Dossier : IMM-5213-21
Référence : 2022 CF 1041
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2022
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE :
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KHALEELUDDIN MOHAMMAD KHAJA
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET
DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, Khaleeluddin Mohammad Khaja, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 20 mai 2021 par laquelle un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’agent) a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande) présentée depuis le Canada sur le fondement du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).
[2] Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable. En particulier, il soutient que l’agent a eu tort d’évaluer l’intérêt supérieur des enfants sous l’angle des difficultés et a commis une erreur dans son analyse du facteur de l’établissement en s’attardant exclusivement sur la façon dont sa famille et lui pourraient atténuer les difficultés après leur renvoi du Canada.
[3] Dans son analyse, l’agent n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur des trois enfants du demandeur et, en particulier, il n’a pas examiné s’il serait dans leur intérêt supérieur de rester au Canada. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Par conséquent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.
II.
Les faits
A.
Le demandeur
[4] Le demandeur est un citoyen indien de 38 ans. Sa femme, Hajira Ibrahim (Mme Ibrahim), est également citoyenne indienne. Ils ont trois enfants. Leur fille de sept ans (Aleena) est née en Inde, et leurs deux fils, Moinuddin (cinq ans) et Ayaanuddin (trois ans) sont citoyens canadiens de naissance.
[5] Le demandeur, Mme Ibrahim et Aleena sont arrivés au Canada à titre de visiteurs le 28 mars 2017. Ils ont présenté une demande d’asile le 24 avril 2018, qui a été rejetée par la Section d’appel des réfugiés le 7 novembre 2019.
[6] Le fils cadet du demandeur, Ayaanuddin, a reçu à la naissance un diagnostic de tétralogie de Fallot, une maladie cardiaque congénitale. Le 25 février 2019, à l’âge de cinq mois, Ayaanuddin a subi une chirurgie cardiaque. Il est suivi par un cardiologue, qui surveille son état de santé chaque année.
[7] Le développement du langage d’Aleena a été évalué lorsqu’elle avait trois ans et demi. Selon un rapport daté du 19 février 2019, Aleena accusait un retard important dans sa capacité à s’exprimer oralement et un retard dans ses capacités phonologiques.
[8] Le 19 août 2020, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il avait indiqué que Mme Ibrahim et Aleena l’accompagnaient à titre de personnes à charge.
B.
La décision faisant l’objet du contrôle
[9] L’agent a rejeté la demande du demandeur dans une lettre datée du 20 mai 2021. Il a examiné les observations du demandeur sur les facteurs de l’établissement au Canada et de l’intérêt supérieur des enfants.
[10] Dans sa décision, l’agent a accordé du poids au facteur de l’établissement au Canada, en prenant acte du fait que le demandeur et sa famille sont au Canada depuis plusieurs années, des amitiés sincères qu’ils ont nouées et de la preuve qu’ils ont fait du bénévolat à la mosquée de la région. L’agent a conclu que la famille pourrait éprouver certaines difficultés à son retour en Inde, mais qu’elle serait vraisemblablement capable de se réinstaller après une période d’ajustement.
[11] Dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a tenu compte des observations du demandeur selon lesquelles ses enfants auraient de la difficulté à obtenir des services de soins de santé et du soutien en santé mentale et à recevoir une éducation adéquate en Inde. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que ses enfants feraient face à un système d’éducation déficient ou auraient de la difficulté à avoir accès à l’éducation en Inde. En ce qui concerne l’accès aux soins de santé, l’agent a pris acte du diagnostic de tétralogie de Fallot d’Ayaanuddin, mais a pourtant conclu que le demandeur n’avait pas suffisamment détaillé la situation médicale actuelle d’Ayaanuddin et n’avait pas indiqué si ses symptômes persistaient. L’agent a également conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve indiquant que le demandeur et Mme Ibrahim ne seraient pas en mesure d’obtenir les services de soutien ou les traitements nécessaires pour Ayaanuddin en Inde. Quoi qu’il en soit, l’agent a accordé beaucoup de poids au fait qu’Ayaanuddin souffre d’une maladie et a fait remarquer qu’il [traduction] « pourrait éprouver des difficultés affectant sa santé et son bien‑être s’il devait retourner en Inde avec ses parents et son frère et sa sœur »
.
[12] L’agent a souligné que la situation générale en Inde est peut‑être moins idéale que celle au Canada, mais l’objectif de l’article 25 de la LIPR n’est pas de compenser la différence entre le niveau de vie au Canada et celui dans les autres pays. L’agent a conclu que l’intérêt supérieur des enfants serait préservé tant qu’ils demeureraient avec leurs parents. Selon lui, le poids accordé à l’intérêt supérieur des enfants ne suffisait pas à justifier une dispense, [traduction] « car la preuve n’était pas suffisante pour démontrer qu’un retour en Inde aurait des conséquences néfastes sur les enfants »
.
III.
La question en litige et la norme de contrôle
[13] La seule question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire effectuée par l’agent était raisonnable.
[14] Les parties conviennent que la question est assujettie à la norme de la décision raisonnable. Je suis d’avis que la norme de contrôle applicable aux décisions en matière de considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 88 aux para 5‑8; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 8, 44‑45); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16‑17.
[15] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit décider si la décision faisant l’objet du contrôle, qui comprend à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable de la décision dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).
[16] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir que la décision comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne devrait pas modifier les conclusions de fait de celui‑ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure »
(Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).
IV.
Analyse
[17] En vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre peut octroyer le statut de résident permanent à l’étranger qui ne se conforme pas à la LIPR si les circonstances sont justifiées par des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est une mesure discrétionnaire. Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte du dossier. Ainsi, le décideur doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids »
(Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Baker) aux para 74‑75), et « [i]l peut y avoir des motifs dictés par l’humanité ou la compassion pour laisser entrer des gens qui, règle générale, seraient inadmissibles »
(Kanthasamy, aux para 12‑13).
[18] Dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par la décision, le décideur doit « être réceptif, attentif et sensible »
à cet intérêt (Baker, au para 75). Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Kanthasamy, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini »
, puis examiné « avec beaucoup d’attention »
(au para 39, citant Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 aux para 12 et 31; Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 aux para 9‑12). Dans l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, le décideur doit d’abord se demander « en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant »
(Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 206 au para 45), et cette analyse doit porter « “sur les conséquences uniques et personnelles” que le renvoi du Canada aurait eues sur les enfants touchés par la décision [renvois omis] »
(Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 187 (Nagamany) au para 38).
[19] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, le demandeur soutient que l’agent a eu tort de l’examiner sous l’angle des difficultés et qu’il aurait plutôt dû s’attarder à l’intérêt supérieur de ses trois enfants et analyser « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt [des enfants] »
(Nagamany, au para 38). Le demandeur fait remarquer que la seule fois dans la décision où l’intérêt supérieur des enfants est mentionné est lorsque l’agent écrit : [traduction] « L’intérêt supérieur des enfants sera préservé tant qu’ils demeureront avec leurs parents. »
L’agent s’est exclusivement appuyé sur les façons dont le demandeur et sa famille pourraient atténuer les difficultés auxquelles ils seraient exposés suivant leur renvoi du Canada, une façon de faire qui a été rejetée par notre Cour.
[20] Le demandeur fait valoir que la preuve indiquait clairement que l’état de santé d’Ayaanuddin nécessitera un suivi serré auprès d’un cardiologue et peut‑être d’autres chirurgies. La preuve démontrait également qu’Aleena souffre d’un retard de langage important qui exigera une intervention continue. Même s’il a pris acte de cette preuve et du fait que les enfants éprouveraient vraisemblablement des difficultés à s’adapter à la vie en Inde, l’agent n’était pas convaincu [traduction] « qu’accompagner leurs parents en Inde compromettrait grandement leur bien‑être et leur développement et aurait des conséquences néfastes importantes sur eux »
. Le demandeur soutient que cette analyse est axée sur les besoins élémentaires et l’atténuation des difficultés plutôt que sur l’intérêt des enfants, et que l’agent a parcouru la preuve à la recherche de motifs pour justifier un rejet (Augusto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 226 (Augusto, au para 42). Le demandeur s’appuie sur le paragraphe 28 de la décision Bautista c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1008 pour faire valoir que l’importance que l’agent a accordée à la capacité d’adaptation des enfants a vidé de son sens l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants :
Tout résumer à la question de savoir si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce que la personne surmonte les inévitables difficultés d’une nouvelle vie, comme l’agent l’a fait en l’espèce, ressemble plutôt au critère qu’on applique pour les adultes. Puisque les enfants sont beaucoup plus malléables que les adultes, quiconque se pose au départ la question de savoir s’ils vont pouvoir s’adapter aboutira presque inévitablement à une conclusion affirmative comme quoi les enfants parviendront effectivement à surmonter les difficultés inhérentes au départ pour ensuite s’adapter à une nouvelle vie [...] Procéder ainsi, c’est vider de son sens l’obligation de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, comme le veut pourtant le paragraphe 25(1).
[21] Le demandeur soutient qu’en parcourant le dossier à la recherche d’éléments qui atténueraient les risques d’un retour en Inde, l’agent n’a pas tenu compte de la dure réalité à laquelle sa famille et lui devront faire face en Inde. Le changement à la situation familiale du demandeur depuis son départ de l’Inde, notamment la naissance de Moinuddin et Ayaanuddin et le diagnostic médical de ce dernier, a une incidence sur sa capacité à se réinstaller en Inde. Le demandeur fait valoir que, comme l’agent n’a pas analysé de façon approfondie le changement dans sa situation personnelle, sa décision est déraisonnable (Epstein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1201 aux para 13‑16). Dans l’ensemble, l’agent n’a pas soupesé les difficultés qu’un renvoi du Canada imposerait au demandeur et à sa famille et a plutôt indûment évalué s’il serait possible d’atténuer ces difficultés. L’agent a également appliqué cette analyse déficiente à l’intérêt supérieur des enfants.
[22] En réponse à l’argument du demandeur selon lequel l’agent a analysé l’intérêt supérieur des enfants sous l’angle des difficultés, le défendeur soutient qu’il s’agit en fait de la façon dont les arguments du demandeur étaient formulés dans sa demande, puisque ce dernier a précisément utilisé le terme « difficultés »
pour décrire les obstacles auxquels ses enfants seraient confrontés en Inde. La demande indique ce qui suit :
[traduction]
Les enfants seraient personnellement affectés par leur renvoi, et leur renvoi ne serait pas dans leur intérêt supérieur puisqu’il aurait des conséquences directes et néfastes sur leur vie.
[23] Le défendeur soutient que la tentative du demandeur de contester l’évaluation effectuée par l’agent de ses propres observations et éléments de preuve n’est pas convaincante. Quoi qu’il en soit, le défendeur soutient que l’agent n’a pas seulement analysé les difficultés auxquelles les enfants seraient confrontés en Inde : l’agent a examiné les possibilités d’études, les soins de santé ainsi que l’intégrité familiale pour s’assurer que l’intérêt supérieur des enfants serait préservé en Inde. Il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure que l’intérêt supérieur des enfants sera préservé s’ils demeurent avec leurs parents en Inde.
[24] Le défendeur soutient que l’intérêt supérieur des enfants est le facteur dont l’agent a principalement tenu compte dans son évaluation, et il ajoute qu’il incombe au demandeur de fournir suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de ses arguments, y compris en ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants (Chaudhary c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 128 au para 35). L’agent a examiné en détail les observations du demandeur liées à l’intérêt supérieur de ses enfants ainsi que la preuve qu’il a présentée, et il s’est penché sur chaque question. Comme l’a fait observer la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, une dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’est pas un régime d’immigration parallèle, et les difficultés associées à l’obligation de quitter le Canada ne sauraient généralement justifier une dispense suivant le paragraphe 25(1) de la LIPR (au para 23). Le demandeur n’a pas démontré que le raisonnement de l’agent est erroné et n’a présenté aucun élément de preuve convaincant pour établir que la décision est indéfendable. Le défendeur affirme que, dans ses arguments, le demandeur interprète les motifs de l’agent de façon à créer des problèmes, alors qu’au fond, il ne fait que contester l’appréciation de la preuve et le résultat.
[25] En ce qui concerne l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, je conviens avec le défendeur que l’agent a procédé à un examen détaillé de chaque facteur soulevé par le demandeur. Toutefois, j’estime qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure que les facteurs liés à l’intérêt supérieur des enfants, en particulier l’intérêt supérieur d’Ayaanuddin, ne l’emportent pas sur les autres considérations d’ordre humanitaire pour justifier une dispense suivant le paragraphe 25(1) de la LIPR. Je ne saurais non plus accepter l’argument du défendeur selon lequel l’analyse des « difficultés »
effectuée par l’agent était en réponse aux propres observations du demandeur. À mon sens, l’agent avait l’obligation d’examiner en quoi consistait l’intérêt supérieur des enfants, et il a commis une erreur en analysant la demande sous l’angle des difficultés.
[26] Quoi qu’il en soit, j’aimerais d’abord souligner que, selon moi, l’agent a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les enfants du demandeur éprouveraient des difficultés à accéder à l’éducation en Inde. Je suis également convaincu que l’agent a effectué un examen approfondi de la preuve relative à la situation d’Aleena, y compris une évaluation de son développement langagier et de son journal de bord de juin 2020 provenant de sa garderie. Compte tenu de l’absence de preuve démontrant qu’Aleena ferait face à des obstacles à l’éducation en Inde, il était raisonnable pour l’agent d’accorder moins de poids à ce facteur.
[27] Toutefois, j’estime que là où la décision de l’agent n’est pas justifiée est dans son analyse de l’intérêt supérieur d’Ayaanuddin. Ayaanuddin a eu de sérieux ennuis de santé depuis sa naissance et souffre d’une maladie du cœur qui l’a obligé à se faire opérer à l’âge de cinq mois. La preuve indique qu’il devra être suivi régulièrement et toute sa vie par un cardiologue et qu’il pourrait devoir subir d’autres chirurgies à l’avenir. Dans sa décision, l’agent a pris acte des problèmes de santé d’Ayaanuddin et de leurs conséquences, mais a néanmoins conclu que sa situation médicale actuelle n’était pas suffisamment détaillée :
[traduction]
Je conviens qu’Ayaanuddin souffre de ce problème de santé et je comprends qu’il en subit les conséquences. Je reconnais que cela doit être difficile pour lui et sa famille.
À part les observations mentionnées précédemment, le demandeur et sa femme parlent peu de la situation actuelle d’Ayaanuddin et des répercussions de cette maladie. Je reconnais que, dans certains documents médicaux présentés, il est mentionné qu’Ayaanuddin doit se présenter à des rendez‑vous de suivi après une période déterminée. Toutefois, je fais remarquer que deux ans se sont écoulés depuis l’opération d’Ayaanuddin et que peu de renseignements actuels indiquent si son état de santé a évolué ou s’il s’est présenté à ses rendez‑vous de suivi. On ne sait pas si Ayaanuddin a développé des complications à la suite de la chirurgie ou s’il devra subir d’autres chirurgies; il n’y a aucun détail quant à savoir s’il a des symptômes de cette maladie ou s’il a d’autres problèmes de santé.
[28] Je souligne que, dans une déclaration écrite, également citée dans la décision de l’agent, Mme Ibrahim se dit préoccupée par la santé d’Ayaanuddin, y compris le fait que les médecins ont affirmé qu’il pourrait devoir subir d’autres chirurgies à l’avenir :
[traduction]
Les médecins ont indiqué qu’à l’avenir, mon fils pourrait subir d’autres chirurgies si son problème de santé demeure. Comme parents, nous sommes très préoccupés par la santé de notre fils, car même s’il va bien aujourd’hui et que nous sommes heureux de le voir en bonne santé, nous ne savons pas comment il se portera à l’avenir.
[29] Dans une lettre du 10 décembre 2019 versée au dossier, le cardiologue d’Ayaanuddin fait état de la chirurgie qu’il a subie le 25 février 2019 et mentionne qu’il voit Ayaanuddin tous les ans pour surveiller son état de santé :
[traduction]
[Ayaanuddin] est stable d’un point de vue cardiovasculaire et est suivi tous les ans pour surveiller la chambre de chasse du ventricule droit afin d’éviter une aggravation de l’obstruction, qui causerait une hausse de pression dans le ventricule droit, et une aggravation de la régurgitation, qui pourrait augmenter la taille du ventricule droit et nuire à sa fonction.
[30] De plus, un article provenant du Centers for Disease Control and Prevention traitant de la tétralogie de Fallot indique ce qui suit :
[traduction]
La plupart des enfants mèneront une vie active et en santé après la chirurgie. Toutefois, ils devront être suivis régulièrement par un cardiologue, qui vérifiera leurs progrès et tout autre problème de santé qu’ils pourraient avoir en vieillissant. À l’âge adulte, ils pourraient devoir subir d’autres chirurgies ou avoir besoin d’autres soins médicaux si d’autres problèmes surviennent.
[Non souligné dans l’original.]
[31] Compte tenu de la preuve qui indique qu’Ayaanuddin souffre d’un problème de santé permanent qui exigera une surveillance continue et peut‑être d’autres chirurgies, l’affirmation de l’agent selon laquelle il n’y avait pas suffisamment de renseignements au sujet de l’état de santé actuel d’Ayaanuddin n’est pas justifiée. Dans sa décision, l’agent affirme également qu’il y a peu d’éléments de preuve pour démontrer qu’Ayaanuddin aurait de la difficulté à obtenir du soutien et des services de santé en Inde :
[traduction]
Comme je l’ai déjà dit, on ne sait pas si Ayaanuddin devra se faire opérer à l’avenir pour son problème de santé. J’estime qu’il est raisonnable de présumer qu’Ayaanuddin a maintenant besoin de soins postopératoires et d’un suivi pour surveiller son état de santé. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve dans les observations pour démontrer que le demandeur et sa femme ne pourraient obtenir pour leurs fils un tel soutien et de tels services au motif qu’ils ne sont pas offerts ou ne sont pas abordables en Inde. De plus, j’estime que rien n’indique que le demandeur et sa femme, dans l’éventualité où ils retournent en Inde avec leurs enfants, vont arrêter de surveiller l’état d’Ayaanuddin et ne lui fourniront pas le même niveau de soins et d’attention qu’ils lui ont donné au Canada.
Quoi qu’il en soit, je reconnais qu’Ayaanuddin souffre d’un problème de santé et qu’il pourrait éprouver des difficultés affectant sa santé et son bien‑être s’il devait retourner en Inde avec ses parents et son frère et sa sœur. J’accorde donc beaucoup de poids à ce facteur dans ma décision.
[32] À l’appui de sa demande, le demandeur a joint plusieurs articles qui soulignent les obstacles que doivent surmonter les personnes qui souffrent d’une maladie cardiaque congénitale en Inde, y compris les contraintes financières, l’impossibilité d’avoir accès à des spécialistes ainsi que les longs délais d’attente. Selon une étude de 2017 :
[traduction]
[…] une vaste majorité d’enfants nés en Inde avec une maladie cardiaque congénitale n’ont pas accès à un traitement abordable. Une croissance rapide de la population, l’absence de financement des soins de santé, les priorités concurrentes, des infrastructures inefficaces et inadéquatement équipées, ainsi que la pénurie de personnel qualifié sont quelques‑uns des obstacles majeurs auxquels sont confrontés les enfants qui souffrent d’une maladie cardiaque congénitale.
[33] Une autre étude de 2018, intitulée Congenital Heart Disease in India : A Status Report, souligne le caractère inadéquat des ressources consacrées au traitement et aux soins des enfants souffrant d’une maladie cardiaque congénitale en Inde, ainsi que les obstacles comme l’abordabilité des soins, les infrastructures inadéquates et la pénurie de personnel qualifié. En parlant de l’absence de soins de suivi, l’auteur écrit :
[traduction]
La plupart des enfants atteints d’une maladie cardiaque congénitale, y compris ceux qui ont subi une chirurgie, ont besoin de soins de longue durée pour s’en sortir. Malheureusement, bon nombre d’enfants en Inde, surtout ceux issus de milieux socio-économiques modestes ou défavorisés, ne font pas l’objet de suivi. Il appartient à la famille de s’occuper du suivi des enfants touchés par la maladie puisque notre système de santé n’est pas proactif malgré un réseau d’unités de soins de santé primaires.
[34] À la lumière de ces éléments de preuve au dossier, j’estime que la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « il y a peu d’éléments de preuve »
pour démontrer que le demandeur et sa famille auraient de la difficulté à obtenir du soutien et des services médicaux pour Ayaanuddin en Inde n’est pas raisonnable. Comme l’a affirmé à juste titre le demandeur, en concluant que rien n’indiquait que sa femme et lui cesseraient d’être attentifs à l’état de santé d’Ayaanuddin en Inde, l’agent a minimisé les préoccupations du demandeur concernant l’accès aux soins de santé pour son fils, comme si celles‑ci se limitaient à une question de surveillance. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que l’agent a pleinement tenu compte de l’incidence véritable qu’aurait une décision défavorable sur l’intérêt supérieur d’Ayaanuddin (Nagamany, au para 44; Baker, au para 75).
[35] De plus, je conviens avec le demandeur que l’agent s’est attardé à tort sur la capacité d’adaptation des enfants et sur la façon dont les difficultés pourraient être atténuées en Inde. Comme l’a souligné la Cour suprême au paragraphe 41 de l’arrêt Kanthasamy :
[...] Et comme « [l]es enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés », la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées » ne saurait généralement s’appliquer aux difficultés alléguées par un enfant à l’appui de sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire [Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 au para 9]. Puisque l’enfant peut éprouver de plus grandes difficultés qu’un adulte aux prises avec une situation comparable, des circonstances qui ne justifieraient pas une dispense dans le cas d’un adulte pourraient néanmoins la justifier dans le cas d’un enfant [...] [Non souligné dans l’original; renvois omis.]
[36] Dans l’ensemble, l’agent n’a pas effectué une évaluation sensible et individualisée de l’intérêt supérieur des enfants et n’a pas été « réceptif, attentif et sensible »
à cet intérêt (Kanthasamy, au para 38; citant Baker, aux para 74‑75). En s’attardant à l’absence de preuve démontrant que les enfants du demandeur éprouveraient des difficultés s’ils devaient se réinstaller en Inde, l’agent était déterminé à trouver des éléments qui atténueraient les difficultés auxquelles les enfants, en particulier Ayaanuddin, seraient exposés en Inde. Je suis d’avis que, ce faisant, l’agent a perdu de vue en quoi consiste l’intérêt supérieur de chaque enfant (Augusto, au para 42), particulièrement compte tenu de la preuve des liens que les enfants ont avec le Canada, y compris la preuve abondante concernant les besoins médicaux d’Ayaanuddin, qui requièrent sa présence au Canada. Nulle part dans sa décision l’agent n’a tenu compte de la façon dont l’intérêt supérieur des enfants pourrait être préservé en demeurant au Canada – où ils sont actuellement en mesure d’obtenir les services en santé et en éducation dont ils ont besoin.
[37] Bien que je puisse comprendre que l’agent a examiné chaque facteur énuméré dans les observations du demandeur, il n’a pas soupesé adéquatement les difficultés qu’un renvoi imposerait au demandeur et à sa famille, et il s’est plutôt attardé sur la façon dont ils pourraient atténuer ces difficultés. L’agent a appliqué cet angle des difficultés à son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, ce qui démontre qu’il n’a pas adéquatement appliqué l’approche préconisée dans l’arrêt Kanthasamy. Par conséquent, je suis d’avis que la conclusion de l’agent n’est pas fondée sur une analyse rationnelle et n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, aux para 85; 99).
[38] Comme j’ai conclu que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par l’agent n’est pas raisonnable, il n’est pas nécessaire d’examiner les observations du demandeur concernant le facteur de l’établissement.
V.
Conclusion
[39] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Par conséquent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire. Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5213-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Shirzad A. »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mylène Boudreau
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-5213-21
|
INTITULÉ :
|
KHALEELUDDIN MOHAMMAD KHAJA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 17 mai 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE AHMED
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 13 juillet 2022
|
COMPARUTIONS :
Mario D. Bellissimo
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Charles Jubenville
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Bellissimo Law Group PC
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|