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Date : 20220712


Dossier : IMM-3407-21

Référence : 2022 CF 1022

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SAJU VINCENT

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Saju Vincent, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 5 mai 2021 par laquelle un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le demandeur fait valoir que la décision de l’agent est déraisonnable, car il a commis une erreur dans son examen de l’intérêt supérieur de l’enfant et des difficultés que le demandeur éprouverait en Inde pour accéder à des soins de santé et trouver un emploi.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un citoyen de l’Inde de 50 ans. Sa femme et ses deux filles adolescentes (âgées de 14 et 19 ans) sont également citoyennes de l’Inde et résident actuellement au Kerala, en Inde.

[5] Le demandeur affirme qu’il a grandi dans la pauvreté et qu’il a passé la plus grande partie de sa vie à travailler, dont neuf ans à l’étranger, afin d’améliorer le sort de sa famille.

[6] En octobre 2012, le demandeur a reçu une offre d’emploi et a signé un contrat de travail comme monteur d’échafaudages pour URS Flint Energy Services Ltd. (Flint) à Calgary, en Alberta. Il a reçu un permis de travail canadien valide jusqu’au 27 octobre 2015.

[7] Après son arrivée au Canada le 27 octobre 2013, le demandeur a appris que Flint n’avait pas de poste à lui offrir. Le demandeur a cherché un autre emploi. Depuis avril 2014, il a travaillé comme soignant, homme à tout faire et déménageur. Il a également fait du bénévolat pour la banque alimentaire de Calgary, la Société canadienne du cancer et l’association culturelle malayalee de Calgary.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] Dans sa lettre du 5 mai 2021, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur. Il a examiné l’établissement du demandeur au Canada, les conditions défavorables auxquelles il serait exposé en Inde, l’état de santé du demandeur et l’intérêt supérieur de ses filles.

[9] Dans sa décision, l’agent a accordé un certain poids au degré d’établissement du demandeur, qui est au Canada depuis plus de sept ans, notamment sa participation à des activités religieuses et bénévoles, et au fait qu’il a développé des relations dans la collectivité. Dans son évaluation des risques auxquels le demandeur serait exposé s’il retournait en Inde, l’agent a tenu compte de l’état de santé du demandeur et il a conclu que ce dernier n’avait pas démontré qu’il n’aurait pas accès à des soins de santé ou des traitements médicaux adéquats en Inde. L’agent a également conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer que le demandeur devrait affronter des difficultés financières en Inde compte tenu du coût des soins de santé, de la situation économique ou de son incapacité à trouver un emploi à cause de son état de santé.

[10] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des deux filles du demandeur, l’agent n’était pas convaincu qu’elles seraient privées d’une éducation adéquate ou de leurs besoins fondamentaux si le demandeur retournait en Inde. Dans l’ensemble, l’agent n’était pas convaincu que la situation du demandeur justifiait une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

III. Question en litige et norme de contrôle

[11] La question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[12] Les parties conviennent que la question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord pour dire que la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 88 aux para 5‑8; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 8, 44‑45); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16‑17).

[13] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit décider si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment le raisonnement suivi et le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur était saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[14] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les réserves qu’elle suscite ne justifieront pas toutes une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[15] En vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre peut octroyer le statut de résident permanent à un étranger qui ne se conforme pas à la LIPR s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est une mesure discrétionnaire. Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte de l’affaire. Cela signifie que le décideur doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, citant l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74‑75).

A. Difficultés et conditions défavorables dans le pays

[16] Le demandeur fait valoir que l’agent ne s’est pas attaqué de façon significative aux risques associés à son retour en Inde compte tenu de son état de santé, des problèmes systémiques concernant la qualité des soins de santé en Inde et des difficultés qu’il aurait à trouver du travail une fois de retour en Inde.

[17] Dans sa décision, l’agent a tenu compte des antécédents de carcinome de l’intestin grêle du demandeur et de ses autres problèmes de santé, pour lesquels il reçoit présentement des soins au Canada. L’agent a également examiné les documents sur la situation au pays et a souligné les problèmes auxquels les citoyens indiens doivent faire face pour accéder à des soins de santé abordables. Toutefois, l’agent a fait remarquer qu’en septembre 2018, le gouvernement de l’Inde a lancé une initiative pour offrir une couverture sanitaire universelle et qu’il [traduction] « a fait des progrès significatifs et démontré sa capacité à fournir des soins de santé complets et abordables à sa population ». Par conséquent, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il ne pourrait pas accéder à des soins de santé ou des traitements médicaux adéquats dans l’état du Kerala, où il retournerait vraisemblablement, et que la preuve ne suffisait pas à démontrer qu’il éprouverait des difficultés financières en raison de son état de santé.

[18] En ce qui concerne le risque de difficultés économiques en Inde, l’agent a fait preuve de compassion pour la pauvreté dans laquelle le demandeur a grandi, mais il a conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer qu’il éprouverait des difficultés financières à son retour. L’agent a pris note des préoccupations du demandeur selon lesquelles il ne pourrait plus subvenir financièrement aux besoins de sa famille et les employeurs potentiels en Inde ne voudraient pas l’embaucher en raison de son état de santé. Cependant, compte tenu des emplois précédents du demandeur dans le secteur de la construction aux Émirats arabes unis et au Koweït et de son expérience de travail au Canada, l’agent a conclu que ses compétences spécialisées et son employabilité l’aideraient à trouver un emploi en Inde. Il a affirmé ce qui suit : [TRADUCTION] « C’est un homme déterminé qui a démontré sa résilience en réussissant à subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille grâce à sa persévérance. » L’agent a également fait état de la preuve des sommes d’argent que le demandeur versait à sa famille en Inde, mais il a conclu qu’étant donné que le demandeur avait éprouvé des difficultés financières au Canada, sa famille en Inde n’aurait vraisemblablement pas pu compter sur un soutien financier stable de sa part.

[19] Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte d’une partie importante de la preuve objective sur la situation au pays, qui démontre que les efforts de l’Inde pour fournir une couverture sanitaire universelle n’ont pas amélioré le système de santé et que la mise en œuvre de soins de qualité se fait au ralenti. Il allègue que les efforts de l’Inde pour mettre en place une couverture sanitaire universelle ne se traduisent pas nécessairement par un accès aux soins de santé de qualité requis pour maintenir son état de santé.

[20] Le demandeur fait également valoir qu’en concluant que son expérience de travail au Canada et ses emplois précédents en construction l’aideraient à trouver du travail en Inde, l’agent a déraisonnablement retenu sa flexibilité et sa résilience contre lui (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1142 (Singh) au para 37). Le demandeur fait remarquer qu’il est impossible de dire clairement sur quoi l’agent s’est fondé pour conclure que ses compétences spécialisées et son employabilité le rendraient attirant pour les employeurs indiens. Cela est d’autant plus vrai qu’il n’a jamais pu conserver un emploi stable, excepté hors de l’Inde, et qu’il a été contraint de vivre loin de sa famille afin de leur assurer un certain niveau de sécurité financière.

[21] Le défendeur soutient que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de démontrer que les conditions défavorables en Inde l’affecteraient au point de justifier une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le défendeur fait valoir que l’agent a examiné adéquatement la preuve objective sur la situation au pays concernant le système de santé en Inde et qu’il s’est livré à une analyse appropriée fondée sur les éléments de preuve présentés par le demandeur (Jeffrey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 605 aux paras 27‑28). Cela inclut la preuve que le gouvernement indien a pris des mesures pour offrir des soins de santé complets et abordables pour la population indienne – notamment dans l’État du Kerala, où la famille du demandeur réside. Il était donc raisonnable pour l’agent de conclure que le demandeur aurait accès à des soins de santé en Inde au moment opportun.

[22] En ce qui concerne les difficultés que le demandeur devrait affronter pour se trouver un emploi en Inde, le défendeur fait valoir que l’agent a raisonnablement conclu qu’il ne voyait pas comment les employeurs potentiels seraient mis au courant de son état de santé. Le défendeur soutient également que l’agent a raisonnablement fait remarquer le manque d’éléments de preuve sur la manière dont le demandeur a soutenu financièrement sa famille lorsqu’il était sans emploi. Il affirme que lorsqu’un demandeur sollicite une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, il ne suffit pas de démontrer les conditions défavorables dans le pays; le demandeur doit établir un lien entre ces conditions et sa situation personnelle (Paramanayagam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1417 (Paramanayagam) aux para 19‑20; Jean c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 1104 (Jean) aux para 14‑15).

[23] Je conclus qu’il faut établir une distinction entre l’affaire dont je suis saisi et les décisions Paramanayagam et Jean, dans lesquelles notre Cour a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré que les conditions défavorables dans ces deux pays avaient un lien avec leur situation personnelle respective. En l’espèce, le demandeur met l’accent sur des questions liées à l’accès aux soins de santé de qualité en Inde. Compte tenu de son état de santé, ces questions sont directement liées à sa situation personnelle. Je conviens également avec le demandeur que l’existence d’une initiative gouvernementale visant la mise en place d’un système de soins de santé universel ne règle pas en soi les problèmes d’accès à des soins de santé publics de qualité. Comme il est indiqué dans la décision Ramesh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 778 au paragraphe 20 :

Le fait [pour un] agent [de] se [fier] uniquement aux efforts du gouvernement visant à induire des changements est une erreur susceptible de révision. L’agent doit aller au-delà des efforts ou changements mis en œuvre par un État et déterminer les effets que ceux-ci ont produits sur les conditions réelles de la société. […]

[24] Néanmoins, je suis convaincu qu’en l’espèce, l’agent a adéquatement examiné l’incidence des efforts du gouvernement sur l’accès réel aux soins de santé au Kerala. Il a notamment tenu compte des documents les plus récents sur la situation au pays. Dans sa décision, l’agent affirme ce qui suit :

[traduction]
Je suis convaincu que le demandeur aura accès à des soins de santé et des traitements médicaux adéquats et accessibles dans les centres de soins au Kerala, qui fournissent des soins de base gratuits et complets, incluant des médicaments essentiels et des services de diagnostics sans frais.

[25] J’aurais pu tirer une conclusion différente de celle de l’agent, mais je conclus que ce dernier a adéquatement tenu compte des éléments de preuve sur les soins de santé en Inde, notamment en procédant à une recherche indépendante qui portait sur les initiatives les plus récentes du gouvernement indien en matière de santé. Je suis convaincu que la conclusion de l’agent sur la question découle d’une analyse rationnelle (Vavilov, au para 85).

[26] Toutefois, la décision devient déraisonnable lorsque l’agent affirme que le demandeur serait en mesure de trouver un emploi en Inde en raison de ses compétences spécialisées et de son employabilité. Pour arriver à cette conclusion, l’agent a retenu à tort la débrouillardise et la résilience du demandeur contre lui. Cela est particulièrement troublant étant donné que le demandeur a affirmé que ses problèmes de santé, qui se sont manifestés pendant qu’il était au Canada, nuiraient à sa capacité de travailler. Il est utile de rappeler, comme je l’ai fait remarquer dans la décision Singh au paragraphe 37, que cette approche est totalement erronée :

[…] la Cour a constamment mis en garde les agents qui ont retenu contre un demandeur le fait qu’il est « débrouillard » et « entreprenant ». Selon le raisonnement de l’agent, « plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 [de la LIPR] soit accueillie » (Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336, para 26; Mitchell c Canada (Citoyenneté et Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, par. 35; Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582, par. 53; Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 134, par. 8). On pourrait s’attendre à ce que le message ait maintenant été entendu.

[27] Les faits de l’espèce sont très similaires à ceux de l’affaire Singh, dans laquelle le demandeur était le seul pourvoyeur de sa famille et avait également dû quitter sa femme et ses enfants en Inde afin de leur offrir une vie meilleure (aux para 35‑37). En l’espèce, l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve présentés par le demandeur concernant les difficultés qu’il avait éprouvées pour trouver un emploi en Inde. C’est exactement pour cette raison qu’il avait quitté l’Inde en premier lieu : pour trouver un emploi à l’étranger. La question que j’ai posée dans la décision Singh s’applique également en l’espèce : « [P]ourquoi le demandeur aurait‑il laissé ses jeunes enfants et son épouse en Inde, qui lui manquaient, s’il avait été en mesure de subvenir à leurs besoins en Inde dès le départ? » (au para 36).

[28] J’estime également qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure que les membres de la famille du demandeur ne comptaient probablement pas sur l’argent qu’il envoyait depuis le Canada pour subvenir à leurs besoins, et d’affirmer que [traduction] « on ne m’a soumis que très peu d’éléments de preuve indiquant que les membres de sa famille ont eu des difficultés financières pendant les périodes où ils n’ont pas reçu de soutien de sa part. ». En réalité, le dossier dont l’agent disposait comprend une abondance d’éléments de preuve démontrant qu’au moins six des membres de la famille du demandeur dépendent de son soutien financier. Des lettres d’appui de la femme du demandeur, ses deux filles, son frère et sa sœur attestent toutes du soutien financier que le demandeur fournit à sa famille, y compris à ses parents vieillissants. La sœur du demandeur décrit le demandeur comme la [traduction] « pierre angulaire » de la famille, et le frère du demandeur affirme ce qui suit dans sa lettre d’appui :

[traduction]
La présence de Saju au Canada a apporté un grand réconfort à notre famille, car il soutient nos parents et tente de briser le cycle de pauvreté de notre famille. […] Si Saju retourne en Inde, nous ne serons pas en mesure de payer ses soins de santé ou ceux de nos parents. Notre famille deviendra très pauvre pour essayer de payer les traitements médicaux de Saju et de nos parents […] De plus, il n’y aucun emploi ici pour lui. Même s’il trouve un travail, ce sera un emploi de travailleur à la pièce, et il aura de la difficulté à trouver du travail en raison de son âge et de son état de santé. Les employeurs locaux veulent des personnes en santé, jeunes et fortes.

[29] Des lettres du médecin des parents du demandeur au Kerala indiquent que son père et sa mère dépendent complètement de lui pour recevoir des traitements médicaux permanents. De plus, des lettres de soutien de plusieurs membres de la collectivité de Calgary indiquent que le demandeur a soutenu financièrement sa famille et qu’il a reçu un soutien financier des membres de l’église alors qu’il se remettait de sa chirurgie.

[30] Enfin, je conclus que l’agent n’a pas tenu compte de ce qui se passerait si le demandeur retournait en Inde avec des problèmes de santé qu’il n’avait pas avant d’arriver au Canada – ou, du reste, s’il continuait d’occuper des emplois exigeants physiquement dans l’industrie de la construction. Le demandeur est en rémission d’un cancer de l’estomac et souffre de divers maux qui continuent d’exiger des soins médicaux, dont une toux chronique, des douleurs à la poitrine, une hernie qui nécessite des soins chirurgicaux et de l’hypertension. Je conviens avec le demandeur que l’agent a concentré son analyse sur la question de savoir s’il serait possible d’atténuer les difficultés auxquelles le demandeur et sa famille seraient confrontés, plutôt que d’évaluer adéquatement les risques associés à un renvoi du Canada.

B. Intérêt supérieur de l’enfant

[31] Dans son examen de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a conclu que les éléments de preuve présentés ne suffisaient pas à démontrer que les filles du demandeur seraient privées d’une éducation viable ou d’autres besoins fondamentaux si le demandeur était renvoyé en Inde. Dans ses observations à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a indiqué qu’il serait confronté à des difficultés financières en Inde, ce qui l’empêcherait de financer l’éducation de ses filles. En réponse, l’agent a réaffirmé que l’expérience professionnelle et les compétences du demandeur [traduction] « l’aideraient à trouver un emploi en Inde et lui permettraient de continuer à subvenir aux besoins des membres de sa famille, y compris ses filles ». En ce qui concerne le fait que la famille du demandeur vit actuellement dans une zone peu sûre où ses filles risquent d’être kidnappées et agressées sexuellement, l’agent a conclu que le demandeur et son épouse seraient en mesure de protéger leurs enfants en Inde. Il a souligné que la dispense prévue à l’article 25 de la LIPR n’a pas pour objet de combler l’écart entre le niveau de vie au Canada et celui d’autres pays.

[32] Le demandeur soutient que rien dans l’analyse succincte effectuée par l’agent au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant n’indique que l’intérêt supérieur des enfants a été bien défini, puis examiné avec beaucoup d’attention, comme l’exige l’arrêt Kanthasamy (au para 39). Le demandeur fait valoir que, ce faisant, l’agent a analysé à tort les difficultés et les [traduction] « besoins fondamentaux » dans le cadre de son évaluation de l’intérêt supérieur de ses filles, en particulier lorsqu’il a conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer qu’elles seraient privées d’éducation « ou d’autres besoins fondamentaux » s’il retournait en Inde. Le demandeur soutient que l’agent n’a pas réalisé une analyse contextuelle de la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt supérieur de ses deux filles (Kanthasamy, au para 35; Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 187 (Nagamany) au para 38; Manriquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 298 (Manriquez) aux para 14‑17; 22).

[33] Le demandeur conteste également la façon dont l’agent a abordé les risques importants en matière de sécurité auxquels ses filles sont exposées : [traduction] « Il est malheureux que des précautions supplémentaires doivent être prises », et il a minimisé davantage les risques en affirmant que « le demandeur et sa femme sont des parents aimants qui continuent de mettre leurs connaissances à profit pour protéger leurs enfants en Inde ». Le demandeur fait valoir que ce raisonnement est loin de faire état de la sensibilité et de l’attention dont l’agent doit faire preuve dans son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant. À l’appui de sa thèse, le demandeur cite la décision Augusto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 226 (Augusto) aux paragraphes 39 et 42 :

[39] À mon avis, les risques liés à la vie dans une communauté touchée par la violence, la pauvreté et des difficultés économiques, ainsi que les éléments de preuve décrivant l’incidence de ces enjeux sur les demandeurs et les membres de leur famille méritaient un examen plus approfondi. […]

[42] Je suis d’avis qu’en examinant la preuve de manière sélective, l’agent a mal interprété celle‑ci et qu’il n’a donc pas tenu compte de la situation particulière des demandeurs. C’est comme s’il avait parcouru le dossier afin de trouver des raisons permettant d’expliquer comment atténuer les risques que couraient les demandeurs et leurs enfants au lieu de prendre en considération la dure réalité à laquelle ils seraient confrontés au Brésil. En procédant ainsi, l’agent ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui incombait d’examiner l’ensemble de la preuve avec compassion et empathie et il ne s’est pas penché sur la question à laquelle il fallait répondre, à savoir : qu’est‑ce qui est dans l’intérêt supérieur des enfants?

[34] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas ignoré les observations relatives à l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il a correctement examiné la déclaration solennelle du demandeur et les lettres de ses frères et sœurs, de sa femme et de ses filles – qui portent toutes sur l’incidence d’une décision négative sur l’éducation des filles du demandeur. Le défendeur affirme que le demandeur n’a présenté aucune observation concernant les effets sur le bien‑être émotif, social et culturel de ses filles et qu’il a choisi de limiter ses observations à la capacité de ses filles d’obtenir une bonne éducation. Par conséquent, le défendeur fait valoir que le demandeur n’a pas démontré d’erreur susceptible de contrôle dans l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[35] Je conviens avec le demandeur que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par l’agent est erronée et ne respecte par les exigences établies par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy. Dans sa décision, l’agent n’a pas d’abord défini ce qui était dans l’intérêt supérieur des enfants avant d’apprécier ce facteur en tenant compte des autres éléments de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 au para 16). En concluant que la preuve ne suffit pas à démontrer que les filles du demandeur [traduction] « seraient privées d’une éducation viable ou d’autres besoins fondamentaux si le demandeur retournait en Inde », l’agent semble avoir évalué si les enfants pourraient continuer de survivre en Inde, plutôt que d’évaluer ce qui est dans leur intérêt supérieur pour l’avenir. En se concentrant sur les besoins fondamentaux des enfants, l’agent n’a pas réalisé une analyse appropriée de l’intérêt supérieur de l’enfant (Manriquez, au para 22). Ce faisant, l’agent a minimisé le facteur de l’intérêt supérieur de l’enfant et ne s’est pas penché sur les effets réels d’une décision défavorable sur les filles du demandeur (Nagamany, au para 44; Baker, au para 75).

[36] En outre, l’agent n’a pas suivi un raisonnement rationnel en axant une grande partie de son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant sur la conclusion que le demandeur trouvera vraisemblablement un emploi en Inde pour subvenir aux besoins de ses filles – en dépit d’éléments de preuve qui indiquent le contraire. Les éléments de preuve présentés à l’agent montrent que le demandeur a d’abord quitté l’Inde pour chercher du travail afin de mieux subvenir aux besoins de sa famille. Le dossier contient également de nombreux éléments de preuve démontrant que les membres de sa famille, y compris ses filles, dépendent de lui financièrement et que son retour en Inde n’affecterait pas seulement ses enfants, mais aussi sa famille élargie, qui dépend de l’argent qu’il envoie depuis le Canada (Augusto, au para 41). Le défendeur fait valoir que la demande du demandeur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire se limitait à traiter de la façon dont son renvoi affecterait l’éducation de ses filles, mais j’estime qu’il s’agit d’une simplification excessive de la preuve. Il est clair que les lettres de soutien figurant au dossier et la déclaration solennelle du demandeur traitent de la menace globale que posent l’insécurité financière et la pauvreté qui résulteraient du départ du demandeur. Par exemple, la fille aînée du demandeur, Liya, affirme ce qui suit dans sa lettre :

[traduction]
Mon père est parti au Canada quand j’avais onze ans. Cela fait longtemps, mais je comprends qu’il est parti au Canada pour subvenir aux besoins de notre famille. Je suis actuellement en 12e année. […] Mon père est le seul à soutenir notre famille financièrement. Si mon père retourne en Inde, cela affectera grandement mes études et celles de ma sœur, et cela risque de plonger notre famille entière dans la pauvreté.

[Non souligné dans l’original.]

[37] Enfin, à la lumière des affirmations de l’agent selon lesquelles le demandeur et sa femme continuent de protéger leurs enfants contre les menaces de violence en Inde, et les [traduction] « membres de la famille du demandeur en Inde sont aux aguets et prudents quant à ces problèmes », j’estime que le fait d’être « aux aguets et prudent » n’atténue pas les risques auxquels les enfants sont exposés. J’estime qu’il est inintelligible d’affirmer que la prudence du demandeur et de sa famille atténue d’une certaine manière les risques auxquels les filles du demandeur sont exposées.

[38] Dans l’ensemble, je conclus que l’agent n’a pas adéquatement tenu compte des effets cumulatifs qui découleraient du rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et des difficultés que le demandeur éprouverait à son retour en Inde. Entre autres, il n’a pas tenu compte de la manière dont le renvoi du demandeur affecterait l’intérêt supérieur de ses filles et le bien-être des membres de sa famille, qui dépendent de lui financièrement pour survivre. Par conséquent, je conclus que les motifs de l’agent ne sont pas justifiés au regard de la preuve et des faits de l’espèce (Vavilov, au para 85).

V. Conclusion

[39] Pour les motifs exposés précédemment, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Aucune question à certifier n’a été proposée, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3407-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3407-21

 

INTITULÉ :

SAJU VINCENT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Athena Portokalidis

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Camille N. Audain

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group PC

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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