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Date : 20220719


Dossier : IMM-5989-21

Référence : 2022 CF 1071

Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

Marco Antonio TORRES ZAMORA

Dulce Karina ASTUDILLO ALCAZAR

Kaleb Gael TORRES ASTUDILLO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Marco Antonio Torres Zamora, sa conjointe, Dulce Karina Astudillo Alcazar, et leurs deux fils de 19 et 6 ans, sont citoyens du Mexique et ont présenté une demande d’asile fondée sur le motif qu’ils craignent d’être persécutés par des membres du cartel Jalisco Nueva Generación [CJNG]. La Section de la protection des réfugiés [SPR] a rejeté la demande d’asile des demandeurs après avoir conclu qu’ils ne s’étaient pas comportés comme des personnes craignant pour leur vie et qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable dans les villes de Mérida, Mexico et de Campeche. La seule question à trancher pour la Section d’appel des réfugiés [SAR] était celle de l’existence d’une PRI viable et la SAR a confirmé la décision de la SPR sur ce point.

[2] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

II. Contexte

[3] Les demandeurs vivaient dans la ville de Mendoza, dans l’État de Veracruz, depuis 2002 lorsque des membres du CJNG ont commencé à les viser. Le 11 juin 2019, Mme Alcazar et son plus jeune fils ont été témoins de l’enlèvement de son voisin par des hommes cagoulés et lourdement armés. Un des hommes s’est rendu compte de la présence de Mme Alcazar et son fils et a menacé de les tuer si elle les dénonçait. Le lendemain, après sa journée de travail, Mme Alcazar a aperçu le même homme qui l’avait menacée la veille; elle l’a reconnu grâce à un tatouage se trouvant sur son bras droit. Il la fixait du regard. Le surlendemain, le 13 juin 2019, l’homme se trouvait toujours à l’extérieur de son lieu de travail, tenant son téléphone avec la caméra pointant dans sa direction. À la suite de ces incidents, Mme Alcazar a décidé de quitter son emploi.

[4] Le 13 juin 2019, M. Zamora a quant à lui été intercepté par une camionnette et a été battu par trois hommes armés alors qu’il sortait de son travail. Ces trois hommes se sont identifiés comme étant des membres du CJNG et ont menacé M. Zamora, lui disant qu’ils allaient s’en prendre à lui, sa conjointe et son plus jeune fils s’ils informaient les autorités de l’enlèvement dont Mme Alcazar avait été témoin. M. Zamora n’a pas porté plainte aux autorités à la suite de l’agression, de peur que les autorités corrompues informent le CJNG de l’endroit où lui et sa famille se trouvaient. En conséquence, M. Zamora s’est absenté du travail jusqu’au 17 juillet 2019.

[5] Le 16 juin 2019, Mme Alcazar et son plus jeune fils ont quitté la ville de Mendoza pour se cacher chez la tante de Mme Alcazar à Coatzacoalcos, de peur que des membres du CJNG s’en prennent à eux. M. Zamora est resté à Mendoza parce qu’il ne voulait pas perdre son emploi; il affirme avoir pris des précautions pour sa sécurité. Mme Alcazar et son fils sont restés chez la tante un mois et sont revenus le 18 juillet 2019 à Mendoza, après avoir été témoins d’un incendie et d’un homicide dans le bar appartenant à la tante qui auraient été perpétrés par des membres du CJNG. Les demandeurs ont quitté le Mexique pour le Canada le 27 février 2020.

[6] Dans une décision datée du 22 mars 2021, la SPR a conclu que les demandeurs avaient témoigné de manière franche, mais a tout de même relevé quelques contradictions dans leurs allégations et des comportements incompatibles avec la crainte alléguée. Néanmoins, la SPR a conclu que les demandeurs avaient une PRI viable dans les villes de Mérida, de Mexico et de Campeche. La SPR a appliqué l’analyse à deux volets établis par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) [Rasaratnam]. Pour le premier volet du critère, la SPR n’a pas été convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existait une possibilité sérieuse que des membres du CJNG aient la motivation de retrouver les demandeurs dans les PRI suggérées. La SPR a pris en considération le fait que, depuis le 13 juin 2019, les demandeurs n’avaient pas revu les hommes du CJNG et n’avaient pas reçu d’appels de leur part et que les membres de leurs familles n’avaient pas non plus reçu de visite ni d’appels de leur part. En ce qui concerne le deuxième volet du critère, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’était pas déraisonnable pour les demandeurs de déménager dans l’une des PRI suggérées et que, compte tenu de leurs études et de leur expérience de travail, il ne serait pas déraisonnable pour M. Zamora et Mme Alcazar de se trouver un emploi dans les PRI suggérées.

[7] La SAR, dans une décision datée du 6 août 2021, a seulement examiné la question à savoir s’il existait une PRI viable au Mexique pour les demandeurs et elle a souscrit à la conclusion de la SPR sur ce point. Les demandeurs ont soutenu que les incidents qu’ils avaient vécus étaient suffisants pour établir que les membres du CJNG les retrouveraient, peu importe où ils se trouveraient au Mexique, parce que le CJNG est implanté partout au pays. La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient présenté aucune preuve tangible pour établir que les membres du CJNG avaient la motivation de les retrouver et que cet élément était suffisant pour conclure à l’existence d’une PRI viable. Bien que les demandeurs n’aient pas contesté les conclusions de la SPR sur le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Rasaratnam, la SAR a effectué sa propre analyse et a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’il était déraisonnable que les demandeurs s’établissent à Mérida, à Mexico ou à Campeche.

III. Question en litige et norme de contrôle

[8] La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : la décision de la SAR est-elle raisonnable?

[9] Les parties sont d’avis, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable au contrôle d’une décision de la SAR portant sur l’existence d’une PRI est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17 [Vavilov]; Adeniji-Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11). Le rôle de la cour est de déterminer si la décision est raisonnable dans son ensemble, c’est-à-dire si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov aux para 83‑87).

IV. La décision de la Section d’appel des réfugiés n’est pas déraisonnable

[10] Selon l’analyse à deux volets établis par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rasaratnam, pour déterminer si une PRI est viable pour le demandeur, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, (1) qu’il n’y a pas de risque sérieux de persécution pour le demandeur dans la partie du pays où, selon elle, il existe une PRI et (2) qu’il n’est pas déraisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris la situation personnelle du demandeur, que le demandeur se relocalise à cet endroit (Rasaratnam aux pp 709-11).

[11] Dans leur mémoire des faits et du droit, les demandeurs ne contestent que les conclusions de la SAR portant sur le premier volet du critère et font valoir essentiellement le même argument qu’ils ont présenté à la SAR. Ils soutiennent que les incidents qu’ils ont vécus démontrent que les membres du CJNG ont un intérêt suffisant pour les retrouver. Devant moi, les demandeurs ont fait valoir que le simple fait que les agents de persécution les aient menacés en 2019 afin de faire taire Mme Alcazar et de l’empêcher de signaler l’incident dont elle avait été témoin suffisait à prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le cartel continuait d’avoir l’intérêt ou la motivation de les poursuivre et de les localiser dans la PRI si la famille devait retourner au Mexique.

[12] Je ne suis pas convaincu par l’argument des demandeurs. La SAR a adéquatement souligné les différents fardeaux de la preuve qui s’appliquent d’une part à la capacité d’un persécuteur de retrouver des individus et d’autre part à sa motivation :

[23] Bien que je comprenne votre argument, à mon avis, il ne correspond pas à la jurisprudence telle qu’elle existe à ce jour. En effet, la jurisprudence nous enseigne qu’il existe une différence entre la capacité d’un persécuteur de poursuivre un individu ou une famille partout dans un pays et sa volonté ou son intérêt à le faire. Le fait qu’un persécuteur ait la capacité de poursuivre un individu ou une famille n’est pas une preuve décisive que ce persécuteur soit motivé à poursuivre, persécuter ou menacer celui-ci ou celle-ci. Et il est bien établi en droit que si le persécuteur n’a pas la volonté ou l’intérêt de trouver, poursuivre ou persécuter un individu ou une famille, il est raisonnable de conclure qu’il n’y a pas, pour l’avenir, de risque sérieux de persécution ou encore de menaces à la vie des personnes concernées.

[Je souligne]

[13] La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas produit de preuve tangible démontrant que les membres du CJNG avaient l’intérêt de les retrouver :

[24] Selon ma propre analyse de votre dossier, vous n’avez présenté aucune preuve tangible de la motivation, de l’intérêt ou de la volonté des membres du cartel de vous poursuivre, vous, votre épouse et vos enfants mineurs, lorsque vous avez continué à vivre dans votre résidence pendant les mois précédant votre départ ainsi que depuis votre départ du Mexique, étant entendu qu’aucun membre de votre famille vivant toujours là-bas n’a été importuné par eux. Ce manque de preuve est un élément suffisant pour conclure à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur au sein de votre propre pays, si vous alliez vous établir à Mérida, Mexico ou Campeche.

[14] Je ne peux m’attendre à ce que la SAR prenne des décisions dans le vide. La SAR ne disposant pas de preuve de la motivation du cartel à poursuivre les demandeurs, comment puis-je lui reprocher d’être arrivée à la conclusion qu’elle a tirée? Je suis d’avis que la conclusion de la SAR est raisonnable puisqu’il n’y a aucun élément de preuve au dossier qui démontre que les membres du CJNG ont la motivation de retrouver les demandeurs. Il existe effectivement une différence entre la capacité d’un persécuteur de retrouver un individu et sa volonté ou son intérêt de le faire (Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 13 [Leon]). Il est raisonnable pour la SAR d’avoir pris en considération le fait que les demandeurs n’ont pas été importunés pendant les mois précédant leur départ vers le Canada alors qu’ils n’étaient pas cachés et aussi le fait que les membres de leur famille n’ont pas reçu de visites ni d’appels de la part des membres du cartel (Leon au para 23). Le fardeau de démontrer que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est déraisonnable revient aux demandeurs et je suis d’avis qu’ils ne m’ont pas démontré que la décision de la SAR souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov au para 100).

V. Conclusion

[15] Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.

 


JUGEMENT au dossier IMM-5989-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5989-21

INTITULÉ :

MARCO ANTONIO TORRES ZAMORA, DULCE KARINA ASTUDILLO ALCAZAR, KALEB GAEL TORRES ASTUDILLO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Sohana Sara Siddiky

Pour leS demandeurS

Me Yaël Levy

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sohana Sara Siddiky, avocate

Montréal (Québec)

 

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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