabais fondés sur le volume, ce qu’ils ont fait jusqu’à l’introduction de la présente action, lorsque Dragona Scarborough a dit aux distributeurs de ne plus calculer les rabais en fonction des volumes de ventes combinés.

[20] Il y avait parfois un « partage des stocks » entre les sociétés Dragona. Un client régulier de l’une des sociétés Dragona pouvait utiliser son compte auprès d’une société pour acheter des produits auprès de l’autre société, auquel cas la première société remplaçait les stocks de la deuxième. Par exemple, un entrepreneur ayant un compte auprès de Dragona Mississauga mais exécutant des travaux à Scarborough pouvait acheter des matériaux de Dragona Scarborough tout en recevant sa facture de Dragona Mississauga. En contre-interrogatoire, Talal a affirmé que cet arrangement n’était pas largement publicisé et n’était offert qu’à environ une douzaine de clients importants. Il visait à s’assurer que ces clients demeurent fidèles à leur société Dragona locale. Talal a affirmé que cet arrangement a pris fin en 2012 lorsqu’il a acheté les actions que Nizar détenait dans la société Dragona Mississauga.

[21] En 2001, Dragona Scarborough a ouvert un établissement à Ottawa, qui est exploité par 3942783 Canada Inc. C’est Abad qui gère cet établissement depuis son ouverture en 2001.

[22] En 2010, Nizar et Talal ont constitué en société Surfaces, Inc. [Surfaces]. Il existe un certain désaccord quant à l’objet de cette société. Selon Talal, Surfaces était destinée à cibler le marché de détail général, par opposition aux sociétés Dragona dont les principaux clients sont des entrepreneurs. Steve Cochrane, un entrepreneur qui envoyait des clients à Dragona Mississauga, a indiqué qu’il envoyait habituellement ses clients à Surfaces, parce qu’elle était [traduction] « plus de la nature d’un détaillant ». Comme nous le verrons ci‑dessous, les défenderesses soutiennent que Talal a informé Nizar qu’il avait l’intention d’éloigner Dragona Mississauga de la marque de commerce DRAGONA et de la rapprocher de la marque Surfaces.

La querelle entre les parties

[23] À un moment donné avant 2012, une querelle est survenue entre Nizar et Talal. Selon Talal, deux éléments ont causé cette querelle ou y ont contribué.

[24] Premièrement, Talal a affirmé qu’il avait appris que Dragona Scarborough était entrée en communication avec des détaillants situés à l’ouest de la rue Yonge, ce qui contrevenait selon lui à l’entente de territoire. Talal a affirmé que la situation découlait probablement du fait qu’Abad et Jamal avaient commencé à participer davantage à l’entreprise de leur père. Talal a indiqué qu’il faisait confiance à Nizar, mais pas à ses fils. Voici son témoignage à ce sujet :

[traduction]

L’une des raisons pour lesquelles j’avais des préoccupations en 2012, c’est qu’à un moment donné avant cette date j’avais appris que les représentants aux ventes de Dragona Scarborough faisaient appel à des détaillants de produits de revêtement de sol à Mississauga. Une petite partie de mon entreprise consiste à fournir des produits à d’autres détaillants qui desservent davantage le public et j’en ai donc parlé à [Nizar] Hamam. Il a nié que ses vendeurs traversaient la rue Yonge, mais selon moi il savait qu’ils le faisaient. Je soupçonnais que cela se produisait en raison de la participation croissante d’Abad et de Jamal aux activités de Dragona Scarborough, et c’est devenu un point litigieux entre [Nizar] Hamam et moi. À l’époque, je ne pensais pas que la situation posait un risque important pour mon entreprise, alors je n’ai pris aucune mesure.

[25] Deuxièmement, Talal a affirmé que Nizar avait utilisé ses actions de Dragona Scarborough comme garantie d’un prêt visant à soutenir son entreprise de thibaude, qui était en difficulté. Il a dit qu’il n’aimait pas l’idée que, si Nizar manquait à ses engagements aux termes du prêt, Talal deviendrait alors un copropriétaire de Dragona Mississauga avec un créancier inconnu.

[26] Les défenderesses contestent que c’était là la cause de la querelle. Les défenderesses affirment qu’il n’existait aucune entente de territoire et que Dragona Scarborough vendait régulièrement des produits à l’ouest de la rue Yonge tant avant qu’après la mise en exploitation de Dragona Mississauga.

[27] L’un des déposants des défenderesses, Mostapha Elmnini [Mostapha], nie que Nizar a utilisé ses actions de Dragona Mississauga pour garantir un prêt pour l’entreprise de thibaude. En contre-interrogatoire, Mostapha a déclaré qu’il était un associé de cette entreprise avec Nizar et que, si Nizar avait utilisé ses actions pour garantir un prêt, il l’aurait su. Il a déclaré en outre que l’entreprise n’éprouvait pas de difficultés comme Talal l’avait allégué. Il a attesté que l’entreprise avait fermé ses portes parce qu’une grande partie des biens de l’entreprise avait été détruite dans un incendie et que, après avoir reçu un paiement d’assurance, il avait été décidé de liquider l’entreprise. Comme il est indiqué ci‑dessous, la Cour estime que Mostapha est un témoin crédible et accepte son témoignage à cet égard.

[28] L’explication de Talal selon laquelle la querelle est survenue en partie parce que Dragona Scarborough entrait en communication avec des détaillants à Mississauga et essayait de leur vendre des produits est douteuse. Il ressort du dossier que Dragona Scarborough vendait des produits à des détaillants à l’ouest de la RGT depuis sa création, ce que Talal aurait su. En effet, l’un de ces clients était une société qui avait déjà appartenu à Talal. De plus, comme il est expliqué ci-dessous, Talal n’avait aucune difficulté à vendre ses produits aux détaillants à l’est de la RGT.

[29] En contre-interrogatoire, Abad a déclaré que la querelle avait été causée par le fait que Talal avait vendu des produits de revêtement de sol stratifiés, créés par la famille de Nizar et vendus par Dragona Scarborough dans l’ensemble de la RGT, au frère de Nizar, qui avait un magasin en face de Dragona Scarborough. Même si les produits de revêtement de sol avaient été créés par Dragona Scarborough, celle-ci autorisait Dragona Mississauga à les vendre aussi. Toutefois, Talal avait vendu ces produits au frère de Nizar, dont le commerce se trouvait juste en face de Dragona Scarborough, à un prix inférieur, ce qui avait porté préjudice à Dragona Scarborough et mené à un conflit familial. Nizar a cessé de parler à Talal. En contre‑interrogatoire, Abad a décrit ainsi les bouleversements qui en ont découlé :

[traduction]

C’était toute une affaire. Toute la famille est au courant, Mohammed, Hamam, le frère de mon père, le frère de la femme de Talal, il était impliqué. Hassan était impliqué. Nous sommes six frères. Nous étions tous au courant. Ma mère était au courant.

Il s’agit d’une entreprise familiale. Tout le monde sait tout. Donc dire qu’il existait une frontière – il [Talal] l’a fait [il a vendu les produits à un commerce situé en face de Dragona Scarborough], mais il existait une frontière. Il n’y avait pas de frontière. Cela a contrarié mon père. Ce n’était pas juste. Il pouvait vendre où il voulait. Nous pouvions vendre où nous voulions et c’est ce qui a donné lieu à la vente. Mon père a dit, savez‑vous quoi, vivez avec votre conscience. Il était très contrarié.

[30] Cette explication de la querelle est étayée par le témoignage de Mostapha en contre‑interrogatoire, et j’accepte, selon la prépondérance des probabilités, que Talal et Nizar ont pris des chemins différents en raison des actes de Talal.

L’achat des actions et le contrat de licence allégué

[31] En raison de la querelle, quelque chose devait changer. En fin de compte, Talal a acheté les actions que Nizar détenait dans les sociétés Dragona Mississauga et Surfaces par la voie d’une convention d’achat d’actions datée du 25 janvier 2012 [la convention d’achat d’actions], de sorte qu’il est devenu le propriétaire unique de ces deux sociétés. La convention d’achat d’actions stipule qu’elle constitue l’intégralité de l’entente conclue entre Nizar et Talal concernant [traduction] « l’objet de la présente ».

[32] Mostapha a servi de médiateur lors des négociations en vue de l’achat des actions. Il a déclaré que Nizar avait [traduction] « donné » ses actions en échange de 350 000 $. Dans son témoignage, il a aussi affirmé que l’achat des actions n’avait eu aucune incidence sur les clients que les deux sociétés Dragona pouvaient desservir en fonction de la géographie et que [traduction] « Nizar, par l’intermédiaire de Dragona [Scarborough], continuait d’être le propriétaire du nom Dragona et [que Dragona] Mississauga Inc. continuerait d’employer le nom Dragona » [non souligné dans l’original].

[33] Les défenderesses allèguent que, dans le cadre de l’achat des actions, Talal a accepté de s’éloigner de la marque de commerce DRAGONA. Les défenderesses allèguent qu’une licence d’emploi de la marque de commerce DRAGONA a été octroyée à Dragona Mississauga pour une durée de cinq ans [le contrat de licence, que les défenderesses ont appelé l’entente d’emplacement de magasins]. Les défenderesses allèguent en outre que cette licence était conditionnelle à ce que Talal n’exploite qu’un seul magasin employant la marque de commerce DRAGONA. S’il était loisible à Dragona Mississauga d’ouvrir d’autres magasins, elle ne pouvait pas y employer la marque de commerce DRAGONA. La violation de cette condition entraînerait la résiliation de la licence. En contrepartie, Dragona Scarborough n’ouvrirait pas de magasins à Mississauga pendant cette période de cinq ans. Toutefois, Dragona Scarborough pouvait continuer de faire des affaires à Mississauga et ouvrir des magasins sous d’autres noms.

[34] Le tableau ci‑dessous présente les principales différences entre l’entente de territoire (alléguée par Dragona Mississauga) et le contrat de licence (allégué par Dragona Scarborough) :

Entente de territoire

Contrat de licence

Durée

Perpétuelle

5 ans (finalement prolongée à perpétuité)

Géographie

Chaque société Dragona devait exercer ses activités uniquement de son côté de la rue Yonge.

Il était interdit à Dragona Scarborough d’ouvrir des établissements à Mississauga et d’y employer la marque de commerce DRAGONA, mais elle était autorisée à desservir des clients à Mississauga.

Nombre de magasins

Aucune restriction

Dragona Mississauga n’avait droit qu’à un seul établissement employant la marque de commerce DRAGONA.

[35] Abad a soutenu que Dragona Scarborough surveillait régulièrement l’emploi de la marque de commerce DRAGONA par Dragona Mississauga après que Nizar a vendu sa participation dans la société. Toutefois, elle n’avait rien à redire quant à la façon dont la marque de commerce DRAGONA était employée et, par conséquent, elle n’avait pas besoin d’exercer son contrôle sur la marque de commerce.

Les enregistrements des marques de commerce de la demanderesse

[36] Le 6 mars 2012, soit peu après que Nizar a vendu ses actions à Talal, Talal a présenté une demande d’enregistrement de deux marques de commerce : des mots servant de marque, DRAGONA FLOORING SUPPLIES, et un dessin-marque, DRAGONA FLOORING – LOGO COMPORTANT LES LETTRES DC ET DES LIGNES PARALLÈLES, soit le logo DC. Les marques de commerce ont été enregistrées le 13 août 2014 en tant que marque de commerce 960 et marque de commerce 962, respectivement. Les deux marques de commerce sont enregistrées aux fins de leur emploi en liaison avec les produits et les services suivants :

Marchandises

(1) Plancher en bois dur, carrelage, revêtements de sol stratifiés, panneaux de plancher, revêtements de sol en linoléum, revêtements de sol en bois d’ingénierie, revêtements de sol en bambou, plancher en bois dur non fini, carrelage en porcelaine et carrelage en céramique; sous‑couches de revêtement de sol.

(2) Papier abrasif, vernis, teintures à bois, cire à plancher, produits de finition de planchers et cire à planchers; produits adhésifs pour l’installation de revêtements de sol.

(3) Portes d’entrée extérieures, portes intérieures, portes en métal, portes pivotantes et portes coulissantes.

(4) Outils à main et outils électriques pour l’installation, l’entretien et la finition de revêtements de sol.

(5) Publications imprimées et électroniques, nommément manuels pour l’installation et l’entretien des planchers ainsi qu’affiches.

(6) Articles promotionnels, nommément chaînes porte‑clés, stylos, gourdes, grandes tasses à café et aimants pour réfrigérateurs.

Services

(1) Services de conseil dans les domaines des produits de revêtement de sol ainsi que de l’installation et de l’entretien des revêtements de sol.

(2) Vente en gros et au détail de matériaux de revêtement de sol et de produits d’entretien des planchers.

(3) Exploitation d’un site Web d’information sur les matériaux de revêtement de sol, l’installation de revêtements de sol et l’entretien des planchers.

[37] Talal a affirmé que, peu après le dépôt des demandes d’enregistrement, Mostapha avait communiqué avec lui pour lui demander, au nom de Nizar, pourquoi il les avait déposées. Talal a affirmé avoir répondu à Mostapha qu’il avait [traduction] « été le premier à employer le nom “Dragona Flooring Supplies” et [qu’il] souhait[ait] protéger le nom commercial et éviter les problèmes, parce [qu’il] ne fais[ait] pas confiance aux fils de [Nizar] Hamam ».

[38] Mostapha a un souvenir bien différent de cette discussion. Selon lui, c’est Talal qui l’a appelé pour lui demander de dire à Nizar de ne pas s’opposer aux demandes d’enregistrement des marques de commerce. Mostapha a affirmé que Talal lui avait dit qu’il voulait protéger son intérêt dans la marque de commerce DRAGONA pendant quelques années, après quoi il ne voulait plus du nom.

[39] Mostapha a affirmé que, des années plus tard et juste avant l’introduction de la présente action, il avait rencontré Talal dans son magasin et avait répété que la marque de commerce DRAGONA appartenait selon lui à Nizar et à Dragona Scarborough. Mostapha a affirmé que Sami, le fils de Talal et l’héritier manifeste de Dragona Mississauga, était présent et avait confirmé que Nizar était le propriétaire de la marque de commerce DRAGONA. Aucun affidavit de Sami n’a été déposé dans le cadre des requêtes en cause pour contester cette version des faits.

[40] En contre-interrogatoire, Mostapha a déclaré ce qui suit au sujet de ces deux conversations :

[traduction]

Le premier incident, c’est quand il m’a appelé et m’a demandé de dire à Nizar de ne pas s’opposer à la demande d’enregistrement du nom. Il a dit qu’il en avait besoin pendant deux ans seulement. Talal a probablement [un] enregistrement de cette conversation, parce qu’il enregistre tous ses appels de toute façon.

L’autre incident, c’est quand je suis allé le voir et qu’il a appelé son fils pour lui demander qui était le propriétaire de Dragona. Son fils a répondu, et je cite « (inintelligible) Nizar », qui signifie « oncle Nizar », et il m’a dit qu’ils n’avaient aucun intérêt à l’égard du nom Dragona. Et puis Talal m’a dit, tu sais quoi, honnêtement j’aimerais que tu ne t’en mêles pas. Ne t’ingère pas dans l’entreprise familiale. Tu sais à quel point je te fais confiance. N’interviens pas, s’il te plaît. Ne donne pas ta parole. Ne fais rien.

J’ai dit que, tant que je n’avais pas à intervenir, je ne le ferais pas, mais que si on me demandait d’intervenir, il faudrait que je dise la vérité. Il faudrait que je dise exactement ce qui s’était produit. C’était il y a environ trois mois.

[41] En contre-interrogatoire, Mostapha a décrit de façon détaillée sa première conversation avec Talal :

[traduction]

Alors, Talal ne s’intéressait même pas au nom. Ça a toujours été le nom [de] Nizar et si vous lisez, peut‑être au paragraphe suivant, ce que j’ai dit lorsque Talal m’a appelé et m’a demandé de dire à Nizar de ne pas s’opposer à l’enregistrement de la marque de commerce parce qu’il ne voulait même pas du nom Dragona. C’est de la merde. C’est ce qu’il a dit. Le nom Dragona, c’est de la merde. Les gens crachent dessus. Il a dit qu’il offrait un service et qu’il devait protéger son intérêt pendant deux ans et qu’après ils pouvaient avoir le nom.

Il ne voulait même pas du nom. Le nom n’a jamais été un point litigieux. Ça a toujours été Dragona Nizar.

[42] Mostapha a affirmé qu’il avait discuté de la situation avec Nizar, qui avait dit qu’il ne souhaitait pas contester les demandes d’enregistrement parce que tout le monde, y compris Talal, savait que Dragona Scarborough était la propriétaire de la marque de commerce DRAGONA et qu’il souhaitait éviter un conflit au sein de la famille. Mostapha a indiqué que Nizar avait reconnu que Dragona Mississauga était la source de revenus de sa sœur (par l’intermédiaire de son mari, Talal).

[43] La Cour privilégie le témoignage de Mostapha par rapport à celui de Talal. Contrairement à Talal, Mostapha n’a aucun intérêt direct et personnel dans le litige. La demanderesse a affirmé que Mostapha a une nièce qui est mariée au frère d’Abad, Kareem Hamam, qui participe à l’exploitation de Dragona Scarborough avec ses frères. Toutefois, ce lien de parenté distant n’a guère d’importance et rien n’indique qu’il ait pu influer sur le témoignage de Mostapha. En outre, Nizar et Talal faisaient tous les deux confiance à Mostapha pour les aider à résoudre leurs différends.

[44] La Cour tire une conclusion défavorable du fait que la demanderesse n’a pas déposé un affidavit de Sami pour contester le témoignage de Mostapha selon lequel, juste avant l’introduction de la présente action, il avait été confirmé que la marque de commerce DRAGONA appartenait à Dragona Scarborough ou à Nizar. De plus, la version des faits de Talal, qui affirme que Nizar a eu connaissance des demandes d’enregistrement et a communiqué avec lui, met la crédulité à l’épreuve. Comment Nizar aurait-il eu connaissance des demandes d’enregistrement de marques de commerce déposées par Talal? Talal et lui ne s’adressaient plus la parole, et, même s’il était évidemment un homme d’affaires astucieux, il n’était pas très instruit. Il est décrit comme étant presque analphabète. Rien ne donne à penser qu’il lirait le Journal des marques de commerce pour trouver les demandes d’enregistrement déposées à l’égard de la marque de commerce DRAGONA, ou que quelqu’un le ferait pour lui.

[45] Le 16 mai 2012, Talal a présenté une demande d’enregistrement de la marque de commerce SURFACES INC. pour emploi en liaison avec les mêmes produits et services que ceux visés par les marques de commerce 960 et 962. Cette marque de commerce a été enregistrée le 19 janvier 2015.

[46] Le 14 août 2014, soit le lendemain de l’enregistrement des marques de commerce 960 et 962, Talal a déposé une demande d’enregistrement de marque de commerce pour le dessin-marque Dragona Flooring Supplies, qui suit :

[47] Cette marque de commerce a été enregistrée le 20 mai 2016 en tant que marque de commerce 501. La marque de commerce 501 vise l’emploi du dessin-marque en liaison avec une liste élargie de produits et de services (les nouveaux produits et services sont soulignés) :

Marchandises

(1) (1) [sic] Revêtements de sol en bois dur, carrelage, mosaïques, revêtements de sol stratifiés, panneaux de plancher, revêtements de sol en linoléum, carreaux de luxe en vinyle, revêtements de sol en bois d’ingénierie, revêtements de sol en bambou, revêtements de sol en bois dur non fini, carrelage en porcelaine et carrelage en céramique; sous‑couches de revêtement de sol; barreaux d’escalier en bois et en fer; papier abrasif, vernis, teintures à bois, cire à planchers, produits de finition pour planchers et cire à planchers, produits adhésifs pour l’installation de revêtements de sol; portes d’entrée extérieures, portes intérieures, portes en métal, portes pivotantes et portes coulissantes; outils à main et outils électriques pour l’installation, l’entretien et la finition de revêtements de sol; installations, accessoires et appareils de salle de bain et de toilette, nommément toilettes, bidets, cuvettes de toilette, réservoirs de toilette, comptoirs de meuble‑lavabo, pommes de douche; installations, accessoires et appareils de plomberie pour la cuisine, nommément éviers, robinets, diffuseurs pour robinets, poignées et brides; systèmes de planchers chauffants électriques constitués de contreplaqué de sous‑plancher et de câbles recouverts pour utilisation sous le carrelage; ensembles pour douche comprenant une embase à bouchon pour drain, des cloisons à endos en mousse de polystyrène, des parois de douche; panneaux de fibres à densité moyenne (MDF) et moulures en bois. Nommément pin, chêne, bois massif pour utilisation comme plinthes, moulures de dessus, moulures couronnées; publications imprimées et électroniques, nommément manuels d’installation et d’entretien de planchers ainsi qu’affiches; articles promotionnels, nommément chaînes porte‑clés, stylos, gourdes, grandes tasses à café et aimants pour réfrigérateurs.

Services

(1) SERVICES: (1) [sic] Services de consultation dans les domaines des produits de revêtement de sol ainsi que de l’installation et de l’entretien des revêtements de sol. (2) Vente en gros et au détail de produits de revêtement de sol et d’entretien de planchers. (3) Exploitation d’un site Web d’information sur les matériaux de revêtement de sol, l’installation de revêtements de sol et l’entretien de planchers.

[48] Les défenderesses allèguent que, depuis l’adoption de la marque de commerce 501, la demanderesse a éliminé progressivement la marque de commerce 962 (c’est‑à‑dire, le logo DC).

[49] Le 20 août 2014, soit six jours après le dépôt de la demande d’enregistrement de la marque de commerce 501, Talal a présenté une demande d’enregistrement du dessin-marque Surfaces, ci-dessous, pour emploi en liaison avec les mêmes produits et services que ceux visés par la marque de commerce 501 :

[50] Cette marque de commerce a été enregistrée le 20 mai 2016.

[51] Même si c’est Talal qui a présenté ces demandes d’enregistrement de marque de commerce, toutes les marques de commerce ont depuis été cédées à Dragona Mississauga.

[52] La demanderesse affirme que les défenderesses, Abad et Jamal n’ont jamais contesté que les marques de commerce contestées appartenaient à Dragona Mississauga avant 2021.

Les événements qui ont suivi l’achat des actions

[53] Au début de 2013, Dragona Mississauga a commencé à employer la marque Surfaces dans son magasin, en conjonction avec la marque de commerce DRAGONA. Les défenderesses soutiennent que cela démontre que Talal avait à l’origine l’intention d’éliminer progressivement la marque de commerce DRAGONA en faveur de la marque Surfaces. Selon Talal, il a procédé ainsi pour permettre aux clients de se familiariser avec la marque Surfaces avant son lancement.

[54] Au milieu de 2014, Talal a ouvert une salle d’exposition Surfaces au 1846, rue Dundas Est, à Mississauga, en face du magasin de Dragona Mississauga. À peu près à la même époque, Talal a ouvert un établissement Surfaces autonome au 3425 Laird Road, également à Mississauga. Cet établissement se situe à l’extrémité ouest de Mississauga, à proximité d’Oakville et à environ 15 km de Dragona Mississauga, qui se situe à l’extrémité est de Mississauga.

[55] L’établissement Surfaces autonome est exploité par l’intermédiaire de Dragona Mississauga et non pas par l’intermédiaire de Surfaces, Inc. Il vend les mêmes produits que Dragona Mississauga, mais cible le marché de détail. Les entrepreneurs peuvent passer des commandes à Dragona Mississauga et les récupérer à Surfaces.

[56] Selon Abad, étant donné que ce magasin n’employait pas la marque de commerce DRAGONA, il n’y avait aucune violation du contrat de licence.

[57] En 2016, Nizar est mort du cancer. Abad et Jamal ont pris en charge les activités de Dragona Scarborough.

[58] Le 22 août 2016, Abad et Talal ont eu une conversation par messagerie texte au sujet d’une [traduction] « entente sur le nom » :

[traduction]

Abad : Salam, as‑tu parlé à ton avocat au sujet de l’entente sur le nom? Un document de base, c’est tout ce qu’il nous faut. Je pourrais demander à un avocat de le rédiger.

Talal : Abad, ne t’en fais pas, je t’ai dit que je ferais quelque chose, qu’est-ce qui presse?

Abad : Rien ne presse ok laisse‑moi savoir

Abad : J’essaie de finir tout ce que mon père m’a demandé de faire c’est juste un poids sur mes épaules

Talal : La dernière personne dont tu devrais t’inquiéter c’est moi, j’en ai déjà parlé à Sami au cas où il m’arriverait quelque chose, alors tu ne devrais pas t’inquiéter. Pour ma part, je n’abuserai jamais de cette situation, je trouverai une solution pour l’avenir, un jour nous nous assoirons et nous en discuterons toi et moi.

[59] Les parties ne s’entendent pas sur l’objet de cet échange. Abad dit qu’il a communiqué avec Talal dans l’espoir d’établir officiellement par écrit les modalités du contrat de licence et le droit de Dragona Mississauga d’employer la marque de commerce DRAGONA. Talal dit que cette conversation portait sur l’entente de territoire. Aucune entente écrite n’a jamais été conclue.

[60] Le contrat de licence allégué, d’une durée de cinq ans, aurait expiré en 2017. Toutefois, Abad affirme que, étant donné les liens de parenté en cause, Dragona Scarborough a continué à autoriser Dragona Mississauga à employer la marque de commerce DRAGONA. Abad dit que, selon ses discussions avec Talal, il était entendu que le contrat de licence continuerait à s’appliquer à perpétuité tant que ses conditions étaient respectées. Outre le fait que Dragona Mississauga a continué d’employer la marque de commerce DRAGONA après 2017, rien ne permet de corroborer cette déclaration.

[61] En septembre 2020, Abad s’est présenté au bureau de Dragona Mississauga et a dit à Talal que Jamal et lui ouvriraient un grand magasin à Mississauga, mais qu’ils n’emploieraient pas la marque de commerce DRAGONA. Il a indiqué qu’il souhaitait en informer Talal en personne. Mostapha a déclaré dans son témoignage qu’il avait conseillé à Abad de procéder ainsi pour maintenir la paix dans la famille. Abad a dit qu’il avait agi ainsi par courtoisie. Talal a affirmé que, même s’il n’en avait pas été expressément question, il avait compris qu’Abad jugeait qu’il devait le rencontrer en raison de l’entente de territoire.

[62] Le 9 septembre 2020, la défenderesse FlooReno Building Supplies Inc. a été constituée en société. Son lieu d’activité principal est situé au 2560 South Sheridan Way, à Mississauga. Selon Abad, FlooReno loue un bâtiment à cet endroit depuis environ mars 2021 et a commencé à exercer ses activités peu après cette date. Cet endroit se situe à environ trois kilomètres du magasin Surfaces.

[63] Un autre établissement de FlooReno a été ouvert au 470 Norfinch Drive, à North York, à l’ouest de la rue Yonge, à un moment donné au cours du premier semestre de 2021.

[64] Dans son premier affidavit, Talal a indiqué que l’ouverture des magasins FlooReno l’inquiétait :

[traduction]

Peu après, FlooReno a ouvert un magasin d’environ 35 000 pieds carrés au 2560 South Sheridan Way, à Mississauga. FlooReno vend un large éventail de matériaux de construction, mais elle offre également des produits de revêtement de sol et des accessoires de revêtement de sol en concurrence directe avec Dragona Mississauga.

Je craignais que FlooReno nuise à mes affaires à Mississauga, mais comme FlooReno employait un nom différent, je ne leur en ai pas parlé au début. J’ai plutôt pris des mesures pour consolider la marque Dragona auprès de nos clients dans l’ouest de la RGT.

[Non souligné dans l’original.]

[65] Talal a loué un bâtiment à l’intersection de la rue Dufferin et de l’autoroute 401 (à North York). À la date de son premier affidavit, soit le 3 novembre 2021, le bâtiment était en cours de rénovation. Toutefois, Dragona Mississauga avait installé des pancartes indiquant l’ouverture prochaine de « Dragona Flooring and Supplies » à cet endroit. Dragona Mississauga a également installé des affiches de « Dragona Flooring Supplies » au magasin de Surfaces situé au 3425 Laird Road, à côté des affiches de la marque Surfaces.

[66] Selon les défenderesses, ces mesures ont été prises en contravention du contrat de licence et celui-ci a donc été résilié. Par conséquent, Dragona Scarborough était maintenant autorisée à employer la marque de commerce DRAGONA à Mississauga. Au début d’avril 2021, une pancarte comportant les mots « Dragona Flooring » a été érigée au bâtiment de FlooReno à Mississauga. Il ne semble pas que le magasin FlooReno ait été ouvert avant l’emploi de la marque de commerce DRAGONA. Selon Abad, si la demanderesse n’avait pas violé le contrat de licence, il aurait maintenu le statu quo et n’aurait pas employé la marque de commerce DRAGONA en liaison avec FlooReno.

[67] La demanderesse a envoyé une mise en demeure aux défenderesses pour exiger que la pancarte soit retirée. Les défenderesses ont refusé et la demanderesse a intenté la présente action le 6 mai 2021. À la même époque, une pancarte « Dragona Flooring » a été érigée à l’extérieur de l’établissement de FlooReno à North York.

[68] Dragona Mississauga soutient que, depuis que les pancartes « Dragona Flooring » ont été installées à l’extérieur des établissements de FlooReno, de nombreux clients ont demandé à ses employés si les sociétés FlooReno et Dragona Mississauga sont liées. Dragona Mississauga a également reçu une livraison à son établissement situé sur Goldenridge Road qui était destinée à l’établissement de FlooReno à Mississauga.

[69] Selon Abad, le magasin FlooReno offre un large éventail de produits, au‑delà des produits de revêtement de sol et des produits connexes.

[70] Même si Abad et Jamal demeurent à la tête de FlooReno, c’est leur frère Kareem qui s’occupe de la gestion courante de l’entreprise. Selon le témoignage d’Abad, les magasins FlooReno emploient généralement la marque FlooReno. Toutefois, les magasins FlooReno servent également de centres de distribution pour Dragona Scarborough. Les clients peuvent faire des achats à l’aide de leur compte de Dragona Scarborough; ils reçoivent alors une facture et des documents de Dragona Scarborough. Sur le site Web de Dragona Scarborough, les deux établissements de FlooReno sont qualifiés de points de vente de Dragona à Mississauga et à Toronto.

Les questions en litige

[71] À condition que les requêtes dont je suis saisi se prêtent à la tenue d’un procès sommaire, la Cour tranchera les deux questions suivantes : 1) Dragona Mississauga a‑t‑elle établi que les défenderesses se sont livrées à une commercialisation trompeuse? et 2) Dragona Scarborough a‑t‑elle établi que certaines ou l’ensemble des marques de commerce contestées devraient être radiées du registre des marques de commerce?

Les requêtes se prêtent‑elles à la tenue d’un procès sommaire?

Le droit applicable

[72] Les requêtes en procès sommaire sont régies par les articles 213 et 216 des Règles. Une partie peut demander un procès sommaire à l’égard de toutes ou d’une partie des questions en litige.

[73] Les facteurs à prendre en considération pour déterminer si un procès sommaire est approprié « comprennent le montant en cause, la complexité de l’affaire, son urgence, tout préjudice susceptible de survenir en raison d’un retard, le coût de la présentation de l’affaire à un procès conventionnel relativement au montant en cause, le cours de l’instance et toute autre question à prendre en considération » (Quality Program Services Inc. c Ontario (Ministre de l’Énergie), 2018 CF 971 au para 14, conf par 2020 CAF 53, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 39144 (8 octobre 2020)). De plus, et indépendamment des sommes en cause, de la complexité des questions en litige et de l’existence d’une preuve contradictoire, la Cour peut rendre un jugement sommaire, « à moins qu’elle ne soit d’avis qu’il serait injuste de trancher les questions en litige dans le cadre de la requête » (art 216(6) des Règles).

[74] Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, les éléments de preuve présentés par les parties à l’égard de certaines questions de fait sont contradictoires. Dans la décision UPS Asia Group PTE Ltd c Belair Fabrication Ltd, 2015 CF 1141, la Cour a conclu au paragraphe 46 que l’existence d’éléments de preuve contradictoires n’empêche pas la tenue d’un procès sommaire, pourvu que la Cour puisse statuer sur les faits contestés au vu du dossier :

[B]ien qu’il soit généralement contre‑indiqué de trancher une demande lorsque la preuve par affidavit concernant les principales questions en litige est contradictoire, la Cour a tout de même le pouvoir de trancher des questions de fait litigieuses lorsqu’il est possible d’examiner l’ensemble de la preuve et de pondérer convenablement les différents éléments de preuve si la preuve est suffisante.

[75] En bref, dans le cadre d’une requête en procès sommaire, si le juge « peut constater les faits comme il le pourrait dans un procès complet, il devrait prononcer un jugement à moins qu’il ne soit injuste de le faire, indépendamment de la complexité des questions en litige et de l’existence d’une preuve contradictoire » (Louis Vuitton Malletier S.A. c Singga Enterprises (Canada) Inc., 2011 CF 776 au para 96 [souligné dans l’original]).

La position des parties quant au caractère approprié d’un procès sommaire

[76] La demanderesse fait valoir que la question de la commercialisation trompeuse se prête à un procès sommaire pour plusieurs raisons :

  • · il est urgent de réduire au minimum le préjudice causé à l’achalandage de la demanderesse;

  • · tous les témoins peuvent être contre‑interrogés;

  • · les questions peuvent être assez bien comprises en fonction du dossier de preuve actuel;

  • · la question préliminaire de savoir si la demanderesse a un achalandage à Mississauga et à l’ouest de la RGT ne soulève aucune question de crédibilité;

  • · la réparation demandée et les montants en cause ne justifient pas les frais supplémentaires qu’occasionnerait un procès conventionnel;

  • · l’instance a été intentée à un stade précoce;

  • · le procès sommaire permettrait d’apporter une solution au litige sur le fond qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

[77] Les défenderesses se sont d’abord opposées à la requête en procès sommaire de la demanderesse, mais n’ont présenté aucun argument à cet égard dans leurs documents écrits ou à l’audience.

[78] Les défenderesses soutiennent que la question de la radiation des marques de commerce contestées se prête à un procès sommaire.

[79] Dans son mémoire écrit, la demanderesse a demandé à la Cour de ne pas rendre une décision sur la requête en radiation des défenderesses avant que les parties aient eu la possibilité d’examiner la décision de la Cour sur la requête en jugement sommaire de la demanderesse. Elle a fait valoir que rien n’exige qu’une décision sur la demande reconventionnelle des défenderesses soit rendue immédiatement, et qu’une fois que les parties sauront si les défenderesses sont tenues de cesser d’employer la marque de commerce DRAGONA en liaison avec leurs magasins FlooReno, elles seront peut-être en mesure de parvenir à une entente qui préservera la validité des enregistrements au profit de toutes les parties.

[80] En raison de cet argument inhabituel, la Cour a demandé à l’audience si la demanderesse s’opposait à la radiation des marques de commerce contestées. La demanderesse a informé la Cour qu’elle consentait à la requête des défenderesses, avec dépens, sans admettre les allégations formulées par les défenderesses.

La requête en radiation des défenderesses se prête‑t‑elle à un procès sommaire?

[81] Je suis convaincu que la requête en radiation des marques de commerce contestées présentée par les défenderesses se prête à un procès sommaire étant donné que la demanderesse de la conteste plus.

[82] À mon avis, même si la demanderesse s’opposait à la requête des défenderesses, celle-ci se prêterait quand même à un jugement sommaire. L’article 57 de la Loi confère à la Cour la compétence exclusive pour ordonner qu’une inscription dans le registre des marques de commerce soit biffée. Une demande de radiation peut être présentée en tant que demande ou demande reconventionnelle dans le cadre d’une action en contrefaçon ou de façon indépendante. Le paragraphe 59(3) dispose que ces demandes indépendantes « sont entendues et décidées par voie sommaire sur une preuve produite par affidavit, à moins que le tribunal n’en ordonne autrement ». Étant donné que les procédures de radiation indépendantes sont généralement entendues par voie sommaire, il s’ensuit qu’une demande de radiation présentée dans le cadre d’une action en justice sera généralement appropriée, sauf en cas de préjudice, par exemple lorsqu’il existe des préoccupations concernant le fractionnement inapproprié de la cause.

[83] Je suis également d’avis que la demanderesse n’avait pas droit à l’enregistrement des marques de commerce contestées. Le paragraphe 16(1) de la Loi énonce qu’un requérant a droit d’obtenir un enregistrement, à moins que, à la date de production de la demande, la marque n’ait créé de la confusion :

a) soit avec une marque de commerce antérieurement employée ou révélée au Canada par une autre personne;

b) soit avec une marque de commerce à l’égard de laquelle une demande d’enregistrement avait été antérieurement produite au Canada par une autre personne;

c) soit avec un nom commercial qui avait été antérieurement employé au Canada par une autre personne.

[84] Les éléments de preuve dont dispose la Cour permettent d’établir que, lorsque l’enregistrement des marques de commerce contestées a été obtenu, la marque de commerce DRAGONA avait été antérieurement employée par Dragona Scarborough à l’égard des mêmes produits et services. Par conséquent, Dragona Mississauga n’aurait pas dû obtenir l’enregistrement et une ordonnance de radiation est appropriée.

La requête en commercialisation trompeuse de la demanderesse se prête‑t‑elle à un procès sommaire?

[85] Puisque la demanderesse consent à la requête des défenderesses, la seule question à trancher par la Cour est celle qui est visée par la requête en procès sommaire de la demanderesse à l’égard de son allégation de commercialisation trompeuse.

[86] Je suis convaincu que la requête en commercialisation trompeuse se prête à un procès sommaire. La demanderesse soutient qu’il est assez urgent de trancher la question afin de réduire au minimum tout préjudice à son achalandage. Je reconnais que si l’existence d’un achalandage est établie, il importe de prendre rapidement des mesures pour réduire au minimum sa dépréciation. Je suis également d’accord avec la demanderesse pour dire que l’injonction demandée et les montants en cause ne justifient pas les frais supplémentaires qu’occasionnerait un procès conventionnel. Les parties ont déposé une preuve par affidavit volumineuse, et la transcription des contre‑interrogatoires des déposants figure au dossier. Même s’il existe des différends d’ordre factuel, la Cour peut constater les faits en fonction des éléments de preuve déposés comme il le pourrait dans un procès complet. La tenue d’un procès sommaire ne sera pas injuste pour l’une ou l’autre des parties et permettra d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

La commercialisation trompeuse

[87] Dans son avis de requête, la demanderesse a demandé à l’origine la tenue d’un procès sommaire à l’égard de la totalité de sa demande, y compris à l’égard de l’allégation, énoncée à l’alinéa 1a), selon laquelle les défenderesses ont [traduction] « appelé l’attention du public sur leurs produits, leurs services ou leur entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada entre leurs produits, leurs services ou leur entreprise et ceux de la demanderesse, en contravention de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce et de la common law » [non souligné dans l’original].

[88] Au paragraphe 2 de son mémoire des faits et du droit, la demanderesse a indiqué qu’elle ne demandait plus la tenue d’un procès sommaire à l’égard de ses allégations fondées sur les marques de commerce contestées. Dans la section de son mémoire des faits et du droit portant sur les questions en litige, la demanderesse a soulevé uniquement la question de savoir si les activités des défenderesses [traduction] « constituent de la commercialisation trompeuse, en contravention de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce » [non souligné dans l’original]; elle n’a pas invoqué les principes de la common law. Or, elle n’a pas non plus indiqué dans son mémoire qu’elle ne demandait plus la tenue d’un procès sommaire à l’égard de son allégation de commercialisation trompeuse en contravention de la common law.

[89] À mon avis, l’allégation de commercialisation trompeuse en contravention de la common law formulée par la demanderesse demeure une question pertinente. La Cour peut trancher cette question facilement et ainsi régler entièrement l’action sous‑jacente.

[90] La Cour fédérale est une cour d’origine législative et « n’a de compétence que celle qui lui est expressément attribuée par le Parlement » (Celliers du Monde Inc. Dumont Vins & Spiritueux Inc. c Dumont Vins & Spiritueux Inc., [1992] 2 CF 634 (CAF) à la p 649). La Cour ne peut pas statuer sur une allégation de commercialisation trompeuse qui n’est pas fondée sur la Loi. L’alinéa 7b) de la Loi est en grande partie équivalent au délit de commercialisation trompeuse en common law. Toutefois, il existe une condition préalable qui doit être remplie pour qu’une allégation de commercialisation trompeuse soit visée par l’alinéa 7b) et, par conséquent, que la Cour ait compétence à son égard :

[L]e demandeur doit d’abord prouver qu’il possède une marque de commerce valide opposable, déposée ou non, au moment où le défendeur a commencé à attirer l’attention du public sur ses propres produits et services : voir également les arrêts Cheung c. Target Event Production Ltd., 2010 CAF 255, au paragraphe 20; Badawy c. Igras, 2019 CAF 153, aux paragraphes 2, 3, 8 et 9. Pour y arriver, compte tenu des définitions des termes « marque de commerce » et « emploi » aux articles 2 et 4 de la Loi sur les marques de commerce, il faut que le demandeur ait employé la marque pour distinguer ses marchandises ou services de ceux d’autres personnes : Nissan Canada, paragraphes 15 à 18.

Sandhu Singh Hamdard Trust c Navsun Holdings Ltd., 2019 CAF 295 au para 39 [Sandhu Singh]

[91] Cette condition préalable n’existe pas en common law. Étant donné qu’il n’existe donc aucune disposition législative qui soit entièrement équivalente au délit de commercialisation trompeuse en common law, la Cour n’a pas compétence à l’égard de l’allégation de la demanderesse fondée sur le délit de commercialisation trompeuse en common law, et celle-ci est rejetée.

[92] L’allégation de commercialisation trompeuse restante de la demanderesse est fondée sur l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce. Cet alinéa dispose que « [n]ul ne peut […] appeler l’attention du public sur ses produits, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à y appeler ainsi l’attention, entre ses produits, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre ».

[93] Les défenderesses font valoir que cette disposition exige, comme condition préalable à la commercialisation trompeuse, que la demanderesse prouve qu’elle possédait [traduction] « une marque de commerce valide opposable au moment où les défenderesses ont commencé à attirer l’attention du public sur ses services », soit en 1984 selon elles. Les défenderesses s’appuient sur les décisions Fiducie Sadhu Singh Hamdard c Navsun Holdings Ltd., 2021 CF 602, au paragraphe 49, Brewster Transport Co v Rocky Mountain Tours & Transport Co, [1931] 336 SCR, aux pages 339 et 340, Badawy c Igras, 2019 CAF 153, au paragraphe 9, et Mainstreet Equity Corp c Canadian Mortgage Capital Corporation, 2022 CF 20, au paragraphe 64.

[94] Comme il est énoncé ci-dessus, l’alinéa 7b) de la Loi est une codification du délit de commercialisation trompeuse en common law, à laquelle s’ajoute l’exigence pour le demandeur de « prouver qu’il possède une marque de commerce valide opposable, déposée ou non, au moment où le défendeur a commencé à attirer l’attention du public sur ses propres produits et services » (Sandhu Singh, au para 39).

[95] Les défenderesses soutiennent que la demanderesse doit prouver qu’elle possédait [traduction] « une marque de commerce valide opposable au moment où les défenderesses ont commencé à attirer l’attention du public sur ses services » [non souligné dans l’original], soit en 1984 selon elles. Les défenderesses s’appuient sur les décisions Fiducie Sadhu Singh Hamdard c Navsun Holdings Ltd, 2021 CF 602, au paragraphe 49, Brewster Transport Co v Rocky Mountain Tours & Transport Co, [1931] 336 SCR, aux pages 339 et 340, Badawy c Igras, 2019 CAF 153, au paragraphe 9, et Mainstreet Equity Corp c Canadian Mortgage Capital Corporation, 2022 CF 20, au paragraphe 64.

[96] Je ne retiens pas cet argument. Le moment pertinent visé à l’alinéa 7b) est le moment où l’attention a commencé à être appelée de manière à causer prétendument de la confusion, c’est‑à‑dire le moment où l’allégation de commercialisation trompeuse a pris naissance. Le libellé de l’alinéa 7b) le confirme, car il ne renvoie pas au fait d’appeler l’attention, mais bien au fait d’appeler l’attention « de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada ».

[97] La demanderesse soutient que c’est en 2021, lorsqu’elles ont installé des pancartes de Dragona Flooring aux magasins FlooReno, que les défenderesses ont attiré l’attention de manière à causer de la confusion. La date pertinente est donc 2021 et non 1984. En 2021, la demanderesse employait la marque de commerce DRAGONA depuis 19 ans. Elle possédait donc une marque de commerce valide opposable en soi ou en vertu d’une licence accordée par Dragona Scarborough. Je suis convaincu que la demanderesse a satisfait à cette condition préalable.

[98] Les trois éléments nécessaires pour établir la commercialisation trompeuse ont été établis par la Cour suprême du Canada : i) l’existence d’un achalandage ou d’une réputation, ii) le fait que le public a été induit en erreur par une fausse déclaration et iii) le préjudice réel ou possible pour le demandeur (Ciba‑Geigy Canada Ltd. c Apotex Inc, [1992] 3 RCS 120 à la p 132).

L’achalandage ou la réputation

[99] Dans l’arrêt Ciba‑Geigy, à la page 134, la Cour suprême du Canada a expliqué que, dans ce contexte, l’achalandage doit être défini de façon large : « l’achalandage [est un] terme qu’il faut prendre dans un sens très large, englobant non seulement les gens qui constituent la clientèle mais aussi la réputation et le pouvoir d’attraction qu’exerce un commerce donné sur la clientèle ».

[100] Comme il est indiqué ci‑dessus, les parties ont sensiblement le même type de clients. Selon la preuve dont dispose la Cour, les sociétés Dragona vendent à trois types de clients particuliers, à savoir : 1) les entrepreneurs, 2) les détaillants et 3) le public. La plupart des ventes sont faites à des entrepreneurs en construction, et les arguments de la demanderesse étaient donc axés sur ce type de client. À mon avis, lorsqu’il s’agit d’évaluer l’achalandage, il ne faut pas se limiter à un seul groupe de clients. Je reconnais qu’une entreprise peut avoir un achalandage plus important ou une meilleure réputation auprès d’une catégorie de clients, mais si une entreprise possède un achalandage, il incombe à la Cour de déterminer si l’achalandage vise tous les clients ou un sous‑groupe de ceux-ci. La question qui se pose est la suivante : « À l’égard de qui l’entreprise possède‑t‑elle un achalandage? »

[101] Le marché géographique d’une entreprise est également pertinent dans l’analyse de l’achalandage. Il faut donc également se demander : « Où l’entreprise possède‑t‑elle un achalandage? »

[102] Talal a soutenu que les sociétés Dragona avaient divisé la RGT aux termes de l’entente de territoire alléguée. Selon lui, [traduction] « Dragona Scarborough continuerait de desservir sa clientèle à Scarborough et acceptait d’exercer ses activités associées au nom Dragona uniquement à l’est de la rue Yonge, et Dragona Mississauga développerait un nouveau marché à Mississauga et acceptait d’exercer ses activités associées au nom Dragona uniquement à l’ouest de la rue Yonge. »

[103] Je suis d’accord avec les défenderesses pour dire qu’aucun élément de preuve n’étaye l’existence de l’entente telle qu’elle est décrite par Talal. Même si la rue Yonge constitue une ligne de démarcation pratique, aucun élément de preuve autre que le témoignage de Talal n’indique que les parties ont convenu de diviser la RGT à cet endroit, ou du tout.

[104] Joe Comitale, qui a souscrit un affidavit pour le compte de la demanderesse, est le seul témoin indépendant qui a décrit la division est-ouest du territoire, mais il n’a pas désigné la rue Yonge comme la ligne de démarcation. Il a affirmé ce qui suit : [traduction] « Selon ce que je me souviens de la conversation, Nizar voulait étendre l’entreprise. Il allait s’occuper de l’est de la RGT depuis son établissement de Scarborough et Al allait s’occuper de l’ouest de la RGT depuis son nouvel établissement de Mississauga. »

[105] Sauf le témoignage de Talal, aucun élément de preuve n’étaye la proposition selon laquelle, au moment de la création de la demanderesse, chacune des parties au présent litige a accepté d’exercer ses activités commerciales uniquement dans l’est ou dans l’ouest de Toronto. Joe Comitale ne dit rien de tel. En fait, comme je l’ai mentionné ci‑dessus, Talal a vendu des produits de revêtement de sol au frère de Nizar à Scarborough. Il ne peut donc pas affirmer que les parties avaient convenu de ne pas réaliser de ventes sur le territoire de l’autre, alors que c’est précisément ce qu’il faisait. Les éléments de preuve montrent aussi que Dragona Scarborough a vendu des produits à des clients de l’ouest de Toronto.

[106] Compte tenu des éléments de preuve dont dispose la Cour, je ne suis pas en mesure de conclure à l’existence d’une entente selon laquelle chacune des parties exercerait ses activités dans un secteur particulier de Toronto. Chacune des parties a connu beaucoup de succès en affaires, et les gens d’affaires avertis vendent leurs produits n’importe où et à n’importe qui, tant que cela leur permet de réaliser un profit.

[107] Bref, je ne suis pas en mesure de conclure qu’il existait une entente de territoire entre les parties, comme le prétend la demanderesse.

[108] Même si Talal et Nizar avaient convenu de diviser la RGT, cela n’aurait pas réellement d’importance dans le cadre d’une allégation de commercialisation trompeuse. Toute division du territoire serait une création artificielle des parties. Le simple fait d’avoir divisé le territoire n’aurait aucune incidence sur l’endroit où les parties possèdent réellement un achalandage. Par exemple, si Talal et Nizar avaient convenu que seule la demanderesse pouvait étendre ses activités à Vancouver (qui est à l’ouest de la rue Yonge), cette entente ne changerait rien au fait que la demanderesse n’a aucune entreprise ni aucun achalandage à cet endroit.

[109] Parallèlement, même si les parties avaient convenu d’exercer leurs activités commerciales uniquement de leur côté respectif de la rue Yonge et qu’elles avaient mis cette entente par écrit, le défaut d’une partie de respecter cette entente ne l’aurait pas empêchée de développer un achalandage dans le territoire de l’autre. Il constituerait plutôt le fondement d’une allégation de violation de contrat.

[110] La demanderesse affirme que son achalandage est dans l’ouest de la RGT, et l’injonction qu’elle demande fait référence à ce territoire.

[111] La preuve montre que les entrepreneurs ont tendance à faire affaire avec des entreprises situées à proximité de leur lieu d’affaires. Par conséquent, il est juste d’accepter que, de façon générale, Dragona Scarborough vendrait ses produits dans l’ouest de la RGT et Dragona Mississauga vendrait ses produits dans l’est de la RGT. Toutefois, comme je l’ai indiqué, la preuve montre que ce n’était pas nécessairement le cas.

[112] Toutefois, je suis d’accord avec les défenderesses pour dire que l’ouest de la RGT couvre un grand territoire, y compris sans doute les [traduction] « municipalités régionales de Halton et de Peel, comprenant les municipalités de Brampton, de South Caledon, de Halton Hills, de Mississauga, de Milton et d’Oakville ». Je conviens également que la demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve permettant d’établir que son achalandage s’étend jusque-là.

[113] Les deux régions particulières visées par le différend concernant l’affichage sont celles de Mississauga et de North York.

[114] Je suis convaincu que Dragona Mississauga possède un achalandage à Mississauga. Je ne suis pas convaincu, compte tenu des éléments de preuve, qu’à l’époque pertinente elle possédait un achalandage à North York. Elle n’avait aucun magasin à cet endroit, et Steve Cochrane, qui a souscrit un affidavit pour le compte de la demanderesse, a déclaré que la demanderesse n’offrait un service de livraison [traduction] « qu’à des endroits situés tout près du magasin » et qu’elle n’effectuait aucune livraison à North York.

[115] Par conséquent, je conclus que, au moment où le litige a débuté, l’achalandage de Dragona Mississauga était généralement limité à Mississauga, mais la société possédait également un certain achalandage à Scarborough où elle avait fait des ventes.

[116] De même, je conclus que Dragona Scarborough possède un achalandage à Scarborough, ainsi qu’un certain achalandage à Mississauga où elle a fait des ventes.

[117] Il existe donc un certain chevauchement de l’achalandage des sociétés Dragona. Toutefois, il est incontestable qu’elles possèdent un achalandage important dans la région où se situent leurs établissements respectifs.

[118] Ayant conclu qu’il existe un achalandage rattaché à la marque de commerce DRAGONA à Mississauga, la Cour doit décider s’il appartient à la demanderesse ou s’il appartient aux défenderesses par application de l’article 50 de la Loi.

[119] Le paragraphe 50(1) de la Loi sur les marques de commerce porte sur l’octroi d’une licence d’emploi d’une marque de commerce.

50 (1) Pour l’application de la présente loi, si une licence d’emploi d’une marque de commerce est octroyée, pour un pays, à une entité par le propriétaire de la marque, ou avec son autorisation, et que celui‑ci, aux termes de la licence, contrôle, directement ou indirectement, les caractéristiques ou la qualité des produits et services, l’emploi, la publicité ou l’exposition de la marque, dans ce pays, par cette entité comme marque de commerce, nom commercial — ou partie de ceux‑ci — ou autrement ont le même effet et sont réputés avoir toujours eu le même effet que s’il s’agissait de ceux du propriétaire.

50 (1) For the purposes of this Act, if an entity is licensed by or with the authority of the owner of a trademark to use the trademark in a country and the owner has, under the licence, direct or indirect control of the character or quality of the goods or services, then the use, advertisement or display of the trademark in that country as or in a trademark, trade name or otherwise by that entity has, and is deemed always to have had, the same effect as such a use, advertisement or display of the trademark in that country by the owner.

[120] Il n’existe aucun contrat de licence écrit en l’espèce. Les défenderesses soutiennent qu’il est loisible à la Cour de déduire des éléments de preuve qu’il existe un contrat de licence (voir TGI Friday’s of Minnesota, Inc. c Canada (registraire des marques de commerce), [1999] ACF no 682 (CA) [TGI Friday’s], et Stork Market Inc. c 1736735 Ontario Inc., 2017 CF 779 [Stork Market]).

[121] Dans l’arrêt TGI Friday’s, la marque de commerce avait été enregistrée au nom de la société Friday’s Ltd., dont M. Lindy était le président et le principal actionnaire. En 1977, la marque de commerce a été cédée à M. Lindy en son nom personnel. Malgré la cession, Friday’s Ltd. a continué à utiliser la marque de commerce à l’exclusion de M. Lindy. Le registraire a radié la marque de commerce au motif que rien n’indiquait que M. Lindy l’utilisait.

[122] Au paragraphe 9, la Section d’appel de la Cour fédérale du Canada a reconnu que la preuve permettait raisonnablement d’inférer l’existence d’une licence, de sorte que l’emploi de la marque par Friday’s Ltd., en tant que cessionnaire, était réputé être un emploi de la marque par M. Lindy :

L’appelante soutient que même si M. Lindy n’a pas octroyé de licence écrite à la société pour la période allant de 1977 à la date de l’avis prévu à l’article 44, la preuve permet raisonnablement d’inférer l’existence d’une licence verbale et du contrôle de M. Lindy. Ce dernier est demeuré le président et le principal actionnaire de la société jusqu’à la date de l’avis prévu à l’article 44 et, pendant cette période, la société a exploité un bar et un restaurant en se servant de la marque de commerce. À notre avis, ces faits permettent d’inférer que la société a utilisé la marque en vertu d’une licence verbale octroyée par M. Lindy ou en vertu d’une entente équivalant à une licence verbale et que la marque est demeurée sous le contrôle direct ou indirect de M. Lindy. Cela a donc permis à la société d’utiliser la marque de commerce comme elle l’a fait dans le cadre de son entreprise.

[Non souligné dans l’original.]

[123] Dans la décision Stork Market, les défendeurs ont soutenu que les marques de commerce étaient enregistrées au nom de M. Fronte, mais qu’elles n’étaient employées que par la société demanderesse. Ils ont soutenu qu’aucune preuve n’avait été présentée pour démontrer qu’il existait un contrat de licence ou que M. Fronte employait la marque de commerce. Aux paragraphes 20 et 21, la Cour a accepté qu’une licence verbale avait été accordée à la société demanderesse par M. Fronte :

[20] J’accepte l’argument des demandeurs selon lequel la licence requise ne doit pas être écrite et que, lorsque le propriétaire d’une marque de commerce contrôle également une société fermée qui utilise la marque, on peut en tirer la conclusion que la société utilise la marque aux termes d’une licence verbale accordée par le propriétaire, et le propriétaire affirme ainsi le contrôle requis sur les caractéristiques ou la qualité des marchandises ou des services (voir TGI Friday’s of Minnesota Inc. c Canada (Registrar of Trade Marks) (1999), 241 NR 362 (CAF); Fairweather Ltd. c Canada (Registraire des marques de commerce, 2006 CF 1248; Smart & Biggar c Powers (2001), 16 CPR (4th) 276 (COMC)).

[21] La déclaration affirme que M. Fronte est l’unique administrateur, dirigeant et actionnaire de Stork Market. Les demandeurs n’ont pas produit d’éléments de preuve présentant explicitement la structure d’entreprise de Stork Market. Toutefois, M. Fronte a témoigné être le propriétaire et exploitant de Stork Market et, mis à part une semaine durant laquelle son frère a assuré la livraison des pancartes sur pelouse, son unique employé. Il ressort clairement du témoignage de M. Fronte que c’est lui qui a lancé l’entreprise et qui la gère. Conformément à la jurisprudence applicable, je suis d’avis qu’il s’agit d’un cas approprié où l’on peut déduire qu’il y a eu autorisation verbale de la part de M. Fronte à Stork Market et que M. Fronte exerce le contrôle requis sur les marchandises et les services. Par conséquent, les demandeurs peuvent se prévaloir de la protection de l’article 50(1) de la Loi sur les marques de commerce, et l’argument des défendeurs selon lequel les marques de M. Fronte ne sont pas distinctives et associées à une seule source ne représente pas un motif pour conclure que les marques sont invalides.

[124] Dragona Scarborough a été constituée en société le 9 octobre 1984. À cette époque et pendant de nombreuses années, Nizar était le principal responsable de Dragona Scarborough et participait à de nombreux aspects de l’entreprise. La société utilise la marque de commerce DRAGONA depuis sa constitution. Elle possédait donc un achalandage rattaché à la marque de commerce DRAGONA avant la création de la demanderesse.

[125] Lorsqu’il a été contre‑interrogé au sujet de la réputation de Dragona Scarborough dans la RGT au cours de la période précédant la constitution en société de la demanderesse, Talal a déclaré que les affaires étaient bonnes et que la société était bien connue.

[traduction]

Q. Je veux juste savoir ce que vous saviez en tant que personne travaillant dans le domaine.

Pouvez‑vous me parler de la réputation de Supplies Limited [Dragona Scarborough] dans la RGT de 1984 jusqu’au début de 1993?

R. Vous voulez que je vous dise comment allaient ses affaires?

Q. D’accord.

R. Il réussissait bien et, vous savez, c’est tout ce que je sais. Il réussissait bien en affaires.

Q. D’accord. Et, s’il réussissait bien en affaires, pensez‑vous qu’il était connu?

R. Oui, il l’était.

[126] Compte tenu de cet aveu et des éléments de preuve relatifs aux ventes réalisées ailleurs qu’à Scarborough, je conclus que même si l’achalandage était concentré à Scarborough, il s’étendait à d’autres secteurs de la RGT, comme Mississauga.

[127] Le 21 décembre 1992, Nizar et Talal ont constitué en société Dragona Mississauga. Ils étaient des associés en parts égales.

[128] Il existe un désaccord entre les parties quant à la raison pour laquelle la demanderesse a été constituée en société et a commencé à exercer des activités. Talal était poseur de moquettes. En 1986, il a ouvert Droven Carpet Supplies, une entreprise d’approvisionnement en moquettes, à Mississauga. Il a dit qu’il avait exploité Droven Carpet Supplies pendant environ deux ans, puis qu’il avait vendu l’entreprise pour lancer une nouvelle entreprise de produits de revêtement de sol. Les acheteurs de Droven Carpet Supplies font affaire avec Dragona Scarborough.

[129] La nouvelle entreprise de Talal, Standard Flooring, était située à Brampton. Il a vendu cette entreprise au début des années 1990 et a repris son travail en tant que poseur de moquettes. Il a affirmé que, en 1992, il était prêt à lancer une autre entreprise. Il a déclaré qu’un des grands fournisseurs de Dragona Scarborough, Robert, avait un distributeur à Mississauga qui avait récemment déménagé à Brampton, de sorte qu’il y avait un magasin vacant à Mississauga. Talal a vu une occasion.

[130] En contre‑interrogatoire, Talal a témoigné quant à la façon dont la coentreprise avec Nizar était née :

[traduction]

Q. Êtes‑vous d’accord pour dire que, lorsque vous avez lancé la nouvelle entreprise avec Nizar en décembre 1992 à Mississauga, Nizar tentait d’élargir les activités de Dragona?

R. Eh bien, c’est que, on a essayé d’ouvrir un nouvel établissement à Mississauga. On en a discuté, c’est tout.

J’allais ouvrir un établissement à Mississauga de toute façon et Nizar m’a convaincu qu’on pouvait l’ouvrir ensemble et l’appeler Dragona. C’est ce dont on a convenu.

[Non souligné dans l’original.]

[131] Les défenderesses affirment que la demanderesse a été constituée en société [traduction] « dans le but d’élargir les activités de [Dragona Scarborough] par l’ajout d’un magasin à Mississauga ». Même si Talal a tenté d’éviter de l’admettre, je conclus que Dragona Mississauga a été lancée dans le but d’élargir les activités des défenderesses par l’ajout d’un établissement physique à Mississauga. Il se peut que Talal ait eu l’idée de lancer une nouvelle entreprise à Mississauga, mais ce qui s’est produit en fin de compte, c’est que Nizar a financé la moitié de la nouvelle entreprise et lui a offert le nom DRAGONA.

[132] Talal a affirmé que même si Nizar et lui étaient tous deux dirigeants et administrateurs de Dragona Mississauga, c’était lui qui exploitait l’entreprise et qui traitait avec les fournisseurs et les clients. Il a décrit Nizar comme un [traduction] « associé passif ». Il a laissé entendre que Nizar n’exerçait aucun contrôle sur l’entreprise.

[133] Toutefois, il ressort clairement du dossier que Talal et Nizar et les sociétés Dragona avaient des relations importantes. Le fait que Dragona Scarborough a été créée avant Dragona Mississauga est également pertinent. Lorsque Dragona Mississauga a commencé à exercer ses activités, il existait déjà des clients, des fournisseurs et une façon rentable de faire affaire dont elle a profité.

[134] Les deux sociétés Dragona offraient en grande partie les mêmes produits, qu’ils se procuraient des mêmes fournisseurs. Les fournisseurs des sociétés Dragona autorisaient Nizar et Talal à combiner leurs volumes de vente pour calculer les rabais fondés sur le volume, ce qu’ils ont fait jusqu’à l’introduction de la présente action, lorsque Dragona Scarborough a dit aux distributeurs de ne plus calculer les rabais en fonction des volumes de ventes combinés.

[135] Il y avait parfois un « partage des stocks » entre les sociétés Dragona. Un client régulier de l’une des sociétés Dragona pouvait utiliser son compte auprès d’une société pour acheter des produits auprès de l’autre société, auquel cas la première société remboursait la deuxième. Par exemple, un entrepreneur ayant un compte auprès de Dragona Mississauga mais exécutant des travaux à Scarborough pouvait acheter des matériaux de Dragona Scarborough tout en recevant sa facture de Dragona Mississauga. En contre-interrogatoire, Talal a affirmé que cet arrangement n’était pas largement publicisé et n’était offert qu’à environ une douzaine de clients importants. Il visait à s’assurer que ces clients demeurent fidèles à leur société Dragona locale. Il était entendu que ce qui valait pour une des sociétés Dragona valait pour l’autre. Talal a affirmé que cet arrangement a pris fin en 2012 lorsqu’il a acheté les actions que Nizar détenait dans la société Dragona Mississauga.

[136] Compte tenu de ces éléments de preuve, je conclus qu’un contrat de licence verbal a été conclu entre les parties.

[137] Même si Nizar ne détenait pas une participation majoritaire dans la demanderesse de 1992 à 2012, il était actionnaire à 50 %, ce qui lui conférait un contrôle important sur l’entreprise. De plus, il a accepté d’autoriser la demanderesse à employer la marque de commerce DRAGONA, et son beau‑frère Talal et lui ont eu de nombreux échanges touchant directement l’entreprise à Mississauga.

[138] Même si Talal a décrit Nizar comme un associé passif, il serait injuste de le décrire comme un simple bailleur de fonds. Nizar est un homme d’affaires prospère travaillant dans le même secteur d’activité que la demanderesse et ayant un grand intérêt à protéger la réputation de la marque de commerce DRAGONA. Si Dragona Mississauga avait eu des difficultés financières, il est très peu probable qu’il soit resté sur la touche.

[139] Puisque les volumes de ventes des sociétés Dragona étaient combinés pour obtenir des rabais des fournisseurs, Dragona Scarborough était en mesure d’influer sur le choix des produits vendus par la demanderesse. La demanderesse aurait été fortement incitée à acheter les mêmes produits que Dragona Scarborough auprès des mêmes fournisseurs afin de réduire les coûts d’inventaire. Même après 2012, la demanderesse vendait en grande partie les mêmes produits que Dragona Scarborough, probablement, du moins en partie, en raison des rabais fondés sur les volumes de ventes combinés.

[140] Pour ces motifs, je conclus que Dragona Scarborough, par l’intermédiaire de Nizar, contrôlait indirectement l’emploi de la marque de commerce DRAGONA pendant la période de son emploi par la demanderesse, de 1992 à 2012. Par conséquent, tout achalandage rattaché à l’emploi de la marque par la demanderesse pendant cette période peut être attribué aux défenderesses au titre de l’article 50(1) de la Loi.

[141] La demanderesse fait valoir que, s’il existait un contrat de licence, il a pris fin lorsque Nizar a vendu ses actions dans Dragona Mississauga à Talal.

[142] La convention d’achat d’actions, datée du 25 janvier 2012, a été déposée en preuve. Elle comporte deux attendus qui indiquent clairement que l’entente visait la vente et l’achat des actions de la demanderesse appartenant à Nizar :

[traduction]

1. Le vendeur détient deux actions ordinaires émises et en circulation de Dragona et de Surfaces, entièrement libérées et non cotisables (les « actions »).

2. L’acheteur souhaite acheter les actions, et le vendeur souhaite vendre les actions.

[143] La demanderesse a attiré l’attention sur l’article 1.4, intitulé [traduction] « Intégralité de l’entente » :

[traduction]

La présente entente, ainsi que les documents de vente, constitue l’entente intégrale entre les parties à l’égard de l’objet de la présente et remplace l’ensemble des accords, des lettres d’intention, des négociations, des discussions et des ententes antérieurs, écrits ou verbaux, entre les parties. Il n’existe pas de déclarations, de garanties, de conditions, d’autres ententes ou d’engagements, directs ou indirects, exprès ou implicites, qui font partie de la présente entente, qui ont une incidence sur celle-ci ou qui ont incité une partie à conclure la présente entente, autres que celles qui sont établies dans la présente entente ou dans les documents de vente, et aucune partie ne s’est appuyée sur de telles déclarations, garanties, conditions, autres ententes ou engagements.

[144] Je ne suis pas convaincu que cette clause aide la demanderesse en ce qui concerne le contrat de licence verbal entre les parties. Premièrement, la convention d’achat d’actions ne porte que sur la vente des actions, et le contrat de licence déborde largement ce sujet. Deuxièmement, la convention d’achat d’actions a été conclue entre deux particuliers, et toute clause relative à la marque de commerce DRAGONA aurait exigé que Dragona Scarborough et Dragona Mississauga soient parties à l’entente.

[145] Dans la décision Empresa Cubana Del Tabaco c Shapiro Cohen, 2011 CF 102, la Cour a affirmé, au paragraphe 84, qu’il y a, pour le propriétaire inscrit d’une marque de commerce, essentiellement trois manières de démontrer l’effectivité de son contrôle afin de bénéficier de la présomption du paragraphe 50(1) de la Loi. Il peut explicitement affirmer sous serment qu’il exerce effectivement le contrôle prévu; il peut produire des éléments de preuve démontrant qu’il exerce effectivement le contrôle nécessaire, ou il peut produire une copie du contrat de licence qui prévoit expressément l’exercice d’un tel contrôle.

[146] S’il s’agit là des trois manières « essentielles » de démontrer le contrôle, il ne s’agit pas des seules manières de le faire.

[147] L’affaire dont est saisie la Cour est unique. J’ai conclu qu’il existait un contrat de licence au moins jusqu’en 1992. Après la vente des actions, les défenderesses n’avaient aucun contrôle sur les activités de la demanderesse. Toutefois, Abad a attesté qu’il gardait un œil sur les activités de la demanderesse et que l’emploi de la marque de commerce DRAGONA par la demanderesse ne posait aucune problème avant les événements qui ont donné lieu au présent litige. Étant donné les liens de parenté en cause et la similitude des produits vendus par les sociétés Dragona et de leurs clients, il n’est pas surprenant qu’il y ait peu d’exemples de contrôle réel.

[148] En outre, il y a le témoignage de Mostapha, que la Cour accepte, selon lequel Talal et son fils Sami ont reconnu et accepté que la marque de commerce DRAGONA appartenait à Nizar et aux défenderesses. La reconnaissance de la propriété de la marque de commerce doit également être considérée comme une reconnaissance du droit du propriétaire de contrôler l’emploi de la marque. S’il en était autrement, cette reconnaissance n’aurait aucune signification.

[149] Je conclus donc qu’il a continué d’exister une licence d’emploi de la marque de commerce DRAGONA après 1992.

[150] Les défenderesses ont allégué l’existence d’un contrat de licence. Selon elles, le contrat de licence était d’une durée initiale de cinq ans, autorisait la demanderesse à employer la marque de commerce DRAGONA uniquement dans un établissement physique à Mississauga et empêchait Dragona Scarborough d’ouvrir un établissement physique à Mississauga. Les défenderesses soutiennent que la demanderesse a contrevenu au contrat de licence et que celui-ci est désormais résilié, ce qui aurait pour effet de permettre aux défenderesses d’exercer des activités à Mississauga et d’empêcher la demanderesse de continuer à employer la marque de commerce DRAGONA.

[151] Selon moi, aucun élément de preuve n’étaye l’allégation des défenderesses selon laquelle la durée de la licence d’emploi de la marque de commerce DRAGONA octroyée à la demanderesse était limitée, à l’origine, à cinq ans après la vente par Nizar de ses actions dans la demanderesse. Étant donné que Dragona Mississauga a continué à employer la marque de commerce DRAGONA sans problème et que les défenderesses ont allégué que la licence avait été prolongée à perpétuité, cette question n’est pas déterminante.

[152] Il est certain que lorsque Nizar a accepté de s’associer à Talal en 1992 pour ouvrir le magasin de la demanderesse à Mississauga et de l’appeler Dragona, il n’y avait qu’un seul établissement physique. Tout comme il n’existe aucun élément de preuve à l’appui de l’existence de l’entente de territoire, il n’existe aucun élément de preuve montrant que l’une ou l’autre des parties a envisagé d’augmenter le nombre d’établissements avant les événements qui ont donné lieu à la présente action. Il n’y a donc rien qui laisse entendre que l’une ou l’autre des restrictions alléguées par les défenderesses constituait une condition de la licence d’emploi de la marque de commerce DRAGONA octroyée à la demanderesse.

[153] Étant donné que l’emploi par la demanderesse de la marque de commerce DRAGONA a toujours été visé par la licence octroyée par Dragona Scarborough, je conclus que tout achalandage rattaché à la marque de commerce DRAGONA à Mississauga appartient au propriétaire de la marque de commerce, soit Dragona Scarborough, par application du paragraphe 50(1) de la Loi.

[154] Par conséquent, étant donné que la demanderesse ne possède aucun achalandage rattaché à la marque de commerce DRAGONA, l’action en commercialisation trompeuse doit être rejetée.

La fausse déclaration

[155] Si je n’avais pas conclu que l’achalandage a appartenu aux défenderesses pendant toute la période visée ou si ma conclusion à cet égard est annulée à une date ultérieure, je ne suis pas convaincu qu’il a été établi que les défenderesses ont fait une fausse déclaration.

[156] Pour établir l’existence d’une fausse déclaration, la Cour doit conclure que les défenderesses ont fait passer leurs produits, leurs services ou leur entreprise (à Mississauga) pour ceux de la demanderesse.

[157] Une marque de commerce peut être employée simultanément par deux entreprises distinctes, notamment dans la même zone géographique. On dit que lorsque des parties ont employé conjointement et ont profité conjointement de l’emploi d’une marque, aucune des parties ne peut empêcher l’autre de l’employer en liaison avec leur entreprise respective (voir Edward Chapman Ladies’ Shop Ltd. v Edward Chapman Ltd., 2007 BCCA 370 au para 50).

[158] Dans la présente affaire, Dragona Scarborough était connue dans toute la RGT avant 1992 et a continué de réaliser des ventes dans toute la RGT. Par conséquent, elle avait et a toujours le droit d’employer la marque de commerce DRAGONA dans toute la RGT, même si une certaine confusion a été créée en raison de l’emploi par Dragona Mississauga de la marque de commerce DRAGONA à Mississauga.

[159] Les défenderesses invoquent la décision Banquet & Catering Supplies Rental Ltd v Bench & Table Rental World Inc (1979), 52 CPR (2e) 71, plus précisément les commentaires formulés par la Cour aux pages 73 et 74 :

[traduction]

Toutefois, la confusion, en soi, ne suffit pas à établir la commercialisation trompeuse. À cet égard, le principal commentateur canadien dans le domaine, Harold A. Fox, dans l’ouvrage Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 2e édition (1956), a écrit ce qui suit [à la page 731] :

Le simple fait qu’une certaine confusion en découlera ne constitue pas un facteur essentiel dans une action en commercialisation trompeuse. À moins qu’il puisse être démontré que le droit de propriété du demandeur a été violé, le demandeur n’a aucun recours. Comme l’a observé le vicomte Simon dans la décision Marengo v Daily Sketch and Sunday Graphic Ltd. (1948), 65 R.P.C. 242 au para 245 : « C’est en ce sens, si je comprends bien, que le maître des rôles a commencé son jugement par l’observation suivante :

« Nul n’a le droit d’être protégé contre la confusion en tant que telle. La confusion peut découler du conflit entre deux droits ou libertés indépendants et, dans ce cas, aucune des parties ne peut se plaindre : elles doivent accepter la confusion comme un des malheurs de la vie. »

[160] En l’espèce, Dragona Scarborough avait le droit d’employer la marque de commerce DRAGONA à Mississauga, comme elle le faisait depuis 1984. On pourrait dire que le droit serait renforcé s’il existait une licence, comme j’ai conclu que c’était le cas entre 1992 et 2012. S’il n’existait aucune licence après 1992 et que Dragona Mississauga a créé un achalandage après 1992 en son propre nom, la confusion qui en découle n’est donc qu’un des [traduction] « malheurs de la vie ». Cela ne constitue pas une commercialisation trompeuse.

[161] Le même raisonnement a été adopté par la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick dans l’arrêt McMillan (J. & A.) Ltd. c McMillan Press Ltd., [1989] AN-B no 602, au paragraphe 25, citant Halsbury’s Laws of England, 3e éd., vol 48, p 107, para 153 :

Une certaine confusion peut également voir le jour, sans qu’il y ait assertion inexacte, lorsque le défendeur a un droit spécial d’employer un nom soit parce qu’il s’agit de son propre nom, soit en raison d’un emploi concomitant établi. Dans les cas de cette nature, les tribunaux ont tenu pour acquis que le défendeur fait simplement un exposé véridique des faits qu’il a légitimement le droit de faire et le défendeur n’est pas responsable du fait que cet exposé soit mal compris par certaines personnes à moins qu’il ne fasse quelque chose d’autre pour augmenter le risque de confusion; quoique l’on ait posé, pour expliquer ces cas, qu’il y a assertion inexacte mais que le défendeur a le privilège spécial de la faire.

[162] Pour ces motifs, même si la demanderesse peut établir un achalandage, il n’y a eu aucune fausse déclaration de la part des défenderesses et l’action en commercialisation trompeuse doit être rejetée.

Conclusion

[163] La requête en jugement sommaire et la demande reconventionnelle des défenderesses seront accueillies. La radiation des marques de commerce contestées sera ordonnée, et les allégations de violation d’une marque de commerce et de dépréciation de l’achalandage formulées par la demanderesse au titre des articles 20 et 22 de la Loi seront rejetées.

[164] La requête en jugement sommaire de la demanderesse sera accueillie. Toutefois, la demanderesse n’a pas établi qu’il y a eu commercialisation trompeuse en contravention de l’alinéa 7b) de la Loi. Ses allégations présentées au titre de cette disposition seront donc rejetées. En outre, son allégation de commercialisation trompeuse en contravention de la common law sera rejetée.

[165] Étant donné que toutes les allégations de la demanderesse seront rejetées, la présente action sera rejetée avec dépens en faveur des défenderesses.

[166] Si les parties ne sont pas en mesure de s’entendre quant au montant des dépens, les défenderesses peuvent, dans les deux semaines de la présente décision, déposer des observations écrites d’au plus cinq pages, et la demanderesse peut, dans les deux semaines suivantes, déposer des observations écrites en réponse d’au plus cinq pages.


JUGEMENT dans le dossier T‑751‑21

LA COUR STATUE :

  • 1. L’action de la demanderesse est rejetée;

  • 2. La demande reconventionnelle des défenderesses est accueillie;

  • 3. Les enregistrements nos 883960, 883962 et 938501 seront radiés du registre des marques de commerce, conformément à l’article 57(1) de la Loi sur les marques de commerce;

  • 4. Les défenderesses ont droit aux dépens relatifs à la demande et à la demande reconventionnelle, à l’égard desquels la Cour demeure compétente.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑751‑21

 

INTITULÉ :

DRAGONA CARPET SUPPLIES MISSISSAUGA INC. c DRAGONA CARPET SUPPLIES LTD. ET FLOORENO BUILDNG SUPPLIES INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Du 14 au 18 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Joshua W. Spicer

Adam Bobker

 

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Scott Miller

Deborah Meltzer

 

Pour les défenderesses/

demanderesses reconventionnelles

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bereskin & Parr S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

 

MBM Intellectual Property Law LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les défenderesses/

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES

 

 

 

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