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Date : 20220705


Dossier : IMM-7614-19

IMM-7617-19

Référence : 2022 CF 989

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2022

En présence de madame la juge Elliott

Dossier : IMM-7614-19

ENTRE :

STELA AKHTAR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-7617-19

ET ENTRE :

SALEEM RAFI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont Stela Akhtar et son neveu, Saleem Rafi, des citoyens du Pakistan résidant en Thaïlande. Ils ont fui le Pakistan par crainte de persécution religieuse contre les minorités chrétiennes.

[2] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 15 novembre 2019 (la décision) d’un agent des visas (l’agent) du Haut-commissariat du Canada. L’agent a conclu que les demandeurs ne satisfont pas aux exigences pour obtenir un visa de résident permanent au Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie des personnes de pays d’accueil, au sens de l’alinéa 139(1)e) et des articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR].

[3] L’agent a relevé des divergences entre les récits respectifs des demandeurs quant à un vol présumé, et il a conclu qu’ils n’étaient pas crédibles.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est déraisonnable. L’agent a commis une erreur en se livrant à un examen à la loupe des questions accessoires et n’a pas examiné le fondement de la demande d’asile des demandeurs en tant que chrétiens au Pakistan. Par conséquent, les présentes demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.

II. Contexte factuel

[5] Les demandeurs, Stela Akhtar et son neveu, Saleem Rafi, sont des citoyens du Pakistan résidant en Thaïlande. Ils sont membres d’une famille chrétienne de Faisalabad, au Pakistan, où ils ont résidé jusqu’en 2012.

[6] Mme Akhtar était propriétaire d’une société de commerce extérieur d’import-export, où elle employait M. Rafi. Elle affirme qu’elle était bien connue dans sa communauté pour sa réussite en tant que femme d’affaires.

[7] Mme Akhtar a déclaré qu’après la sortie d’un film contre l’islam intitulé « L’innocence des musulmans », des manifestations ont éclaté dans tout le Pakistan et sa famille a été prise pour cible, car ils étaient les seuls chrétiens dans une région majoritairement musulmane.

[8] Le 29 septembre 2012, le domicile familial des demandeurs a été cambriolé; on leur a volé un million de roupies (7 643,07 dollars canadiens) en les menaçant d’une arme. Les demandeurs allèguent que trois ou quatre intrus armés ont agressé M. Rafi et qu’ils ont été enfermés de force dans la salle de bain pendant que les agresseurs fouillaient leur maison.

[9] Les demandeurs ont déposé un premier rapport d’information auprès de la police, mais aucune mesure n’a été prise.

[10] Le 23 octobre 2012, Mme Akhtar a reçu une lettre du Lashkar-e-Taiba la menaçant de kidnapper M. Rafi et de tuer sa famille si elle ne leur remettait pas 10 000 000 roupies dans les dix jours.

[11] Le 7 décembre 2012, les demandeurs ont fui le Pakistan pour se rendre en Thaïlande, où ils résident sans statut depuis le cambriolage. Ils ont présenté une demande d’asile auprès du Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés en Thaïlande, mais leur demande a été rejetée.

[12] En 2018, un groupe constitutif autorisé par un signataire d’entente de parrainage de Grande Prairie, en Alberta, a présenté une demande en vue de parrainer les demandeurs au Canada. Le 1er octobre 2019, les demandeurs ont été interrogés ensemble et séparément par un agent du Haut-Commissariat du Canada à l’ambassade du Canada à Bangkok, avec l’aide d’un interprète urdu. Alors qu’ils étaient à l’ambassade, on leur a demandé s’ils acceptaient de commencer l’entrevue une heure plus tôt que prévu. Les demandeurs ont accepté.

[13] Dans une lettre datée du 15 novembre 2019, l’agent a rejeté la demande de visa de résident permanent des demandeurs.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[14] Les demandeurs ont reçu des lettres de refus identiques.

[15] Dans sa décision, l’agent a rejeté les demandes de visa de résident permanent que les demandeurs avaient présentées au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et de la catégorie des personnes de pays d’accueil, qui sont définies respectivement aux articles 145 et 147 du RIPR.

[16] La question déterminante était celle de la crédibilité. Dans sa lettre de refus, l’agent a expliqué ce qui suit :

[traduction]
Comme je l’ai expliqué à l’entrevue, plusieurs divergences ont été relevées dans les informations présentées, ce qui a soulevé des doutes. Votre enfermement dans la salle de bain pendant le cambriolage, la recherche de votre téléphone et de celui de votre neveu, la question de savoir si vous avez demandé des soins médicaux après le cambriolage et l’agression, et la réception de la lettre de menace sont toutes des parties de votre récit qui ont été jugées problématiques et nuisibles à votre crédibilité générale. En outre, j’ai conclu que votre témoignage était souvent vague et évasif. Vous avez eu l’occasion de dissiper tous les doutes soulevés lors de l’entrevue. J’ai examiné et soupesé vos réponses au moment de rendre ma décision. Cependant, je conclus que vos réponses ne contrebalancent pas suffisamment mon évaluation selon laquelle votre demande d’asile manque de crédibilité et n’établit donc pas, selon la prépondérance des probabilités, que vous appartenez à l’une des catégories réglementaires.

[17] Selon les notes du Système mondial de gestion des cas, la conclusion défavorable de l’agent en matière de crédibilité était fondée sur les divergences suivantes entre le récit de Mme Akhtar et celui de M. Rafi concernant l’incident :

A. Enfermement dans la salle de bain pendant le cambriolage

[18] Les demandeurs ont tous deux affirmé qu’après avoir été agressés physiquement, ils ont été forcés de se rendre dans la salle de bain de la grand-mère maternelle de M. Rafi pendant environ 20 minutes.

[19] On a demandé séparément aux demandeurs si la porte de la salle de bain était verrouillée ou simplement fermée. Mme Akhtar a d’abord déclaré qu’elle était verrouillée de l’extérieur, car il s’agissait d’une serrure automatique. Plus tard, elle a précisé que la porte était simplement fermée. M. Rafi a dit qu’il ne savait pas si la porte de la salle de bain était verrouillée.

[20] L’agent a conclu [traduction] : « C’est loin d’être déterminant en soi, mais je conclus que la confusion autour du verrouillage de la porte laisse planer un doute sur l’authenticité de cette partie du récit. »

B. Recherche de leurs téléphones après le cambriolage

[21] On a demandé à Mme Akhtar ce qu’ils ont fait après être sortis de la salle de bain. Elle a affirmé que M. Rafi l’a aidée à chercher son téléphone. Lorsqu’on lui a demandé s’ils avaient cherché le téléphone de M. Rafi, elle a d’abord répondu qu’elle ne savait pas parce qu’il [traduction] « était déjà malade, puis il a été battu plus tard cette nuit-là ». Elle a ensuite affirmé qu’ils avaient également cherché son téléphone.

[22] M. Rafi a d’abord affirmé qu’ils ont cherché le téléphone de Mme Akhtar ensemble et qu’il a cherché le sien tout seul. Il a ensuite affirmé qu’ils avaient cherché son téléphone ensemble.

[23] Interrogée à nouveau, Mme Akhtar a précisé qu’il n’y avait pas de divergence, ils ont d’abord cherché son téléphone, puis celui de M. Rafi.

[24] L’agent a conclu que ces réponses étaient illogiques et confuses, et il a conclu [traduction] : « [C]et élément en soi n’est pas déterminant, mais je lui accorde le poids qui convient ».

C. Demande de soins médicaux après le cambriolage

[25] M. Rafi a été interrogé sur les blessures qu’il a subies pendant le cambriolage. Il a expliqué qu’il s’était déjà blessé à la tête, aux côtes, au dos et à l’épaule dans un accident de la route et que ces blessures avaient été aggravées par les agresseurs. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait cherché à se faire soigner après le cambriolage, M. Rafi a répondu qu’il avait déjà rendez-vous chez le médecin, prévu deux ou trois jours plus tard, pour traiter ses blessures préexistantes et qu’il avait décidé qu’il ferait examiner ses nouvelles blessures à ce moment-là.

[26] La même question a été posée à Mme Akhtar, qui a répondu qu’ils n’ont pas cherché à obtenir [traduction] « d’examen spécial » immédiatement après le cambriolage, mais que les blessures de son neveu avaient été examinées lors de son « rendez‑vous médical de routine » deux ou trois jours plus tard.

[27] L’agent a conclu que cette explication était illogique. Il a exprimé des réserves à l’égard de l’accident de la route, estimant qu’il n’avait rien à voir avec la question de savoir si M. Rafi avait été blessé, et il soupçonnait que [traduction] « tout ce récit avait été soigneusement répété ».

D. Réception de la lettre de menace

[28] L’agent a demandé à Mme Akhtar pourquoi elle était désignée par son prénom en anglais dans la lettre de menace plutôt qu’en urdu. Elle a répondu qu’elle ne le savait pas. L’agent a conclu qu’il était peu probable que les cambrioleurs aient écrit la lettre entièrement en urdu, mais qu’ils aient écrit son nom en anglais.

IV. Questions préliminaires

[29] Au début de l’audience, l’avocat a soulevé la question de l’absence de pages dans le dossier certifié du tribunal. Après quelques discussions, l’avocat et moi avons convenu que l’audience devait être ajournée en attendant que cette question soit réglée. L’audience a pu commencer le 23 septembre 2021, lorsque les pages manquantes ont été déposées.

[30] Il reste deux questions préliminaires à traiter.

A. Consolidation des dossiers

[31] Les observations des demandeurs sur les questions sont essentiellement identiques. M. Rafi soulève une question supplémentaire dans sa demande de contrôle judiciaire, à savoir si l’agent a commis une erreur en ne procédant pas à une évaluation indépendante de la crédibilité de son témoignage, distincte de l’évaluation de la crédibilité du témoignage de sa tante.

[32] Bien que ces deux affaires aient été déposées séparément, étant donné les faits pratiquement identiques et les arguments communs, elles ont été entendues ensemble à la demande et avec le consentement des parties. Une seule série de motifs combinés sera publiée pour traiter les deux demandes. Par conséquent, les présents motifs s’appliquent aux deux affaires et une copie du présent jugement sera versée à chaque dossier.

B. Affidavit de Helen MacDonald

[33] Les demandeurs ont déposé l’affidavit d’Helen MacDonald, la représentante du signataire d’entente de parrainage impliquée dans la demande de parrainage des demandeurs.

[34] Dans son affidavit, la déposante a interprété un document médical en se fondant sur ses connaissances personnelles en tant qu’orthophoniste et professionnelle de la réadaptation.

[35] Le document médical original intitulé « DHQ Hospital Faisalabad Bed Head Ticket » a été déposé seul, sans affidavit d’accompagnement. Il s’agit d’une évaluation manuscrite des symptômes de M. Rafi et des soins qu’il a reçus, rédigée en anglais et datée du 7 septembre 2012.

[36] Je conviens avec le défendeur que ce document n’est pas admissible. La portée du contrôle judiciaire doit être limitée au dossier dont le décideur disposait : Sedighi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 445 au para 14.

[37] L’affidavit de Mme MacDonald ne fait pas partie des exceptions reconnues à ce principe général : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22.

[38] Bien que je ne tiendrai pas compte de l’affidavit de Mme MacDonald aux fins du présent jugement, je souligne que le dossier de l’espèce comporte une interprétation de la preuve médicale des blessures subies par M. Rafi au moment du cambriolage.

[39] L’extrait suivant du formulaire de l’annexe A de M. Rafi a été présenté à l’agent :

[traduction]
Lorsque nous avons été cambriolés sous la menace d’une arme, j’ai également été battu. Cela s’est produit après mon accident de la route, où j’ai subi une lésion cérébrale et je suis resté inconscient pendant plusieurs jours. Cela s’est produit le 9 juillet 2012. Les documents médicaux indiquaient que mon comportement était changeant et que j’avais un score de 10 sur 15 sur l’échelle de Glasgow lorsque j’étais à l’hôpital. Mon parrain, qui a travaillé dans un hôpital, m’a dit qu’une personne ayant un score de 10 sur 15 sur l’échelle de Glasgow est considérée comme ayant une lésion cérébrale modérée. Cela a affecté ma mémoire, et ma tante rapporte que j’avais des problèmes à cet égard.

[40] Il incombait donc à l’agent de tenir compte de ces informations dans son examen.

V. Questions en litige

[41] Les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent est déraisonnable parce que i) il s’est livré à un examen à la loupe de la crédibilité; ii) il n’a pas examiné le fondement de la demande; iii) il n’a pas tenu compte du fait qu’un malentendu de bonne foi peut avoir été causé par une mauvaise compréhension des témoignages par les interprètes; iv) il a rendu sa décision sans tenir compte des éléments de preuve qui lui avaient été soumis.

[42] Les demandeurs contestent également la décision au motif qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, car, en modifiant l’heure de l’entrevue sans préavis et sans expliquer en détail pourquoi cette modification était nécessaire, l’agent leur a causé du stress et de l’inconfort.

[43] Comme je l’ai déjà indiqué, je suis convaincu que la décision est déraisonnable, car l’agent a procédé à un examen à la loupe de la crédibilité et n’a pas évalué le fondement principal de leur demande d’asile en tant que chrétiens au Pakistan.

[44] Je conclus qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les deux autres motifs. Je tiens à préciser que je ne me prononce pas sur ces questions potentielles.

VI. Norme de contrôle

A. Le caractère raisonnable

[45] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a procédé à un examen approfondi du droit applicable au contrôle judiciaire des décisions administratives. Elle a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle judiciaire d’une décision administrative, sous réserve de certaines exceptions, qui ne s’appliquent pas au vu des faits en l’espèce. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, aux para 23 et 100.

[46] Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible, et elle est axée sur la décision rendue, y compris sur sa justification. Avant de pouvoir infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence : Vavilov, au para 100.

[47] Dans l’ensemble, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 15 et 85.

B. L’équité procédurale

[48] En ce qui concerne l’argument des demandeurs quant à la modification de l’heure de l’entrevue, une norme différente s’applique. Le juge Rennie a examiné et confirmé les principes fondamentaux de l’équité procédurale dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP]. Il a conclu que pour déterminer s’il y a eu équité procédurale, il n’est pas nécessaire d’effectuer une analyse de la norme de contrôle applicable, mais « une cour doit être convaincue que le droit à l’équité procédurale a été respecté ». Ainsi, la question fondamentale est celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre : CCP, aux para 49-50, 56.

VII. Analyse

A. La décision est-elle raisonnable?

[49] L’argument des demandeurs comporte deux volets. Ils contestent le caractère raisonnable des conclusions défavorables en matière de crédibilité au motif qu’elles concernaient des questions accessoires et que l’agent n’a pas tenu compte du risque prospectif auquel ils seraient exposés en raison de leur appartenance non contestée aux minorités chrétiennes du Pakistan.

[50] Les demandeurs contestent les quatre conclusions défavorables en matière de crédibilité figurant sous la rubrique « Décision ».

[51] Premièrement, les demandeurs soutiennent que l’attention démesurée accordée à la question de savoir si la porte de la salle de bain était verrouillée ou simplement fermée, combinée à l’absence d’un examen du fond de la demande, a pour effet de banaliser la demande d’asile.

[52] Les demandeurs soutiennent que les divergences concernant la recherche du téléphone représentaient un détail minuscule et sans importance d’un événement qui s’est produit il y a sept ans.

[53] Quant à la divergence présumée concernant les soins médicaux de M. Rafi, les demandeurs soulignent qu’ils ont tous deux témoigné qu’il était déjà [traduction] « sous traitement » au moment du cambriolage en raison d’un accident de la route et qu’il a parlé de l’aggravation de ses symptômes lors d’un rendez-vous prévu avec son médecin deux ou trois jours après l’agression.

[54] Enfin, les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable pour l’agent de tirer une conclusion défavorable en se fondant sur l’absence d’explication des demandeurs et sur des conjectures quant à la raison pour laquelle les auteurs présumés de la lettre de menace destinée à Mme Akhtar ont écrit son nom en anglais.

[55] Les demandeurs allèguent également qu’il se peut que les témoignages donnés par l’intermédiaire d’interprètes aient été mal rendus en raison d’un malentendu de bonne foi et que, même si ce n’était pas le cas, ce détail accessoire n’a rien à voir avec le fondement principal de leur demande d’asile, à savoir qu’ils appartiennent aux minorités chrétiennes du Pakistan.

[56] Les demandeurs affirment qu’indépendamment des divergences soulevées, l’agent devait examiner le fondement principal de leur demande d’asile. L’agent n’a contesté ni l’identité chrétienne des demandeurs ni le fait que les chrétiens sont une minorité persécutée au Pakistan, et il n’a pas mis en doute les événements entourant la sortie du film « L’innocence des musulmans » qui, selon les demandeurs, a servi de catalyseur aux attaques contre Mme Akhtar. Le défaut de tenir compte de leur demande d’asile dans son ensemble et d’évaluer le risque prospectif auquel ils seraient exposés comme chrétiens a rendu la décision déraisonnable.

[57] Le défendeur soutient que l’agent était le mieux placé pour évaluer la crédibilité grâce à ses observations de première main et que, par conséquent, ses conclusions commandent la retenue. L’agent a soigneusement expliqué ses réserves aux demandeurs, leur a donné l’occasion de répondre et a attribué un poids approprié à chacune des incohérences qu’il a relevées.

[58] Le défendeur souligne que l’agent a conclu que les réponses des demandeurs étaient souvent [traduction] « vagues et évasives » et que leurs explications des incohérences étaient illogiques.

[59] Le défendeur fait valoir que, comme l’agent avait jugé les demandeurs non crédibles, il n’avait aucune obligation d’examiner le reste de la demande.

[60] Bien que les conclusions relatives à la crédibilité commandent la déférence, elles ne sont pas à l’abri d’un contrôle judiciaire : N’kuly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1121 au para 24. Notre Cour a prévenu les décideurs de ne pas effectuer une analyse trop zélée de la preuve, car elle a reconnu que toutes les incohérences et invraisemblances ne justifient pas une conclusion défavorable quant à la crédibilité : Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 23.

[61] Une revendication du statut de réfugié ne devrait pas être réglée sur la base d’un test de mémoire : Sheikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no568 (CF) au para 28. Un tel excès de zèle dans l’analyse des questions non pertinentes ou accessoires à la demande d’asile a souvent été jugé déraisonnable par notre Cour : Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 23; Olajide c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 197 au para 13 et la jurisprudence qui y est citée.

[62] En l’espèce, les faits contestés se sont produits au plus fort d’un événement traumatisant. Selon le témoignage des demandeurs, leur domicile familial a été cambriolé à minuit, M. Rafi a été battu et Mme Akhtar et lui ont été menacés, enfermés de force dans une salle de bain et cambriolés sous la menace par des intrus armés. Dans de telles circonstances, je conclus qu’il est déraisonnable d’exiger que leurs souvenirs, sept ans après l’attaque, soient soumis à une telle exigence d’exactitude.

[63] En outre, comme les souvenirs de chacun des demandeurs relativement au même événement peuvent très bien différer, au point de ne pas pouvoir être mesurés et comparés de manière fiable, ils ne peuvent servir d’indicateur pour évaluer la crédibilité.

[64] L’agent n’a pas démontré qu’il a réalisé une analyse contextuelle, et il a tiré des conclusions générales sur la crédibilité des demandeurs en se fondant sur des incohérences mineures dans leur demande.

[65] Le fait de laisser entendre que les doutes de l’agent, à savoir si la porte de la salle de bain était verrouillée et si les demandeurs ont cherché leurs téléphones ensemble, suffisaient à miner complètement l’affirmation selon laquelle les demandeurs étaient ciblés en raison de leur foi chrétienne dénote un examen des faits trop minutieux : Kanagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 145 au para 13.

[66] Je conclus également que l’agent n’a pas tenu compte du fondement de leur demande en tant que membres des minorités chrétiennes du Pakistan.

[67] En l’espèce, l’agent n’a pas conclu à une absence généralisée de crédibilité. Au vu du dossier dont je dispose, il semble que ni l’identité des demandeurs en tant que chrétiens ni les documents sur la situation au pays, qui démontre que les minorités chrétiennes au Pakistan sont depuis longtemps persécutées, ne sont contestés. Les conclusions défavorables en matière de crédibilité n’avaient aucune incidence sur les aspects fondamentaux de leur demande.

[68] En conséquence, l’agent devait évaluer la crainte de persécution des demandeurs et les risques prospectifs auxquels ils seraient exposés à leur retour au Pakistan : Safdari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1357 au para 14; Okubu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 980 au para 16.

[69] À mon sens, le fait que l’agent n’a pas procédé à une telle évaluation et qu’il a effectué un examen à la loupe de détails accessoires à la demande des demandeurs rend la décision déraisonnable.

B. La décision est-elle équitable sur le plan procédural?

[70] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas expliqué pourquoi l’heure de l’entrevue avait été devancée et ne leur a pas demandé directement s’ils voulaient plus de temps pour se préparer. Ils affirment simplement que, ce faisant, l’agent n’a pas été équitable envers eux.

[71] Le défendeur fait valoir que le léger changement d’heure n’a pas créé de manquement à l’équité procédurale. Il soutient que les demandeurs n’ont pas démontré ni affirmé dans leur affidavit que le changement a causé du stress ou de l’anxiété et a nui à leur capacité de plaider pleinement leur cause. Le défendeur fait valoir que les demandeurs ont reçu un préavis de 18 jours avant leur entrevue et ont indiqué à deux reprises qu’ils étaient prêts à commencer tôt.

[72] Je suis du même avis que le défendeur. Les questions d’équité procédurale doivent être soulevées à la première occasion, ce qui, en l’occurrence, aurait dû être à l’audience, lorsque la question concernant le changement d’heure leur a été posée. Le défaut de formuler une objection au stade de l’audience équivaut à une renonciation tacite relativement à tout manquement perçu à l’équité procédurale : Kamara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 448 au para 26.

[73] En outre, je ne peux souscrire à l’argument des demandeurs selon lequel, même si la question avait été soulevée, le comportement de l’agent a porté atteinte à leurs droits de participation. J’estime qu’on ne peut considérer qu’une différence d’une heure, aussi perturbante soit-elle, a porté atteinte à la capacité des demandeurs de connaître la preuve à réfuter et à leur capacité de faire entendre leur demande entièrement et équitablement.

[74] Au vu des faits dont je dispose, les demandeurs n’ont pas démontré qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale justifiant l’intervention de notre Cour.

VIII. Conclusion

[75] Je conclus que les demandeurs ont démontré que la décision de l’agent est déraisonnable pour les motifs exposés précédemment.

[76] Par conséquent, les demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers IMM-7614-19 et IMM-7617-19 sont accueillies et une copie des présents motifs sera versée dans chaque dossier du tribunal.

[77] La décision est annulée et ces affaires sont renvoyées à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

[78] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et je conclus que les circonstances de la présente affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans les dossiers IMM-7614-19 et IMM-7617-19

LA COUR STATUE :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers IMM-7614-19 et IMM-7617-19 sont accueillies et une copie des présents motifs sera versée dans chacun des dossiers.

  2. La décision est annulée et ces affaires sont renvoyées à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et je conclus que les circonstances de la présente affaire n’en soulèvent aucune.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7614-19

 

INTITULÉ :

STELA AKHTAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM-7617-19

 

INTITULÉ :

SALEEM RAFI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

17 AOÛT, 23 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alicia Dueck-Read

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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