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Date : 20220713


Dossier : IMM-4542-21

Référence : 2022 CF 1030

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

CESAR YUSIF MIKHAIL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La décision par laquelle un agent principal a rejeté la demande de résidence permanente, présentée par le demandeur depuis le Canada sur le fondement de motifs d’ordre humanitaire, doit être annulée. Elle est déraisonnable. La décision est dépourvue de justification, de transparence et d’intelligibilité. Elle est appuyée sur des déclarations douteuses qui proviennent d’un blogue de voyage. Le décideur était trop obnubilé par le fait que le demandeur avait contrevenu à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, au lieu de chercher à savoir si le demandeur avait soulevé des motifs d’ordre humanitaire qui pouvaient l’emporter sur ces contraventions.

Le contexte

[2] Le demandeur, Cesar Yusif Mikhail, est un citoyen iraqien d’origine kurde qui est originaire de Mossoul. Il est parti pour le Canada peu après les meurtres de son père et de son frère commis par des extrémistes musulmans sunnites. Le demandeur est arrivé au Canada en septembre 2008 et a présenté une demande d’asile, qui a été accueillie en mars 2011. Toutefois, le 16 décembre 2014, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a présenté une requête en vue d’annuler la décision par laquelle cette demande d’asile avait été accueillie, car il avait appris que le demandeur n’avait pas divulgué le fait qu’il avait présenté une première demande d’asile au Royaume-Uni en 2005 sous une autre identité. Le 26 juillet 2019, la Section de la protection des réfugiés [SPR] a annulé la décision par laquelle cette demande d’asile présentée par le demandeur avait été accueillie, en raison de la présentation erronée faite par le demandeur et du fait que la SPR n’avait pu vérifier son identité.

[3] Le 1er novembre 2019, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente depuis le Canada, sur le fondement de motifs d’ordre humanitaire. Le dossier d’immigration du demandeur comporte actuellement une mesure de renvoi exécutoire. Le Canada ne renvoie personne en Iraq présentement puisque ce pays est inscrit sur la liste du programme de suspension temporaire des renvois [STR]. Ce programme interrompt les renvois vers un pays ou un lieu lorsque les conditions générales posent un risque à l’ensemble de la population civile.

[4] L’agent s’en est tenu à l’examen de l’établissement et des difficultés dans sa décision.

[5] Il a conclu que le demandeur avait pu s’établir au Canada grâce aux présentations erronées qu’il avait faites aux autorités de l’immigration. Par conséquent, il a accordé peu de poids à ce critère dans son analyse.

[6] L’agent a pris acte des arguments du demandeur portant qu’il serait exposé à des difficultés en tant que Kurde minoritaire et musulman sunnite en Iraq, et qu’il avait des liens limités avec ce pays et aucune perspective d’emploi.

[7] L’agent a cependant souligné que le demandeur avait deux sœurs vivant à Mossoul et un oncle qui l’avait aidé à obtenir son présent passeport iraqien. Il a également fait remarquer que le [traduction] « demandeur pourrait s’établir à nouveau ailleurs, dans la région kurde de l’Iraq ».

[8] S’appuyant sur un article publié en octobre 2020 sur le blogue intitulé « Against the Compass » [le blogue de voyage], l’agent a observé que le Kurdistan iraqien est relativement sécuritaire, aucune attaque terroriste n’y ayant eu lieu depuis 2014. L’agent a aussi souligné que Mossoul a été reprise à l’État islamique en Iraq et au Levant [EIIL]. Il a ajouté que le référendum de 2017 sur l’indépendance du Kurdistan avait [traduction] « ramené la situation à la normale ». S’appuyant sur les renseignements contenus dans les cartables nationaux de documentation [CND] pour l’Iraq, l’agent a constaté que le Kurdistan était en reconstruction et qu’il s’avérait un endroit sécuritaire.

[9] L’agent a examiné les articles soumis par le demandeur concernant la situation dans le pays en cause, mais il a estimé que les préoccupations soulevées dans ces documents [traduction] « ne s’appliquaient pas nécessairement au demandeur ». Il a fait remarquer que la situation avait changé depuis que le demandeur avait quitté l’Iraq en 2008 et que ses préoccupations [traduction] « pourraient être considérées comme révolues, sans pour autant être rejetées ».

[10] Selon l’agent, le demandeur [traduction] « a choisi de demeurer au Canada sous des prétextes trompeurs : il est le seul responsable de toutes les difficultés auxquelles il pourrait être exposé lors de son retour en Iraq ». L’agent a accordé peu d’importance à ces difficultés.

Analyse

[11] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il est loisible à l’agent de ne pas tenir compte de l’établissement du demandeur au Canada lorsqu’il résulte directement d’une présentation erronée. Dans l’arrêt Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, la Cour d’appel fédérale a dit, au paragraphe 19, qu’« il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d’ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements ».

[12] Toutefois, dans le cas présent, l’agent semble préoccupé – comme le soutient le demandeur – par le fait que le demandeur n’a pas respecté les exigences des lois canadiennes en matière d’immigration et de protection des réfugiés.

[13] Je conviens avec le demandeur qu’il n’était pas raisonnable pour l’agent de s’être préoccupé du fait que le demandeur n’avait pas le statut d’immigrant, puisque le but d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est de passer outre à cette absence de statut (voir Klein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1004).

[14] Le passage qui suit, tiré de la partie des motifs de l’agent qui porte sur l’examen des difficultés auxquelles serait exposé le demandeur s’il était renvoyé en Iraq, rend sa préoccupation on ne peut plus claire : [traduction] « [L]e demandeur a choisi de demeurer au Canada sous des prétextes trompeurs : il est seul responsable de toute difficulté qu’il subit. »

[15] L’analyse des difficultés par l’agent est fautive. L’agent mentionne dans sa décision qu’il s’est appuyé sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et les pièces fournies à l’appui, et aussi sur les CDN et sur le blogue de voyage.

[16] Même si l’agent affirme avoir tenu compte de tous ces éléments, il ne fait référence qu’au blogue de voyage dans sa décision, dont voici un extrait :

[traduction]

Selon des rapports de 2021, la région iraqienne du Kurdistan est plutôt sécuritaire; aucune attaque terroriste n’y a eu lieu depuis 2014. On peut également lire (Against the Compass, octobre 2020) que le Kurdistan iraqien est plus sécuritaire que jamais. Mossoul a été reprise des mains de l’État islamique en Iraq et en Syrie [EIIS], et le référendum sur l’indépendance du Kurdistan d’octobre 2017 a rétabli la situation. Selon les cartables nationaux de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), bien que l’Iraq ait des obstacles à surmonter, la région du Kurdistan est en reconstruction et est sécuritaire.

[17] Cette conclusion s’oppose à ce qui est véritablement écrit dans les CDN. Selon le Bureau de l’intérieur du Royaume-Uni :

[traduction]

Il existe une crainte d’atteintes graves parce que la situation présente un risque réel pour la vie ou la personne d’un civil, de sorte qu’un renvoi contreviendrait à l’alinéa c) de l’article 15 (des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.) de la Directive 2004/83/CE du Conseil européen du 29 avril 2004 (Directive dite de « qualification ») telle que transposée dans les dispositions (339C et 339CA(iv)) des Immigration Rules [Règles d’immigration du R.-U.].

United Kingdom Home Office, Country Policy and Information Note: Iraq: Security and humanitarian situation [Politique nationale et note d’information : sécurité et situation humanitaire], (mai 2020) au paragraphe 1.1.2. [Non souligné dans l’original.]

[18] Cette évaluation concorde avec les mesures de STR prises par le Canada quant à l’Iraq.

[19] Selon le ministère des Affaires étrangères et du Commerce australien :

[traduction]

La sécurité en Iraq varie selon la région, mais elle est très instable et changeante. Des incidents, notamment des attaques à la roquette, au mortier, avec des engins explosifs improvisés (EEI), à la grenade et à l’arme légère, ainsi que des assassinats et des enlèvements avec demandes de rançon se produisent régulièrement et sans préavis.

Australian Department of Foreign Affairs and Trade, DFAT Country Information Report Iraq [Rapport d’information sur un pays, Iraq] (17 août 2020) au paragraphe 2.2. [Non souligné dans l’original.]

[20] Il est vrai que l’auteur du blogue de voyage dit que [traduction] « le Kurdistan iraqien n’a jamais été plus sécuritaire », mais nous devons prendre en considération qu’il compare l’Iraq d’aujourd’hui à la situation qui y existait immédiatement après le règne de Saddam Hussein. Il mentionne aussi : [traduction] « [V]euillez gardez à l’esprit que c’est une zone de guerre et une région instable, et que la situation pourrait donc changer du jour au lendemain. »

[21] Le défendeur fait valoir – et je suis d’accord avec lui – que l’agent chargé d’examiner une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire peut faire ses propres recherches en plus de consulter le fruit de celles du demandeur et de la CISR, mais le fait pour lui de favoriser un blogue de voyage au lieu des rapports rédigés par des experts est, selon moi, inique et devrait être fortement déconseillé. Si ce genre de recherche était permise, ne pourrait-on pas dans ce cas simplement taper la question « est-il sécuritaire de voyager vers [nom du pays] » dans un moteur de recherche et se fier aux résultats obtenus?

[22] Pour ces motifs, la décision est annulée. Aucune question à certifier n’a été proposée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4542-21

LA COUR STATUE : La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est renvoyée à un autre agent pour que celui-ci l’évalue à nouveau.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4542-21

 

INTITULÉ :

CESAR YUSIF MIKHAIL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 4 avril 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

le juge ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 13 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Lev Abramovich

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Idorenyin Udoh-Orok

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Abramovich & Tchern

Cabinet de professionnels

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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