Date : 20220617
Dossier : IMM-4457-19
Référence : 2022 CF 917
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 17 juin 2022
En présence de monsieur le juge Andrew D. Little
ENTRE :
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ABDALLAH F M ABUSAMRA
AHMED F M ABUSAMRA
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La présente demande de contrôle judiciaire vise une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) rendue le 8 mai 2019 (la décision contestée) au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).
[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.
I.
Les faits à l’origine de la présente demande
[3] Les demandeurs sont Abdallah Abusamra et Ahmed Abusamra, deux frères nés en Arabie saoudite. Ils détiennent tous deux des documents de voyage délivrés par l’Autorité palestinienne et une carte d’identité nationale palestinienne.
[4] Les demandeurs et leur mère ont demandé l’asile au Canada au titre de la LIPR en qualité de Palestiniens apatrides autorisés à vivre à Gaza.
[5] En examinant le cartable national de documentation, la SPR a constaté qu’en 2007, le Hamas avait organisé une violente prise de contrôle d’installations gouvernementales à Gaza. Depuis, l’organisation a maintenu un gouvernement de facto dans ce territoire et elle exerce une influence et un contrôle considérables dans la région. La SPR a constaté que le gouvernement de facto du Hamas à Gaza commettait de graves violations des droits de la personne, notamment des assassinats extrajudiciaires et arbitraires, des enlèvements, de la torture ainsi que des arrestations et des détentions arbitraires. Par ailleurs, la SPR a cité un rapport dans lequel il a été conclu que les personnes qui sont en mesure de démontrer [traduction] « qu’ils craignent avec raison les autorités de facto à Gaza, c’est-à-dire le Hamas, ne pourront pas obtenir la protection de ces autorités »
. Elle a souligné que, depuis que le Hamas a pris le pouvoir à Gaza en 2007, les autorités israéliennes ont fermé, soit partiellement, soit entièrement, toutes les frontières de Gaza, dans un sens et dans l’autre.
[6] La SPR a conclu que la mère des demandeurs pouvait obtenir l’asile au Canada, car, en tant que femme, elle serait exposée à une sérieuse possibilité de persécution pour un motif prévu dans la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR, et ce, dans tout Gaza, où le Hamas détient le pouvoir de facto.
[7] La SPR a cependant rejeté les demandes d’asile des demandeurs. Elle a constaté qu’ils n’avaient pas le droit de retourner en Arabie saoudite sans un répondant et qu’ils avaient eu une résidence habituelle à Gaza. Elle a évalué seulement par rapport à Gaza les demandes d’asile qu’ils avaient présentées au titre de la LIPR. Selon la SPR, ils ont allégué qu’ils seraient persécutés par le Hamas et par d’autres groupes militants à Gaza.
[8] La SPR a pris en considération les affirmations que les demandeurs avaient formulées dans leurs exposés écrits initiaux, leurs affidavits détaillés et leurs témoignages de vive voix à l’audience.
[9] La SPR a mentionné qu’Abdallah avait affirmé ne pas pouvoir vivre à Gaza à cause des guerres en cours dans la région. Il craignait que des groupes actifs à Gaza l’exploitent. La SPR a souligné qu’il n’avait pas été une victime de ces groupes et que ce qu’il craignait n’était pas survenu dans la période où il avait vécu à Gaza. Bien qu’Abdallah ait témoigné d’une inquiétude générale et de l’[traduction] « absence de sentiment de sécurité »
, la SPR a conclu qu’il n’avait jamais été pris pour cible par quiconque et que sa crainte d’être exploité par divers groupes était [traduction] « conjecturale »
. Elle a également conclu que sa crainte de passer pour un espion de l’Arabie saoudite ou d’être arrêté pour [traduction] « trahison au profit d’un autre pays »
était conjecturale. La SPR a souligné que plusieurs de ses frères nés eux aussi en Arabie Saoudite s’étaient rendus à Gaza et qu’ils y avaient vécu pendant plusieurs années sans jamais faire face à de telles accusations.
[10] Concernant Ahmed, la SPR a souligné qu’il avait vécu à Gaza pendant ses études entre 2011 et 2017. Ahmed a dit craindre un retour à Gaza, parce qu’il avait vécu deux guerres distinctes dans les années où il y résidait. Dans cette période, il a vu des victimes civiles et des animaux en train de mourir.
[11] La SPR a mentionné les témoignages des deux demandeurs selon lesquels ils étaient en désaccord avec les politiques du Hamas et du Fatah, et ils craignaient d’être persécutés pour cette raison. Elle a jugé que cette crainte était [traduction] « sans fondement »
, car ils n’avaient jamais exprimé ouvertement leur opposition au Hamas, au Fatah ou à un autre groupe lorsqu’ils résidaient à Gaza, et qu’elle n’avait aucune raison de croire qu’ils le feraient s’ils devaient y retourner.
[12] La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient été personnellement pris pour cibles d’aucune façon à Gaza et qu’ils n’avaient vécu aucune expérience particulière rendant leur situation différente de celle de la population générale à Gaza. Elle n’avait donc aucune raison de croire qu’ils y seraient personnellement exposés à un risque à leur retour.
[13] La SPR était consciente que la situation à Gaza était [traduction] « difficile, compte tenu des guerres sporadiques et de la situation humanitaire qui prévaut »
. Cependant, elle a affirmé que, si les demandeurs s’exposaient à un risque généralisé, il n’existait pas plus qu’une simple possibilité qu’ils soient persécutés à leur retour à Gaza pour un ou des motifs prévus dans la définition de « réfugié au sens de la Convention »
, et elle a ajouté qu’aucun des motifs de protection exposés à l’alinéa 97(1)b) de la LIPR ne s’appliquait à eux.
[14] La SPR a jugé que la violence à Gaza était endémique et que presque tous les résidents de Gaza étaient exposés à un certain niveau de risque. Les demandeurs n’ont pas établi qu’ils seraient exposés à des risques, hormis le risque généralisé. La SPR a relevé dans le cartable national de documentation de nombreux éléments de preuve qui indiquaient clairement que le conflit en cours avec Israël avait des répercussions dévastatrices dans cette région. Toutefois, comme elle a conclu que ce risque est celui auquel les autres personnes qui vivent à Gaza sont généralement exposées, elle a rejeté les demandes d’asile des demandeurs. Selon la SPR, les demandeurs :
[traduction]
[…] n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils seraient personnellement exposés au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités à Gaza. Les [demandeurs] sont exposés à un risque auquel, malheureusement, la population de Gaza est généralement exposée. Il s’agit d’un risque généralisé, et ils y seraient exposés au même degré qu’une partie considérable de la population à Gaza. Il s’agit d’un risque généralisé, visé au sous-alinéa 97(1)b)ii), et un tel risque entraîne le rejet de leurs demandes d’asile présentées au titre du paragraphe 97(1).
[15] En conséquence, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas une sérieuse possibilité que les demandeurs soient persécutés à Gaza et que, s’ils devaient y retourner, ils ne seraient pas personnellement exposés aux risques prévus à l’article 97. Leurs demandes d’asile ont donc été rejetées.
[16] Devant la Cour, les demandeurs ont contesté les conclusions de la SPR, principalement au motif que celle-ci avait appliqué un critère juridique inapproprié dans son appréciation du risque de persécution et qu’elle n’avait pas tenu compte de la preuve crédible concernant les personnes qui se trouvent dans une situation semblable.
II.
Analyse
A.
La norme de contrôle
[17] La norme de contrôle applicable à la décision de la SPR est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est exposée dans l’arrêt Vavilov. Il incombe aux demandeurs d’établir que la décision est déraisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 75 et 100.
[18] Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un examen déférent et rigoureux de la question de savoir si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12, 13 et 15. La Cour examine les motifs du décideur de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 85, 91-97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28-33. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, en particulier aux para 85, 99-101, 105, 106 et 194.
B.
La décision de la SPR contient-elle une erreur susceptible de contrôle?
[19] Les demandeurs ont soutenu que la SPR avait commis une erreur susceptible de contrôle en imposant une exigence inappropriée, soit celle d’avoir été personnellement victime de persécution dans le passé. Les demandeurs, s’appuyant sur la décision Fodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 218 [Fodor], ont soutenu qu’il était bien établi qu’une preuve démontrant que des personnes qui se trouvent dans une situation semblable sont persécutées suffisait à fonder une demande d’asile. Ils ont souligné qu’ils avaient présenté une preuve démontrant que des agents du Hamas avaient agressé deux de leurs frères et un de leurs amis à Gaza à des occasions distinctes, ce qui constituait selon eux de la persécution attribuable à l’application par le Hamas de normes islamiques strictes. Selon les demandeurs, ce risque avait clairement un lien avec un motif prévu par la Convention, soit la religion. Les demandeurs se sont également appuyés sur la documentation de la persécution contenue dans la preuve concernant la situation dans le pays. Ils ont soutenu que tous ces éléments de preuve suffisaient à établir le bien-fondé de leur demande d’asile et qu’une preuve selon laquelle ils avaient été personnellement pris pour cibles dans le passé n’était pas nécessaire.
[20] Les demandeurs ont en outre soutenu que la SPR avait fait fi de la loi en concluant que leurs craintes que le Hamas ou que d’autres groupes à Gaza s’en prennent à eux ou les persécutent étaient conjecturales, et ce, parce qu’ils n’avaient pas été personnellement pris pour cibles dans le passé. À leur avis, ils ont présenté une preuve crédible selon laquelle les personnes qui ne soutiennent pas le Hamas ou une autre faction à Gaza ou qui ne se conforment pas à l’interprétation stricte et conservatrice de l’islam que fait le Hamas risquent d’être persécutées.
[21] Les demandeurs ont également soutenu que la SPR avait intégré à tort la notion de « risque généralisé »
de l’article 97 dans son analyse fondée sur l’article 96 de la LIPR. Ils ont soutenu, en citant la décision Fodor, que la SPR avait commis une erreur de droit en exigeant qu’ils démontrent qu’ils seraient personnellement exposés au risque de persécution, et ce, sans examiner la question de savoir si d’autres personnes ou membres d’un groupe se trouvant dans une situation semblable y étaient également exposés; ce faisant, l’article 97 était intégré à l’analyse de l’article 96, ce qui est contraire aux principes énoncés dans l’arrêt Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 (CA).
[22] Les demandeurs ont soutenu que la SPR disposait d’une preuve convaincante selon laquelle la population palestinienne de Gaza était persécutée en raison de sa nationalité et de ses opinions politiques présumées. Ils ont précisé que les mesures prises par Israël à l’encontre du territoire de Gaza (par exemple l’instauration d’un blocus terrestre, aérien et maritime) ainsi que la crise humanitaire, les guerres et la violence découlent toutes de la nationalité palestinienne de la population. En particulier, les demandeurs ont affirmé que les mesures prises par Israël à Gaza avaient puni tous les Gazaouis en raison de leur soutien au Hamas et que le blocus de Gaza était une [traduction] « mesure visant délibérément à punir collectivement les résidents palestiniens de Gaza parce qu’ils avaient élu le Hamas »
. Ils ont fait valoir que les décisions de l’Autorité palestinienne, qui visait également à punir les résidents de Gaza en raison de leur soutien au Hamas, ont exacerbé la situation. Dans cette perspective, le risque auquel s’exposeraient les demandeurs a [traduction] « clairement un lien avec leur nationalité et leurs opinions politiques présumées »
. Les opinions politiques présumées se rapportent au point de vue d’Israël selon lequel tous les Gazaouis soutiennent le Hamas. Selon les demandeurs, la taille du groupe persécuté auquel ils appartiennent, de même que le fait que la population générale d’un pays est exposée à un risque de persécution fondée sur un motif prévu par la Convention, n’est pas pertinente pour l’analyse.
[23] Les demandeurs ont en outre soutenu qu’ils seraient exposés à un risque accru en raison du fait qu’ils sont de jeunes hommes.
[24] En réponse, le défendeur a soutenu que les demandeurs étaient tenus d’établir un lien entre la preuve documentaire générale et leur situation particulière. Selon lui, la SPR a de toute évidence examiné la situation personnelle des demandeurs et elle a constaté que le Hamas n’avait jamais pris pour cibles les demandeurs ou leurs frères qui vivent à Gaza. Les demandeurs n’ont pas ouvertement exprimé leur opposition à la politique du Hamas ou du Fatah.
[25] Le défendeur a renvoyé aux décisions de la Cour qui traitent de l’interprétation de l’article 96 et du paragraphe 97(1) : Fodor; Ugwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1121; Agudo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 320 [Agudo]; Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 426; Olah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 921 [Olah]. Il s’est également appuyé sur la décision Habboob c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 162, dans laquelle la juge Walker a traité d’allégations relatives aux risques généralisés à Gaza et conclu que la SPR, dans cette affaire, n’avait pas commis d’erreur dans son analyse de la crainte des demandeurs concernant les risques et l’instabilité généralisés à Gaza.
[26] Dans toutes les affaires citées dans les observations du défendeur, les demandeurs ont été tenus d’établir un lien avec leur situation. Le défendeur a soutenu que la SPR a conclu d’après la preuve que les demandeurs ne seraient pas personnellement ciblés à Gaza et que leur situation ne se distinguait pas de celle de la population en général. Elle a conclu d’après la preuve qu’ils seraient exposés à un risque généralisé, et non pas à un risque propre à eux. Le défendeur a également soutenu que les demandeurs n’avaient pas clairement allégué un risque lié à leur religion ou à leurs opinions politiques; selon lui, ils avaient plutôt décrit des cas de discrimination ou des problèmes avec les autorités égyptiennes à l’entrée ou à la sortie de Gaza.
[27] Une importante distinction est faite dans la LIPR entre les demandes d’asile selon qu’elles sont présentées au titre de l’article 96 ou de l’article 97. En général, l’article 97 exige que le demandeur d’asile démontre qu’il serait personnellement exposé à un risque, c’est-à-dire exposé à un risque auquel les autres personnes qui se trouvent dans le pays ne sont pas généralement exposées. L’asile pourrait être conféré en vertu de l’article 96 si le demandeur était exposé à un risque plus généralisé fondé sur un motif prévu par la Convention : Fodor, au para 20.
[28] Plus précisément, l’article 97 de la LIPR exige que le demandeur d’asile démontre que, par un renvoi vers le pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle, il serait « personnellement »
exposé au risque d’être soumis à la torture ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. De plus, en ce qui concerne le risque de traitements ou peines cruels et inusités, le sous-alinéa 97(1)b)ii) exige que les autres personnes qui se trouvent dans le pays n’y soient pas généralement exposées.
[29] L’article 96 de la LIPR n’exige pas que le demandeur d’asile démontre qu’il a été personnellement persécuté dans le passé : Salibian, à la p 258a-b et à la p 259f; Chukwunyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 210, au para 13; Zidan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 170, au para 52; Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 [Garces Canga], au para 49. Un demandeur d’asile peut démontrer qu’il craint d’être persécuté au moyen d’éléments de preuve concernant le traitement réservé à des membres d’un groupe auquel il appartient dans son pays d’origine : Salibian, aux p 258-259 (aux para 17-19); Garces Canga, aux para 48-50; Fodor, au para 19 (et les décisions qui y sont citées); Arocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 468, au para 23. C’est-à-dire que, s’il est démontré que le demandeur lui-même appartient à un groupe persécuté ou qu’il partage suffisamment de caractéristiques avec les personnes appartenant à un groupe persécuté, la preuve du traitement généralisé réservé à un tel groupe peut être liée au demandeur ou « personnalisée »
et fonder une crainte objective de persécution : Osama Fi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1125, [2007] 3 RCF 400, aux para 13-17 [Osama Fi]; Olah, aux para 14-18; Conka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 532, aux para 19-21; Vangor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 866, aux para 12-13; Agudo, au para 45.
[30] Dans l’affaire Salibian, la section du statut a rejeté la demande d’asile présentée au titre de l’article 96, parce qu’elle a jugé que le demandeur d’asile n’avait pas démontré qu’il avait été personnellement pris pour cible ou que le conflit au Liban bouleverserait davantage sa vie que celle de tout autre citoyen; il était « victime au même titre que tous les autres citoyens libanais »
: Salibian, à la p 257. La Cour d’appel fédérale a conclu que la section du statut avait eu tort d’exiger que le demandeur d’asile démontre que la persécution était personnelle. À la page 258a-f, elle a exposé sommairement les principes juridiques qui dérivent de ses décisions :
1) le requérant n’a pas à prouver qu’il avait été persécuté lui-même dans le passé ou qu’il serait lui-même persécuté à l’avenir;
2) le requérant peut prouver que la crainte qu’il entretenait résultait non pas d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis directement à son égard, mais d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à l’égard des membres d’un groupe auquel il appartenait;
3) une situation de guerre civile dans un pays donné ne fait pas obstacle à la revendication pourvu que la crainte entretenue soit non pas celle entretenue indistinctement par tous les citoyens en raison de la guerre civile, mais celle entretenue par le requérant lui-même, par un groupe auquel il est associé ou, à la rigueur, par tous les citoyens en raison d’un risque de persécution fondé sur l’un des motifs énoncés dans la définition […]
[31] À la page 259b-d, la Cour d’appel a également fait sien le passage suivant :
[traduction]
En somme, tandis que le droit des réfugiés moderne s’attache à reconnaître la protection dont doivent bénéficier des revendicateurs pris individuellement, la meilleure preuve qu’une personne risque sérieusement d’être persécutée réside généralement dans le traitement accordé à des personnes placées dans une situation semblable dans le pays d’origine. Par conséquent, lorsqu’il s’agit de revendications fondées sur des situations où l’oppression est généralisée, la question n’est pas de savoir si le demandeur est plus en danger que n’importe qui d’autre dans son pays, mais plutôt de savoir si les manœuvres d’intimidation ou les mauvais traitements généralisés sont suffisamment graves pour étayer une revendication du statut de réfugié. Si des personnes comme le requérant sont susceptibles de faire l’objet d’un grave préjudice de la part des autorités de leur pays, et si ce risque est attribuable à leur état civil ou à leurs opinions politiques, alors elles sont à juste titre considérées comme des réfugiés au sens de la Convention.
[32] Les demandeurs se sont appuyés sur les deuxième et troisième principes cités plus haut. Je souligne que, selon le troisième principe et dans le passage cité ci-dessus, la Cour d’appel n’a pas exclu la possibilité que, dans certaines circonstances (sans doute rares), de nombreux citoyens, voire tous les citoyens d’une région soient victimes de persécution fondée sur un motif prévu par la Convention.
[33] La Cour a appliqué les principes de l’arrêt Salibian aux paragraphes 12 à 14 de la décision Vangor, aux paragraphes 69 et 70 de la décision Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 768 [Mohammed], et aux paragraphes 13 et suivants de la décision Osama Fi.
[34] En l’espèce, la SPR a examiné la question de savoir si les demandeurs avaient été personnellement pris pour cibles dans le passé au regard de l’article 96 de la LIPR, puis la question de savoir si les demandeurs seraient exposés aux risques prévus au paragraphe 97(1). Elle a conclu qu’ils [traduction] « ne seraient pas personnellement pris pour cibles à Gaza »
et qu’ils n’avaient vécu [traduction] « aucune expérience particulière qui rendrait leur situation différente de celle de la population générale à Gaza »
.
[35] Toutefois, la SPR n’a pas fait de distinction dans son analyse entre les circonstances objectives prévues à l’article 96 et celles prévues au paragraphe 97(1). En ce qui concerne la demande d’asile fondée sur l’article 96, la SPR n’a pas analysé les fondements subjectif et objectif d’une crainte de persécution ni formulé de conclusions explicites à ce sujet. Elle n’a pas mentionné que les demandeurs pouvaient établir le bien-fondé d’une demande d’asile fondée sur l’article 96 en invoquant le traitement réservé aux personnes qui se trouvent dans une situation semblable à Gaza.
[36] À mon avis, en l’espèce, la SPR a commis une erreur de droit, car elle n’a pas pris en compte et analysé les principes de l’arrêt Salibian, dont la question de savoir si les demandeurs avaient qualité de personne à protéger au regard de l’article 96 de la LIPR compte tenu de la possibilité que des personnes se trouvant dans une situation semblable à Gaza soient persécutées. (Voir également les analyses dans les décisions Osama Fi, Mohammed et Vangor déjà citées.)
[37] La SPR disposait d’éléments de preuve qu’elle aurait pu apprécier à cet égard. En ce qui concerne la possibilité de persécution de la part du Hamas ou d’autres groupes, elle disposait de bon nombre d’éléments de preuve sur les circonstances qui affectent la population de Gaza ainsi que les actions et les motivations qui en sont à l’origine. Comme je l’ai mentionné plus haut, la SPR a tiré certaines conclusions au sujet du Hamas et de la situation à Gaza. En outre, dans son affidavit, Abdallah a énuméré des événements ou des circonstances qui avaient affecté ses frères (Khalid et Mohammed) à Gaza, dont des guerres et le [traduction] « siège de Gaza »
pendant plus de 12 ans ainsi que l’absence de choses de première nécessité comme l’électricité, des soins médicaux adéquats et un logement; il y est également mentionné que les demandeurs n’ont ni maison ni travail à Gaza. Abdallah a souligné que les organisations locales (dont le Fatah et le Hamas) gouvernaient le pays et que l’on ne pouvait obtenir un emploi qu’à condition de joindre l’une des factions. Dans son affidavit, Ahmed a détaillé les expériences qu’il avait lui-même vécues à Gaza lorsqu’il y étudiait. Selon lui, Gaza [traduction] « n’est pas un bon endroit pour une personne qui n’appartient pas à l’une des factions. [Une telle personne est] considérée comme n’ayant aucune identité »
, et le Hamas et d’autres factions ne fournissent un soutien financier et de la nourriture qu’à leurs membres. Abdallah et Ahmed ont tous deux fait valoir qu’ils ne soutenaient pas le Hamas (ni une autre faction) et ont tous deux souligné les difficultés (ou l’impossibilité) de quitter Gaza pour échapper aux conditions qui y prévalent. Ils ont également souligné deux exemples que chacun avait donnés dans son affidavit concernant des actes arbitraires de la police du Hamas contre leurs frères (relativement à des incidents distincts, dont l’un avait été mentionné par la SPR et avait justifié que la demande d’asile que Khalid avait présentée au titre de la LIPR soit accueillie).
[38] Le défendeur s’est fondé sur la décision Habboob, dans laquelle des demandeurs d’asile, qui forment une famille, avaient eux aussi exprimé la crainte de retourner à Gaza. Toutefois, les questions juridiques et les conclusions de la SPR en cause dans cette affaire diffèrent de celles de la présente affaire. Dans la décision Habboob, la SPR a rejeté leur demande d’asile présentée au titre de la LIPR, parce qu’elle a conclu que leur crainte reposait sur les conditions de vie en général défavorables dans le pays et la menace d’une intervention militaire d’Israël. En outre, elle a constaté qu’une demandeure d’asile, Mme Habboob, n’avait ni affirmé avoir subi des mauvais traitements fondés sur son sexe pendant qu’elle résidait à Gaza, ni exprimé la crainte d’être persécutée dans l’avenir en raison de son sexe. À la Cour, la juge Walker a rejeté leur demande de contrôle judiciaire. Conformément aux principes juridiques énoncés plus haut, elle a conclu qu’un demandeur d’asile ne peut pas simplement mentionner la situation générale ayant cours dans le pays sans établir de liens avec sa situation personnelle (en citant la décision Garces Canga) : Habboob, au para 31. La juge Walker a affirmé que les demandeurs d’asile avaient « limité leur description des risques auxquels ils seraient exposés à une description générale de la situation à Gaza sans plus de précisions »
. Elle a jugé que la SPR avait raisonnablement conclu que les demandeurs d’asile (et auteurs de la demande de contrôle judiciaire) n’avaient pas établi une crainte subjective de persécution fondée sur un motif prévu dans la Convention.
[39] À l’opposé, en l’espèce, la SPR n’a tiré aucune conclusion concernant la crainte subjective des demandeurs. Elle n’a pas non plus examiné la question de savoir si la demande d’asile des demandeurs était fondée, compte tenu de la persécution de personnes se trouvant dans une situation semblable, question qui n’a pas été débattue ou soulevée dans l’affaire Habboob. De plus, en l’espèce, la SPR a accueilli la demande d’asile que la mère des demandeurs avait présentée au titre de l’article 96, tandis que, dans Habboob, la demande comparable a été rejetée. Bien qu’il soit difficile de savoir de quoi il s’agissait, un élément de preuve présenté à la SPR dans l’affaire Habboob n’était qu’une « description des risques auxquels ils seraient exposés à une description générale de la situation à Gaza sans plus de précisions »
, alors qu’en l’espèce, la SPR disposait de plus qu’une description générale, et elle a tiré des conclusions expresses et détaillées concernant la situation à Gaza.
[40] J’ai examiné l’affirmation de la SPR selon laquelle, bien que les demandeurs puissent être exposés à un risque généralisé, il n’existait pas plus qu’une simple possibilité qu’ils soient persécutés à leur retour à Gaza pour un ou des motifs prévus dans la définition de « réfugié au sens de la Convention »
. À mon avis, par cette affirmation, la SPR ne s’est pas acquittée de son devoir de cerner, d’analyser et d’appliquer les principes juridiques formulés par la Cour d’appel fédérale qu’elle était tenue de suivre. Si elle l’avait fait, elle aurait également dû intégrer ses conclusions concernant la situation à Gaza.
[41] Comme la SPR n’a pas tiré de conclusions expresses concernant la crainte subjective et objective au regard de l’article 96 et n’a pas effectué de distinction entre les analyses objectives fondées sur les deux dispositions de la LIPR, je juge qu’elle n’a pas implicitement traité dans son analyse de la revendication fondée sur le traitement réservé aux personnes se trouvant dans une situation semblable.
[42] Je sais que, devant la Cour, les demandeurs ont exposé une position plus large que celle que la SPR avait prise en compte concernant la persécution à Gaza. La SPR avait pris en compte la persécution de la part du Hamas et d’autres groupes militants, alors que, devant la Cour, les demandeurs ont soutenu que, s’ils retournaient à Gaza, ils seraient persécutés à la fois par le Hamas et par Israël. Dans les deux situations, les liens potentiels avec la Convention étaient fondés sur les opinions politiques ou la religion.
[43] En l’espèce, le rôle de la Cour n’est pas de formuler des observations sur la question de savoir si, en effet, il existait des motifs pertinents qui fondaient une allégation de persécution compte tenu du traitement que réservent le Hamas ou d’autres factions aux personnes se trouvant dans une situation semblable, compte tenu des actes d’Israël, ou compte tenu des effets cumulatifs d’un tel traitement et de tels actes. Il me suffit de dire que je ne suis pas convaincu que le résultat aurait nécessairement été le même si la SPR avait appliqué les normes juridiques qu’imposent l’arrêt Salibian et les décisions qui l’ont suivie : voir Vangor, au para 14. Cette conclusion et le résultat global de la présente demande ne constituent pas un appui à quelque position quant à l’issue des demandes d’asile des demandeurs.
[44] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle dans sa décision, car elle n’a pas évalué la demande d’asile des demandeurs fondée sur l’article 96 de la LIPR conformément aux principes juridiques auxquels elle était assujettie. En application des principes établis dans l’arrêt Vavilov, la décision doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à la SPR pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
III.
Conclusion
[45] La demande est donc accueillie. Les parties n’ayant pas proposé de question aux fins de la certification, aucune question ne sera énoncée.
JUGEMENT dans le dossier IMM-4457-19
LA COUR STATUE que :
La demande est accueillie. La décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 8 mai 2019 est annulée, et l’affaire est renvoyée pour qu’un tribunal de la SPR différemment constitué rende une nouvelle décision conformément aux motifs exposés dans la présente instance;
Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
« Andrew D. Little »
Juge
Traduction certifiée conforme
N. Belhumeur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-4457-19
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INTITULÉ :
|
ABDALLAH F M ABUSAMRA, AHMED F M ABUSAMRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 14 FÉVRIER 2022
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
|
LE JUGE A.D. LITTLE
|
DATE :
|
LE 17 JUIN 2022
|
COMPARUTIONS :
Esther Lexchin
|
POUR LES DEMANDEURS
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Alex C. Kam
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Esther Lexchin
Jared Will & Associates
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Alex C. Kam
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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