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Date : 20220725


Dossier : T‑1030‑21

Référence : 2022 CF 1090

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ASSOCIATION DES JURISTES DE JUSTICE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le présent jugement concerne une demande de contrôle judiciaire présentée par l’Association des juristes de justice [AJJ], en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, à l’égard de lignes directrices publiées par le Service administratif des tribunaux judiciaires [SATJ], un organisme fédéral établi en vertu de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, LC 2002, c 8.

Contexte

[2] L’AJJ est l’agent négociateur des avocats employés par le ministère de la Justice du Canada et le Service des poursuites pénales du Canada. Bon nombre des membres de la demanderesse, dans le cadre de leur emploi, comparaissent régulièrement devant les cours fédérales du Canada, soit la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada et la Cour canadienne de l’impôt. Ci‑après, l’expression « une cour fédérale » désigne l’une de ces cours, tandis que « la Cour fédérale » désigne expressément cette Cour‑ci.

[3] Les services administratifs pour ces quatre cours fédérales sont fournis par le SATJ. Le SATJ est dirigé par un administrateur en chef nommé par le gouverneur en conseil. Cet administrateur en chef travaille avec les juges en chef de chacune des cours fédérales pour gérer leurs fonctions administratives. Bien que le SATJ appuie la magistrature, il fait toujours partie du gouvernement du Canada et du pouvoir exécutif du gouvernement.

[4] Comme pour presque tous les aspects de la société canadienne, la pandémie de COVID‑19 a eu une incidence importante sur le fonctionnement des cours fédérales. Le 16 mars 2020, en réponse à l’augmentation des cas de COVID‑19, chacune des cours fédérales a cessé de tenir des audiences en personne. Dans les mois et les années qui ont suivi, chaque cour a tracé sa propre voie pour s’adapter à notre nouvelle réalité.

[5] Dans la présente demande, l’AJJ conteste les lignes directrices du SATJ concernant la protection contre la COVID‑19 dans les cours fédérales du Canada, en particulier devant la Cour canadienne de l’impôt. La demanderesse demande le redressement suivant dans son avis de demande :

1. Une déclaration selon laquelle la santé et la sécurité des participants aux procédures judiciaires, y compris les avocats, sont protégées par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés;

2. Une déclaration selon laquelle le SATJ a insuffisamment protégé les participants aux procédures judiciaires contre les risques néfastes pour la santé de la pandémie de COVID‑19 devant la Cour canadienne de l’impôt en :

a. n’exigeant pas que tous les participants aux audiences en personne portent un masque approprié en tout temps;

b. n’exigeant pas que les autres personnes présentes dans les installations du palais de justice portent des masques appropriés en tout temps;

c. ne fournissant pas les ressources et l’infrastructure adéquates pour permettre la tenue des procédures à distance par téléconférence, vidéoconférence ou autrement plutôt qu’en personne;

d. ne démontrant pas qu’il a fourni le chauffage, la ventilation et la climatisation nécessaires aux participants aux procédures judiciaires;

3. Une déclaration selon laquelle les règles exigeant le port du masque pour toutes les audiences en personne relèvent de la responsabilité de l’administrateur en chef du SATJ en vertu du paragraphe 7(2) de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, LC 2002, c 8, et ne relève pas de la fonction judiciaire réservée à la Cour canadienne de l’impôt au paragraphe 8(1) de cette loi;

4. Une ordonnance de mandamus enjoignant au SATJ de diffuser une directive exigeant que tous les participants aux procédures en personne portent un masque approprié en tout temps devant les tribunaux assujettis à sa compétence;

5. Une ordonnance de mandamus exigeant que le SATJ fournisse des ressources suffisantes pour permettre aux fonctionnaires judiciaires de tous les tribunaux de mener des procédures par vidéoconférence;

6. Subsidiairement, une déclaration selon laquelle, dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, un tribunal sous la responsabilité du SATJ a l’obligation de veiller à ce que les tribunaux soient sécuritaires pour tous les participants dans le contexte d’une pandémie;

7. Tout autre redressement que la Cour estime juste.

[6] La demanderesse fait remarquer que la Cour canadienne de l’impôt n’a jamais fait la transition vers des audiences virtuelles (c.‑à‑d. des audiences tenues par vidéoconférence ou téléconférence). Elle a plutôt a repris les audiences en personne seulement, les audiences ayant été suspendues à plusieurs reprises en réponse à la COVID‑19. C’est pourquoi la demanderesse a expressément mentionné la Cour canadienne de l’impôt dans la présente demande.

Lignes directrices du SATJ

[7] En réponse à la COVID‑19, les tribunaux fédéraux ont publié des directives de pratique pour suspendre temporairement les activités régulières, reporter les audiences en personne et, dans la mesure du possible, tenir des audiences par téléconférence et vidéoconférence.

[8] Le SATJ a adopté ce que le défendeur décrit dans ses observations comme [traduction] « une approche d’atténuation des risques à plusieurs niveaux comportant une combinaison de mesures préventives utilisées simultanément ».

[9] En juillet 2020, le SATJ a publié le document « COVID‑19 : Mesures préventives recommandées – Reprise des activités en personne des cours » [les lignes directrices du SATJ]. Les lignes directrices du SATJ ont été mises à jour en mars 2021 et en septembre 2021.

[10] Les lignes directrices du SATJ de juillet 2020 exigent que les participants au tribunal portent un masque non médical ou un couvre‑visage en tissu lorsque la distanciation physique ne peut pas être maintenue. Les versions de mars 2021 et de septembre 2021 des lignes directrices du SATJ exigent que les participants au tribunal portent un masque de procédure jetable bleu « en tout temps ». Les lignes directrices du SATJ de mars et de septembre 2021 indiquent également qu’un agent de sécurité du tribunal ou une autre personne désignée par le SATJ assurera le respect de cette directive.

[11] Sous la rubrique « Dans la salle d’audience », les lignes directrices du SATJ de mars 2021 et de septembre 2021 indiquent que des masques de procédure jetables bleus seront fournis aux endroits appropriés dans la salle d’audience pour qu’ils puissent être utilisés au besoin. Les lignes directrices du SATJ de juillet 2020, sous la même rubrique, stipulent ce qui suit :

Même si toutes les mesures sont prises afin de s’assurer que l’aménagement physique ou l’emploi de cloisons garantissent la distanciation physique, il est possible que l’on n’y parvienne pas dans certaines circonstances au cours de l’audience. Dans ces cas, les usagers des Cours doivent porter un masque non‑médical ou un couvre‑visage en tissu.

[12] À la suite de l’audition de la présente demande, les lignes directrices du SATJ ont de nouveau été mises à jour en juin 2022. Les lignes directrices du SATJ de juin 2022 exigent également le port de masques de procédure bleus en tout temps et indiquent que des masques sont fournis dans les salles d’audience.

Lignes directrices des cours

[13] En plus des lignes directrices du SATJ, chacune des cours fédérales a publié ses propres lignes directrices sur les audiences tenues en personne. La demanderesse a déposé des versions de ces lignes directrices dans son dossier de demande. Les lignes directrices de la Cour canadienne de l’impôt indiquent que les participants doivent « porter l’EPI approprié (masque et/ou gants) à l’intérieur des installations de la cour lorsqu’une distance physique de deux mètres n’est pas possible. Cela inclut les salles d’audience et les espaces communs intérieurs. » Les lignes directrices de la Cour canadienne de l’impôt indiquent également que « les mesures et directives de prévention pourraient différer dans certaines villes ou provinces en fonction des directives et des lois locales et provinciales en vigueur au moment de votre audience ».

[14] Comme il a été mentionné précédemment, la Cour canadienne de l’impôt a pour politique de ne pas tenir d’audiences virtuelles.

[15] Les lignes directrices de la Cour fédérale stipulent que « les personnes assistant à une audience en personne de la Cour fédérale, y compris les avocats, les parties, les témoins et les membres du public, doivent porter un masque ou un couvre‑visage couvrant le nez, la bouche et le menton à l’intérieur de la salle d’audience, sauf pour faire un témoignage ou une plaidoirie ». Les lignes directrices de la Cour fédérale précisent en outre que « [l]e juge ou le protonotaire saisi de l’instance doit porter le masque quand il entre et sort de la salle d’audience, mais il peut l’enlever à d’autres moments ».

Plaidoyer et position de la demanderesse sur les précautions liées à la COVID‑19

[16] L’AJJ, par l’intermédiaire de l’affidavit de son président, David McNarin [l’affidavit de M. McNarin], a fourni un historique détaillé de ses efforts de représentation au nom de ses membres pour assurer la protection de leur santé et de leur sécurité. En bref, la demanderesse a préconisé l’utilisation maximale possible des audiences virtuelles. Lorsqu’une audience en personne doit être tenue, la demanderesse a cherché à s’assurer que les installations du tribunal sont sécuritaires, notamment en ayant une ventilation adéquate, et que le port du masque de protection soit exigé pour tous les participants aux procédures judiciaires, y compris les avocats, les témoins, le personnel judiciaire et les juges.

[17] L’AJJ soutient que le SATJ et les tribunaux fédéraux n’ont pas répondu adéquatement à ses préoccupations.

[18] L’experte de la demanderesse, Mme Lisa Brosseau, hygiéniste industrielle agréée, a examiné les lignes directrices de la Cour fédérale et de la Cour canadienne de l’impôt, ainsi que les lignes directrices du SATJ de mars 2021. Selon elle, ces lignes directrices sont inadéquates pour prévenir la transmission du SRAS‑CoV‑2, le virus à l’origine de la COVID‑19.

Position du défendeur sur les précautions liées à la COVID‑19

[19] Le défendeur a présenté l’affidavit d’Adele Anderson, directrice générale par intérim des Ressources humaines du SATJ [l’affidavit de Mme Anderson]. Elle affirme qu’elle a été informée que, lors de la préparation de ses lignes directrices, le SATJ a consulté des partenaires externes, y compris d’autres chefs de l’administration des tribunaux canadiens, Services publics et Approvisionnement Canada et le groupe de travail sur les mesures de santé publique liées à la COVID‑19 dirigé par l’Agence de la santé publique du Canada.

[20] Mme Anderson fait remarquer que le SATJ ne décide pas si une audience sera tenue en personne ou virtuellement, décrit les investissements que le SATJ a faits pour faciliter la tenue des audiences virtuelles et souligne ceci : [traduction] « Il n’y a pas de limite pratique au nombre d’audiences virtuelles qui peuvent être tenues ». Mme Anderson mentionne également plusieurs examens externes des installations du SATJ, y compris des examens des mesures de contrôle physiques et de la qualité de l’air.

[21] Mme Anderson affirme qu’elle n’est pas au courant de cas signalés d’un participant ayant obtenu un résultat positif à un test de dépistage de la COVID‑19 à la suite d’une audience en personne devant la Cour fédérale. De plus, elle affirme qu’à sa connaissance, aucun visiteur dans les installations du SATJ, y compris des visiteurs aux comptoirs d’enregistrement, n’a signalé avoir reçu un résultat positif à un test de dépistage de la COVID‑19 après avoir visité les installations gérées par le SATJ.

Questions à trancher

[22] La présente demande soulève les cinq questions suivantes, et les parties y ont répondu :

  1. Y a‑t‑il des éléments de preuve qui ont été déposés dans la présente demande qui sont irrecevables?

  2. La présente demande a‑t‑elle un caractère théorique?

  3. La demanderesse dispose‑t‑elle d’autres recours adéquats?

  4. Le SATJ est‑il empêché de rendre obligatoires les audiences virtuelles et le port du masque en raison de l’indépendance judiciaire?

  5. Les mesures de sécurité du SATJ enfreignent‑elles l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte]?

Analyse

(1) Y a‑t‑il des éléments de preuve qui ont été déposés dans la présente demande qui sont irrecevables?

[23] Les deux parties soutiennent que certains éléments de la preuve dont la Cour est saisie constituent des ouï‑dire inadmissibles. La demanderesse soutient que les paragraphes 35 à 36 et 40 à 41 de l’affidavit de Mme Anderson sont irrecevables, car il s’agit de ouï‑dire double. La demanderesse soutient que ces paragraphes révèlent ce que Mme Anderson a appris d’autres employés du SATJ, qui ont à leur tour été informés de ces faits par une entreprise de l’extérieur, Pinchin Ltd. [Pinchin]. La demanderesse soutient qu’aucune raison n’a été donnée pour expliquer pourquoi un représentant de Pinchin n’a pas pu fournir son propre affidavit, ni pourquoi les évaluations réelles effectuées par Pinchin n’ont pas pu être incluses comme pièces à l’affidavit de Mme Anderson.

[24] Le défendeur conteste la caractérisation par la demanderesse de l’affidavit de Mme Anderson. Le défendeur soutient que cette preuve fait partie des dossiers du SATJ et qu’elle est accessible à Mme Anderson en sa qualité de directrice par intérim des Ressources humaines du SATJ.

[25] Pour sa part, le défendeur soutient qu’une partie du paragraphe 71 de l’affidavit de M. McNarin constitue du ouï‑dire inadmissible. Dans ce paragraphe, M. McNarin énumère un certain nombre d’incidents allégués qui se sont produits devant des tribunaux canadiens et qui sont préoccupants du point de vue de la santé et de la sécurité. Le défendeur soutient que cette liste d’incidents préoccupants est un double ouï‑dire inadmissible. Le défendeur soutient en outre que cette liste énumère des incidents allégués dans des salles d’audience, sans préciser les tribunaux en cause, la façon dont il en est venu à connaître ces incidents ou la connaissance personnelle qu’il en a.

[26] La preuve par ouï‑dire est irrecevable quant à la véracité de son contenu, à moins qu’elle ne relève de l’une des exceptions établies prévues par la loi ou la common law ou si, conformément à l’approche raisonnée du ouï‑dire énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Khan, [1990] 2 RCS 531, elle répond aux exigences de nécessité et de fiabilité.

[27] La Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5, prévoit plusieurs exceptions législatives relatives à la preuve documentaire. Les paragraphes 23(1) et 30(1) sont pertinents en l’espèce. Le paragraphe 23(1) prévoit que la preuve d’une procédure devant un tribunal canadien ou étranger, ou le dossier d’une telle procédure, peut se faire au moyen d’une copie certifiée de la procédure ou du dossier. Au titre du paragraphe 30(1), « une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires » peut être admise en preuve, pourvu que les témoignages de vive voix concernant les éléments de preuve qu’ils contiennent soient admissibles.

L’affidavit de Mme Anderson

[28] Les sections contestées de l’affidavit de Mme Anderson énoncent les faits suivants :

Paragraphe 35 : Mme Anderson a été informée par le gestionnaire des installations du SATJ qu’après un examen mené par Pinchin de la mise en œuvre par le SATJ de ses mesures préventives contre la COVID‑19, le SATJ a mis en œuvre toutes les recommandations de Pinchin au plus tard en novembre 2020.

Paragraphe 36 : Mme Anderson a été informée par l’administrateur en chef adjoint, Services ministériels du SATJ qu’en janvier 2021, le SATJ a mis en œuvre d’autres mesures dans deux de ses emplacements, et Pinchin a conclu que ces mesures respectaient les pratiques exemplaires.

Paragraphe 40 : Le SATJ a installé des capteurs de la qualité de l’air dans deux de ses installations et Pinchin, après avoir effectué une surveillance de la qualité de l’air de janvier à septembre 2021, a confirmé que la qualité de l’air se situait dans des plages acceptables pour prévenir la COVID‑19.

Paragraphe 41 : Au cours de l’été 2021, le SATJ a apporté d’autres rajustements à ses mesures de prévention. En août 2021, l’entreprise Pinchin a de nouveau été retenue pour inspecter ces rajustements, et les rapports finaux sur ces rajustements n’étaient pas accessibles au moment de son affidavit.

[29] À l’exception du paragraphe 41, les paragraphes contestés de l’affidavit de Mme Anderson constituent du ouï‑dire irrecevable et sont radiés.

[30] Le paragraphe 41 de l’affidavit de Mme Anderson ne constitue pas du ouï‑dire et il est admissible parce que Mme Anderson ne déclare pas qu’elle se fie à l’information qui lui a été fournie par d’autres et que l’information est susceptible d’être mise à sa disposition dans le cadre de ses fonctions professionnelles de cadre supérieure du SATJ.

[31] Les autres paragraphes ne sont pas admissibles pour établir la véracité de leur contenu. Le texte de l’affidavit de Mme Anderson est incompatible avec l’observation du défendeur selon laquelle les renseignements qu’elle fournit font partie des dossiers du SATJ et sont à sa disposition. Si elle avait accès à ces renseignements, elle n’aurait pas à être informée par d’autres employés du SATJ des faits qu’elle mentionne. Elle pourrait parler de l’information en examinant elle‑même les dossiers.

[32] Mme Anderson n’a joint à son affidavit aucun rapport de Pinchin ou d’autres personnes au sujet des faits qu’elle a énoncés. Si de tels rapports avaient été fournis, ils auraient pu être admis au titre de l’exception liée aux dossiers d’entreprise. De plus, comme l’a souligné la demanderesse, aucune raison n’a été donnée pour expliquer pourquoi les personnes qui informent Mme Anderson ne pouvaient pas fournir ces renseignements elles‑mêmes. Pour ces deux raisons, le témoignage de Mme Anderson sur ce point n’est pas nécessaire et n’est pas admis selon l’approche fondée sur des principes.

L’affidavit de M. McNarin

[33] Le paragraphe 71 de l’affidavit de M. McNarin énonce ce qui suit :

[traduction]

71. Entre juillet 2020 et le début de 2021, je suis devenu de plus en plus préoccupé par l’approche incohérente de certains agents judiciaires de divers tribunaux en ce qui concerne le respect de mesures raisonnables en matière de santé et de sécurité pour répondre à la pandémie de COVID‑19. J’ai expressément soulevé ces préoccupations dans ma lettre du 6 janvier 2021 au Conseil canadien de la magistrature (pièce 6). J’ai réitéré mes préoccupations dans un courriel adressé à la sous‑ministre de la Justice du Canada, Nathalie Drouin, le 26 février 2021 (pièce 5) dont il est question plus en détail au paragraphe 32 ci‑dessus. Parmi les incidents qui m’ont préoccupé, mentionnons le fait que des agents judiciaires n’ont pas respecté les protocoles de santé et de sécurité raisonnables liés à la COVID‑19 lors de procédures judiciaires en personne, invoquant l’indépendance judiciaire ou leur pouvoir de contrôler le processus judiciaire comme justification. Ces incidents comprenaient des cas dans lesquels des fonctionnaires judiciaires auraient apparemment :

a. laissé entendre que les lois ou les règles relatives aux protocoles de santé et de sécurité ne s’appliquent pas dans leurs salles d’audience, ou que ce sont eux qui décideront des protocoles de santé et de sécurité qui sont appropriés, et non les autorités de la santé publique;

b. refusé des demandes d’audiences à distance ou virtuelles, malgré le consentement de toutes les parties, et insisté pour que toutes les procédures de la cour se déroulent en personne;

c. obligé un avocat de la Couronne fédéral ayant la responsabilité d’une affaire de se déplacer d’une province à l’autre dans le cadre de longues procédures en personne, ce qui pouvait mettre en danger le procureur de la Couronne et d’autres personnes parce que, par exemple, leur lieu de domicile ou le lieu de l’instance était un point chaud pour la COVID‑19, ils devaient voyager par avion, ils devaient s’isoler, et ils devaient rester à l’hôtel et manger leurs repas à l’extérieur de leur domicile, parfois pendant des semaines;

d. se sont déplacés d’une province à l’autre pour présider des instances tenues en personne sans s’isoler;

e. exigé que des avocats se présentent à des audiences en personne lorsqu’il ne semblait pas être nécessaire de le faire;

f. autorisé ou ordonné aux avocats et aux autres personnes présentes au tribunal de retirer leurs masques pendant de longues périodes pendant les procédures, malgré les directives de santé publique selon lesquelles la COVID‑19 est transmise par voie aérienne sur des distances dépassant deux mètres et que les masques devaient être portés à l’intérieur;

g. demandé à des avocats de la Couronne de retirer leurs masques parce que tous les autres dans la salle d’audience avaient retiré leurs masques, à l’invitation du juge;

h. demandé à des avocats de retirer leurs masques pendant la présentation des observations, apparemment parce que les juges estimaient qu’il était plus facile de les entendre;

i. retiré leur masque pendant toute une procédure en personne devant le tribunal ou porté une visière (sans masque) qui ne couvrait pas leur nez et leur bouche;

j. refusé de porter un masque pendant des procédures tenues en personne;

k. participé à un débat public en cour, durant lequel les avocats ont remis en question la validité scientifique des protocoles de santé et de sécurité pour se protéger contre la COVID‑19;

l. exigé que des avocats de la Couronne produisent de la documentation scientifique pour appuyer la position des avocats selon laquelle les masques doivent être portés en tout temps devant les tribunaux afin de prévenir la propagation de la COVID‑19;

m. réprimandé des avocats ayant soulevé des questions sur le caractère adéquat des protocoles de santé et de sécurité suivis à la cour;

n. omis de veiller à ce que d’autres protocoles de santé et de sécurité liés à la COVID‑19 (p. ex., distanciation physique) soient observés dans la salle d’audience;

o. permis à des membres du personnel d’un tribunal qui présentaient des symptômes de la COVID‑19 de rester au tribunal pendant de longues périodes et de continuer à travailler.

[34] Je conviens avec le défendeur que la liste des incidents figurant au paragraphe 71 de l’affidavit de M. McNarin constitue du ouï‑dire irrecevable. Pour ce qui est de la nature de la preuve, M. McNarin ne semble pas avoir une connaissance personnelle des incidents allégués. Il s’agit donc de ouï‑dire.

[35] La seule exception qui pourrait s’appliquer est l’approche fondée sur des principes. Pour ce qui est de la nécessité, la preuve par ouï‑dire n’est pas nécessaire. Le paragraphe 23(1) de la Loi sur la preuve au Canada permet le dépôt de dossiers judiciaires. Si la demanderesse voulait démontrer ces incidents, elle aurait pu fournir des éléments de preuve comme des transcriptions des procédures ou des décisions montrant que le lieu d’une audience et les bureaux des avocats se trouvaient dans différentes provinces, ce qui nécessitait des déplacements interprovinciaux.

[36] Pour ce qui est de la fiabilité, M. McNarin ne dit pas comment il en est venu à entendre parler de ces incidents. Il ne nomme pas de procédure particulière dans laquelle ces incidents se seraient produits et ne nomme pas la source de ses renseignements. Sans cette information, il est impossible pour la Cour d’en évaluer la fiabilité. À tout le moins, les numéros de dossier ou les références de ces décisions auraient pu être fournis.

[37] La liste des incidents figurant dans ce paragraphe constitue du ouï‑dire irrecevable et elle est radiée.

(2) La présente demande a‑t‑elle une caractère théorique?

[38] Le défendeur fait valoir que la présente demande a un caractère théorique. Le procureur général soutient que les questions soulevées dans cette demande sont hypothétiques et fondées sur des spéculations. Le défendeur fait remarquer que la demanderesse n’a pas fourni d’éléments de preuve montrant qu’un membre de la demanderesse a subi un préjudice en raison d’une comparution devant une cour fédérale. Le défendeur soutient qu’il n’y a pas de preuve à l’appui de l’affirmation de la demanderesse selon laquelle des juges fédéraux président des audiences d’une manière incompatible avec les directives de santé publique.

[39] Le défendeur soutient que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre la présente demande même si elle est théorique. Le défendeur soutient que les tribunaux devraient éviter de légiférer dans l’abstrait et que le contrôle judiciaire ne vise pas à établir un précédent pour les affaires futures.

[40] Je conviens avec la demanderesse qu’il y a une controverse en cours entre les parties et que l’affaire n’a pas un caractère théorique.

[41] La demanderesse a soulevé des préoccupations au sujet des conditions de travail de ses membres. La demanderesse considère que ces conditions de travail sont dangereuses. Bien que le SATJ ne soit pas l’employeur des membres de la demanderesse, l’AJJ a soutenu que le SATJ est responsable, du moins en partie, de ces conditions de travail.

[42] Je n’accepte pas l’idée que l’AJJ doive démontrer qu’un de ses membres, ou toute personne, a contracté la COVID‑19 en raison de sa participation à une instance en personne devant une cour fédérale. Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c White, [1999] 2 RCS 417, au paragraphe 38, dans le cas d’atteintes alléguées à l’article 7 de la Charte, « [l]a première question à résoudre est s’il y a privation réelle ou imminente de la vie, de la liberté, de la sécurité de la personne ou d’une combinaison de ces trois droits ». Un préjudice réel n’est pas nécessaire. Un préjudice imminent est suffisant pour justifier une demande fondée sur l’article 7.

[43] Si les lignes directrices du SATJ représentent vraiment un risque pour les membres de la demanderesse, alors chaque audience en personne à laquelle assistera l’un de ses membres représente un risque imminent de préjudice. La demanderesse a soutenu qu’il y avait un risque imminent de préjudice découlant directement de l’inaction du SATJ. À mon avis, cela crée une controverse en cours entre les parties.

(3) La demanderesse dispose‑t‑elle d’autres recours adéquats?

[44] En l’absence de circonstances exceptionnelles, une demande de contrôle judiciaire ne devrait pas être accueillie tant que la demanderesse n’a pas épuisé toutes les voies de recours des processus administratifs appropriés. La Cour d’appel fédérale a décrit ce principe aux paragraphes 30 à 32 de l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell] :

[30] En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustrée par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point.

[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif. De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire. Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles.

[décisions citées supprimées]

[45] Le défendeur soutient que la demanderesse dispose de deux autres recours adéquats. Les membres de la demanderesse peuvent déposer un grief en vertu de la convention collective conclue entre le Conseil du Trésor et l’AJJ [la convention collective] ou déposer une plainte en vertu du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 [le Code] en raison de conditions de travail dangereuses.

[46] Le défendeur soutient que, fondamentalement, ce différend porte sur la santé et la sécurité des avocats qui comparaissent devant les cours fédérales dans le cadre de leur emploi. Le défendeur soutient que ce différend est donc lié à l’emploi et fait remarquer que les tribunaux refusent généralement d’exercer leur pouvoir discrétionnaire d’instruire des différends liés à l’emploi en faveur des procédures de règlement des différends prévues par la loi, même lorsqu’ils peuvent avoir compétence en la matière (citant Wojdan c Canada (Procureur général), 2021 CF 1341, au para 15; Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, au para 39).

[47] Le défendeur fait remarquer que la convention collective permet aux employés de déposer un grief à l’égard de « toute circonstance ou question ayant une incidence sur [leurs] conditions d’emploi », ce qui, selon lui, comprend l’obligation de comparaître en personne dans le cadre de procédures judiciaires. Le défendeur soutient qu’il est prématuré d’entendre la présente affaire, car elle évite la procédure de règlement des griefs prévue à l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 (citant Gupta c Canada (Procureur général), 2021 CAF 202, au para 7).

[48] Le défendeur soutient que le Code offre aux employés la possibilité de faire régler leurs préoccupations en matière de santé et de sécurité en déposant une plainte en vertu de l’article 127.1 et en accordant aux employés le droit de refuser un travail dangereux en vertu du paragraphe 128(1). Le défendeur soutient que l’exposition potentielle à la COVID‑19 relèverait de la portée du travail dangereux et fait valoir que la définition de « lieu de travail » aux termes de l’article 122 du Code comprend les locaux de tiers, comme un palais de justice fédéral. Le défendeur soutient qu’il n’est pas important que le lieu de travail ne relève pas de l’autorité de l’employeur; ce qui est pertinent, c’est de savoir si les tâches des employés relèvent de l’autorité de l’employeur.

[49] Le défendeur soutient enfin que le document de la demanderesse intitulé « Guide pour aider nos membres à protéger leur santé et leur sécurité lors des instances judiciaires » [Guide de l’AJJ] reconnaît que les salles d’audience sont des lieux de travail où les tâches des employés relèvent de l’autorité de l’employeur :

Les protections juridiques pour les juristes

Au Canada, les juristes qui participent aux audiences des tribunaux sont protégés par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Ils ont droit à la sécurité de leur personne, ce qui comprend le droit à un environnement de travail sûr et le droit de ne pas mettre leur santé et leur sécurité en danger. Le non‑respect des droits qui leur sont garantis par l’article 7 pourrait servir de fondement à une demande de réparation au titre de l’article 24 de la Charte ou à une autre action en justice.

Les palais de justice et les salles d’audience sont des lieux de travail où des activités qui sont contrôlées par l’employeur sont exécutées par les avocats de la Couronne, les procureurs fédéraux et d’autres membres de l’AJJ.

Aux termes de l’article 124 de la partie II du Code canadien du travail (le Code), l’employeur a l’obligation de veiller à la protection de ses employés en matière de santé et de sécurité au travail. De plus, aux termes du paragraphe 128(1) du Code, un employé au travail peut refuser de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu ou que l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui‑même ou un autre employé.

De même, aux termes de l’article 26.01 de la Convention collective du groupe : Praticien du droit, « [l]’employeur continue de prévoir toute mesure raisonnable concernant la sécurité et l’hygiène professionnelles des juristes. L’employeur fera bon accueil aux suggestions faites par l’Association sur ce sujet, et les parties s’engagent à se consulter en vue d’adopter et de mettre rapidement en œuvre toutes les procédures techniques raisonnables destinées à prévenir ou à réduire le risque d’accident du travail ».

[50] L’AJJ soutient que ce différend ne peut constituer un grief parce que le SATJ n’est pas l’employeur. La demanderesse soutient que les lignes directrices du SATJ ont été publiées en sa qualité d’administrateur des cours fédérales. La demanderesse soutient que la convention collective ne permet de présenter des griefs que sur des questions touchant les « conditions d’emploi » et que la décision du SATJ ne se rapporte pas aux conditions d’emploi.

[51] L’AJJ soutient également que ses membres ne peuvent pas déposer de plaintes en matière de santé et de sécurité. La demanderesse soutient qu’un palais de justice n’est pas un « lieu de travail » pour les avocats qui s’y rendent uniquement pour plaider des causes. Même s’il s’agit d’un lieu de travail, la demanderesse soutient que la nature de ses préoccupations est liée au lieu de travail lui‑même et non aux tâches réalisées dans le lieu de travail. L’AJJ soutient que cela signifie que ces préoccupations ne peuvent faire l’objet d’une plainte contre l’employeur. La demanderesse soutient que même si les préoccupations relèvent de la catégorie des tâches, la tâche relève de l’autorité du SATJ et non de l’employeur.

[52] Enfin, l’AJJ soutient que son propre guide à l’intention de ses membres ne constitue pas un avis juridique et n’empêche pas la présentation de la présente demande.

Un grief à titre de recours

[53] L’AJJ a raison de dire que ses membres ne peuvent pas présenter de grief contre le SATJ, car il n’est pas l’employeur de ses membres. Toutefois, les membres de la demanderesse peuvent toujours présenter un grief contre leur employeur réel. Comme l’a fait remarquer le défendeur, la convention collective permet aux membres de déposer un grief s’ils se sentent lésés « par toute circonstance ou question ayant une incidence sur [leurs] conditions d’emploi ».

[54] La comparution à titre d’avocat dans une instance se fait clairement sous les instructions de l’employeur de l’avocat et constitue une condition d’emploi. À mon avis, le fait que l’employeur exige qu’un membre comparaisse en personne devant un tribunal lorsque ce lieu est considéré comme dangereux est une question de santé et de sécurité qui peut faire l’objet d’un grief. Je suis d’accord avec le Guide de l’AJJ pour dire que l’employeur de ses membres a l’obligation de veiller à ce que leur lieu de travail soit sûr et que les employés peuvent refuser d’effectuer un travail dangereux.

[55] Le Guide de l’AJJ énonce les directives venant des employeurs de ses membres quant à ce qu’ils doivent faire s’ils sont préoccupés par les précautions liées à la COVID‑19 lors d’une audience en personne. Il conseille à l’avocat de demander un ajournement, de demander une comparution à distance si les préoccupations ne peuvent pas être réglées et, si les protocoles ne peuvent pas être respectés lorsque le tribunal reprend ses travaux, « [d’]informer le tribunal que vous ne pouvez pas continuer à travailler dans ces conditions et que vous vous retirez de la salle d’audience, en ayant le soutien total de votre gestionnaire » [non souligné dans l’original].

[56] À l’audience, la demanderesse a laissé entendre que le refus de continuer une audience pourrait avoir une incidence négative sur la carrière de ses membres. Si c’est le cas, cela peut aussi faire l’objet d’un grief.

[57] Le Guide de l’AJJ énonce un certain nombre de circonstances qui, selon elle, font entrer en jeu les directives de l’employeur. Toutes les préoccupations soulevées dans la présente demande figurent dans cette liste. En particulier, cette liste comprend le refus de tenir une audience à distance lorsqu’une audience en personne n’est pas nécessaire, les audiences nécessitant un déplacement de l’avocat qui doit y assister, les audiences où les participants ne portent pas tous le masque, et les installations où la ventilation et la qualité de l’air sont médiocres.

Une plainte en vertu du Code à titre de recours

[58] Les dispositions pertinentes du Code sont reproduites à l’annexe A ci‑dessous.

[59] L’article 122 du Code définit un « lieu de travail » comme « [t]out lieu où l’employé exécute un travail pour le compte de son employeur ».

[60] L’article 124 du Code prévoit que l’employeur a l’obligation générale de « veille[r] à la protection de ses employés en matière de santé et de sécurité au travail ». Rien ne limite cette obligation aux lieux de travail relevant de l’autorité de l’employeur.

[61] Le paragraphe 125(1) du Code énonce les obligations particulières des employeurs, y compris l’obligation de fournir l’équipement de sécurité approprié (alinéa 125(1)l) du Code), d’assurer une aération adéquate (alinéa 125(1)n) du Code) et de veiller à ce que la santé et la sécurité des employés ne soient pas mises en danger par les activités de quelque personne admise dans le lieu de travail (alinéa 125(1)y) du Code). Le paragraphe 125(1) du Code prévoit expressément que les employeurs ont ces responsabilités envers les employés non seulement dans les lieux de travail qui relèvent de l’autorité de l’employeur, mais aussi « en ce qui concerne […] toute tâche accomplie par un employé dans un lieu de travail ne relevant pas de [l’]autorité [de l’employeur], dans la mesure où cette tâche, elle, en relève ».

[62] L’article 127.1 du Code prévoit une procédure de plainte interne détaillée en plusieurs étapes pour les manquements allégués aux obligations de l’employeur au titre des articles 124 et 125. Les employés peuvent porter plainte auprès de leur superviseur (paragraphe 127.1(1) du Code). Les plaintes non résolues peuvent faire l’objet d’une enquête par un comité local ou un représentant en matière de santé et de sécurité, et les plaintes qui ne sont toujours pas résolues peuvent être transmises au chef de la conformité et de l’application.

[63] L’article 128 du Code donne à un employé le droit, sous réserve de certaines exceptions, de refuser de travailler dans un lieu s’il est dangereux pour lui de travailler dans ce lieu. Il ne limite pas le « lieu » à celui qui relève de l’autorité de l’employeur. L’article 128 permet également à un employé de refuser d’effectuer une tâche qui constitue un danger pour lui. Encore une fois, il ne limite pas la « tâche » accomplie aux tâches réalisées dans des lieux de travail relevant de l’autorité de l’employeur.

[64] Dans le cas présent, les employeurs peuvent, dans une certaine mesure, contrôler les tâches de leurs employés qui comparaissent dans des procédures devant les cours fédérales. Ils peuvent le faire parce que ce sont les employeurs, et non le SATJ, qui exigent que les membres de la demanderesse assistent aux procédures judiciaires. Les employeurs peuvent réduire le nombre de procédures en personne en disant à leurs employés de demander que toutes les audiences soient tenues virtuellement, dans la mesure du possible. Les employeurs peuvent permettre aux employés qui ne se sentent pas à l’aise de comparaître en personne de faire transférer une affaire à un collègue qui est prêt à le faire. Dans les cas où un employé ne se sent pas en sécurité en raison d’un manque de mesures de protection en matière de santé et de sécurité dans une salle d’audience, les employeurs peuvent lui permettre de demander un ajournement et, si un ajournement n’est pas accordé, de se retirer à titre d’avocat. Ce faisant, les employeurs sont en mesure de gérer les conditions de travail et de retirer leurs employés des situations dangereuses.

Conclusion

[65] Étant donné que la demanderesse dispose d’un autre recours, je conviens avec le défendeur que la présente demande est prématurée. Si les membres de la demanderesse sont placés dans des conditions de travail dangereuses et que, après l’exercice de ces autres recours, les employeurs ne sont pas en mesure de prendre des mesures raisonnables pour assurer des conditions de travail sécuritaires, ce n’est qu’à ce moment‑là que la demanderesse pourra contester les lignes directrices du SATJ.

[66] Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale au paragraphe 33 de l’arrêt CB Powell, « [p]artout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives ». Je ne vois pas de circonstances exceptionnelles qui m’amèneraient à contourner ces processus administratifs.

Autres questions

[67] À la lumière des conclusions ci‑dessus, la présente demande doit être rejetée.

[68] Les observations portant sur l’indépendance judiciaire, la division des responsabilités entre le SATJ et la magistrature et l’article 7 de la Charte sont nouvelles et intéressantes. Cependant, toute remarque à ce sujet serait incidente, et il serait inapproprié pour la Cour de se lancer dans une discussion sur ces questions complexes, alors que ce n’est pas nécessaire pour trancher la présente demande.

[69] Compte tenu des faits uniques qui sous‑tendent la présente demande et dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je conclus que chaque partie doit assumer ses propres dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑1030‑21

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


Annex A

PARTIE II

Santé et sécurité au travail

PART II

Occupation Health and Safety

Définitions et interprétation

Interpretation

Définitions

Definitions

122 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

122 (1) In this Part,

[…]

[…]

lieu de travail Tout lieu où l’employé exécute un travail pour le compte de son employeur. (work place)

work place means any place where an employee is engaged in work for the employee’s employer; (lieu de travail)

[…]

[…]

Chef de la conformité et de l’application

Head of Compliance and Enforcement

122.21 (1) Le ministre peut désigner un chef de la conformité et de l’application.

122.21 (1) The Minister may designate a person as Head of Compliance and Enforcement.

[…]

[…]

Obligation générale

General duty of employer

124 L’employeur veille à la protection de ses employés en matière de santé et de sécurité au travail.

124 Every employer shall ensure that the health and safety at work of every person employed by the employer is protected.

Obligations spécifiques

Specific duties of employer

125 (1) Dans le cadre de l’obligation générale définie à l’article 124, l’employeur est tenu, en ce qui concerne tout lieu de travail placé sous son entière autorité ainsi que toute tâche accomplie par un employé dans un lieu de travail ne relevant pas de son autorité, dans la mesure où cette tâche, elle, en relève :

125 (1) Without restricting the generality of section 124, every employer shall, in respect of every work place controlled by the employer and, in respect of every work activity carried out by an employee in a work place that is not controlled by the employer, to the extent that the employer controls the activity,

[…]

[…]

l) de fournir le matériel, l’équipement, les dispositifs et les vêtements de sécurité réglementaires à toute personne à qui il permet l’accès du lieu de travail;

(l) provide every person granted access to the work place by the employer with prescribed safety materials, equipment, devices and clothing;

[…]

[…]

n) de veiller à ce que l’aération, l’éclairage, la température, l’humidité, le bruit et les vibrations soient conformes aux normes réglementaires;

(n) ensure that the levels of ventilation, lighting, temperature, humidity, sound and vibration are in accordance with prescribed standards;

[…]

[…]

y) de veiller à ce que la santé et la sécurité des employés ne soient pas mises en danger par les activités de quelque personne admise dans le lieu de travail;

(y) ensure that the activities of every person granted access to the work place do not endanger the health and safety of employees;

[…]

[…]

Processus de règlement interne des plaintes

Internal Complaint Resolution Process

Plainte au supérieur hiérarchique

Complaint to supervisor

127.1 (1) Avant de pouvoir exercer les recours prévus par la présente partie — à l’exclusion des droits prévus aux articles 128, 129 et 132 —, l’employé qui croit, pour des motifs raisonnables, à l’existence d’une situation constituant une contravention à la présente partie ou dont sont susceptibles de résulter un accident, une blessure ou une maladie liés à l’occupation d’un emploi doit adresser une plainte à cet égard à son supérieur hiérarchique.

127.1 (1) An employee who believes on reasonable grounds that there has been a contravention of this Part or that there is likely to be an accident, injury or illness arising out of, linked with or occurring in the course of employment shall, before exercising any other recourse available under this Part, except the rights conferred by sections 128, 129 and 132, make a complaint to the employee’s supervisor.

[…]

[…]

Enquête

Investigation of complaint

(3) En l’absence de règlement, la plainte, sauf si elle a trait à un incident de harcèlement et de violence, peut être renvoyée à l’un des présidents du comité local ou au représentant par l’une ou l’autre des parties. Elle fait alors l’objet d’une enquête tenue conjointement, selon le cas :

(3) The employee or the supervisor may refer an unresolved complaint, other than a complaint relating to an occurrence of harassment and violence, to a chairperson of the work place committee or to the health and safety representative to be investigated jointly

a) par deux membres du comité local, l’un ayant été désigné par les employés — ou en leur nom — et l’autre par l’employeur;

(a) by an employee member and an employer member of the work place committee; or

b) par le représentant et une personne désignée par l’employeur.

(b) by the health and safety representative and a person designated by the employer.

[…]

[…]

Renvoi au chef

Referral to the Head

(8) La plainte fondée sur l’existence d’une situation constituant une contravention à la présente partie peut être renvoyée par l’employeur ou l’employé au chef dans les cas suivants :

(8) The employee or employer may refer a complaint that there has been a contravention of this Part to the Head in the following circumstances:

a) l’employeur conteste les résultats de l’enquête;

(a) where the employer does not agree with the results of the investigation

b) l’employeur a omis de prendre les mesures nécessaires pour remédier à la situation faisant l’objet de la plainte dans les délais prévus ou d’en informer les personnes chargées de l’enquête;

(b) where the employer has failed to inform the persons who investigated the complaint of how and when the employer intends to resolve the matter or has failed to take action to resolve the matter;

c) les personnes chargées de l’enquête ne s’entendent pas sur le bien‑fondé de la plainte;

(c) where the persons who investigated the complaint do not agree between themselves as to whether the complaint is justified; or

d) s’agissant d’une plainte ayant trait à un incident de harcèlement et de violence, l’employé et son supérieur hiérarchique ou la personne désignée, selon le cas, n’ont pu régler la plainte à l’amiable.

(d) in the case of a complaint relating to an occurrence of harassment and violence, the employee and the supervisor or designated person, as the case may be, failed to resolve the complaint between themselves.

[…]

[…]

Pouvoirs du chef

Duty and power of Head

(10) Au terme de l’enquête, le chef :

(10) On completion of the investigation, the Head

a) peut donner à l’employeur ou à l’employé toute instruction prévue au paragraphe 145(1);

(a) may issue directions to an employer or employee under subsection 145(1);

b) peut, s’il l’estime opportun, recommander que l’employeur et l’employé règlent à l’amiable la situation faisant l’objet de la plainte;

(b) may, if in the Head’s opinion it is appropriate, recommend that the employee and employer resolve the matter between themselves; or

c) s’il conclut à l’existence de l’une ou l’autre des situations mentionnées au paragraphe 128(1), donne des instructions en conformité avec le paragraphe 145(2).

(c) shall, if the Head concludes that a danger exists as described in subsection 128(1), issue directions under subsection 145(2).

[…]

[…]

Refus de travailler en cas de danger

Refusal to work if danger

128 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :

128 (1) Subject to this section, an employee may refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity, if the employee while at work has reasonable cause to believe that

[…]

[…]

b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;

(b) a condition exists in the place that constitutes a danger to the employee; or

c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui‑même ou un autre employé.

(c) the performance of the activity constitutes a danger to the employee or to another employee.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1030‑21

 

INTITULÉ :

ASSOCIATION DES JURISTES DE JUSTICE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Christopher Rootham

Adrienne Fanjoy

 

pour la demanderesse

 

Helen Gray

Julie Chung

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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