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Date : 20220628


Dossier : IMM‑2377‑20

Référence : 2022 CF 967

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 28 juin 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

MAHASHANKER THAVARATNAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire visant la décision du 27 janvier 2020 par laquelle un agent des visas [l’agent] a refusé de délivrer au demandeur un visa de résident temporaire [un VRT] au motif qu’il ne répondait pas aux exigences énoncées à l’alinéa 20(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et à l’article 179 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227.

[2] Comme je l’explique plus loin, la demande est accueillie du fait que les motifs de l’agent ne satisfont pas aux exigences de justification et de transparence attendues du processus décisionnel, eu égard à la preuve produite par le demandeur.

I. Contexte

[3] Le demandeur est citoyen du Sri Lanka. Il est directeur de Premier Healthcare Network (pvt) Ltd [PH Sri Lanka] au Sri Lanka depuis avril 2018. Il est marié et propriétaire de biens dans ce pays. De plus, son épouse y réside. Ses parents et la famille de sa sœur vivent au Canada.

[4] Le 15 janvier 2020, le demandeur a présenté sa seconde demande de VRT pour avoir l’autorisation de se rendre au Canada du 3 mars au 2 avril 2020 en vue de participer à une formation dispensée par Premier Health Canada [PH Canada], la société sœur de PH Sri Lanka. Les deux sociétés sont la propriété du beau‑frère du demandeur, lequel a offert de défrayer son voyage.

[5] Le 27 janvier 2020, l’agent a rejeté la demande parce qu’il n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour, et ce, sur la foi de ses antécédents de voyage, du motif de sa visite, de ses biens personnels et de sa situation financière. L’agent n’était également pas convaincu que le demandeur avait un but commercial légitime au Canada.

[6] Dans les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], l’agent déclare qu’il a examiné les documents fournis par le demandeur. Il conclut que les liens entretenus par ce dernier dans son pays de résidence semblaient ténus, que les documents produits révélaient l’existence de fonds restreints et que la nature des activités commerciales prévues ne pouvait pas être vérifiée.

[7] Le 29 janvier 2020, le demandeur a présenté une demande de réexamen de la décision. Sa demande a été rejetée le 6 février 2020.

[8] Le 14 février 2020, le demandeur a présenté une deuxième demande de réexamen, laquelle a été rejetée le 10 mars 2020. Il a alors été informé qu’il pourrait présenter de nouveau une telle demande si sa situation changeait d’une façon manifeste.

[9] Le 3 mai 2020, le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision. Après avoir autorisé le contrôle judiciaire, la Cour lui a accordé une prorogation du délai dont il disposait pour déposer sa demande.

II. Question préliminaire – L’intitulé

[10] À titre préliminaire, je fais observer que l’intitulé de l’affaire a été modifié pour que soit inscrit correctement le nom du défendeur, à savoir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[11] La seule question en litige dans la présente demande est de savoir si la décision était raisonnable. La principale question soulevée par le demandeur consiste à savoir si l’agent a adéquatement apprécié la preuve au dossier et s’il a suffisamment motivé sa décision.

[12] Les décisions en matière de VRT sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Quraishi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1145 [Quraishi] au para 6). Aucune des situations qui permettent de réfuter la présomption relative à l’application de la norme de la décision raisonnable à une décision administrative n’est présente en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16‑17).

[13] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 85‑86).

[14] En l’espèce, la Cour doit d’abord garder à l’esprit que la décision d’un agent des visas est hautement discrétionnaire et commande une grande déférence (Kupriianova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 958 [Kupriianova] au para 14; Azizulla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1226 [Azizulla] au para 14). Les agents des visas ne sont pas tenus de fournir des motifs détaillés compte tenu du nombre élevé des demandes qu’ils ont à traiter (Kupriianova, au para 14). Il n’en demeure pas moins que les motifs doivent tenir compte des observations et de la preuve dont dispose le décideur (Kupriianova, au para 14).

[15] Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité (Vavilov, aux para 91‑95, 99‑100).

IV. Analyse

[16] Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve produits à l’appui de sa demande qui, selon lui, contredisent les conclusions tirées par ce dernier. Selon lui, le fait qu’il travaille au Sri Lanka, y possède des biens et que son épouse y réside montre qu’il entretient des liens solides dans le pays. Le demandeur soutient qu’il disposait de fonds suffisants, que le but de sa visite se dégageait clairement de la preuve et qu’il cherchait à acquérir des savoirs utiles pour son emploi au Sri Lanka.

[17] Selon le défendeur, le décideur est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve. Il soutient que le demandeur veut que la Cour apprécie à nouveau la preuve et qu’elle transfère le fardeau de celle‑ci sur les épaules de l’agent. Le défendeur avance que la décision est étayée par le dossier de la preuve.

[18] Je conviens que la Cour ne peut apprécier à nouveau la preuve lorsqu’elle contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 125). L’agent n’est pas tenu de mentionner chacun des éléments de preuve en vue de justifier sa décision et est généralement présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve (Brar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 445 [Brar] au para 20; Florea c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598. Il n’en demeure pas moins que la décision de l’agent doit être justifiée à la lumière de la preuve au dossier (Vavilov, aux para 125‑126; Kupriianova, au para 13). L’omission de l’agent de montrer qu’il a analysé les éléments de preuve dont il disposait constitue une erreur susceptible de contrôle (Brar, au para 20).

[19] L’agent est tenu d’expliquer pourquoi il tire une conclusion qui contredit des éléments de preuve importants ou essentiels (Cepeda‑Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425; Azizulla, au para 21; Brar, au para 22). Un énoncé général ou générique selon lequel l’agent a pris en compte tous les renseignements ne peut raisonnablement remplacer l’obligation d’expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision (Quraishi, au para 26).

[20] Dans les notes versées au SMGC, l’agent a formulé une série de conclusions suivies d’une déclaration générique voulant qu’il ait tenu compte des facteurs pertinents pour établir que le demandeur n’était pas un véritable visiteur qui respecterait les conditions de son visa de séjour temporaire. L’agent a fait remarquer qu’une [traduction] « recherche intégrée » avait mis au jour des renseignements défavorables, sans toutefois répertorier ceux‑ci.

[21] L’agent a conclu que les liens entretenus par le demandeur dans son pays de résidence étaient ténus. Cependant, il est resté muet quant aux éléments de preuve portant que le demandeur exerce un emploi au Sri Lanka et que son épouse se trouve dans ce même pays, où elle possède des biens. Le défendeur fait observer que le demandeur entretient également des liens en sol canadien, à savoir avec ses parents et la famille de sa sœur. Il plaide que l’agent était en droit d’accorder plus de poids à cette partie de la preuve. Cependant, j’estime que la conclusion voulant que les liens établis au Sri Lanka soient [traduction] « ténus » est, en soi, déraisonnable au vu de ces éléments de preuve contradictoires. L’agent devait motiver davantage sa conclusion.

[22] Dans la même veine, l’agent a conclu que le demandeur disposait des fonds restreints selon les documents versés au dossier. Toutefois, il n’a pas expliqué pourquoi ces fonds, à savoir une somme considérable de roupies qui correspondait à 18 000 $ CA, étaient insuffisants, d’autant plus que ses billets d’avion, son assurance de voyage et ses frais de logement étaient déjà payés.

[23] L’agent a également jugé que la nature des activités commerciales prévues ne pouvait pas être vérifiée. Il n’a fourni aucune autre explication à ce sujet. Cette conclusion ne porte pas sur les éléments de preuve relatifs au programme de formation du demandeur, lequel comprenait, entre autres, un programme détaillé visant l’entièreté de son séjour. L’agent n’expliquait pas non plus pourquoi il jugeait insuffisants les renseignements en question.

[24] Le défendeur propose différentes explications pour justifier les conclusions de l’agent. Il affirme que les liens entretenus par le demandeur au Sri Lanka sont ténus par rapport à ceux qui l’unissent à sa famille au Canada. En effet, seule son épouse demeure au Sri Lanka et le couple n’a pas d’enfant. Selon le défendeur, les fonds du demandeur correspondent à 18 000 $ et son salaire annuel équivaut à 5 000 $, ce qui est très peu au regard des normes canadiennes. Il avance que les activités commerciales ne peuvent être vérifiées du fait qu’elles constituent des activités de formation dispensées par une organisation privée dont un proche est propriétaire. Or, ces explications ne se trouvent pas dans les notes consignées au SMGC. Les conjectures auxquelles se livrent les avocats ne sauraient remédier à l’insuffisance des motifs de la décision (Asong Alem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 148 [Asong Alem] au para 19).

[25] Si l’agent n’avait pas à donner des explications détaillées, il ne pouvait se contenter de conclure que le demandeur entretenait des liens ténus, qu’il disposait de fonds restreints et que la nature de ses activités commerciales ne pouvait être vérifiée. Il était tenu de fournir un minimum d’explications sur la manière dont il est parvenu à ces conclusions (Runnath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 606 aux para 14‑17; Asong Alem, aux para 14‑16).

[26] À mon avis, la décision est déraisonnable parce qu’elle n’est pas transparente et que la justification de ses conclusions est lacunaire au vu de la preuve au dossier (Vavilov, aux para 125‑128).

[27] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et la demande de VRT est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

[28] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et il ne s’en pose aucune en l’espèce.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑2377‑20

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé de l’affaire est modifié pour que soit inscrit correctement le nom du défendeur, à savoir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 27 janvier 2020, par laquelle la demande de visa de résident temporaire du demandeur a été rejetée, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2377‑20

 

INTITULÉ :

MAHASHANKER THAVARATNAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Aby Diagne

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ayodele Law

Avocats

North York (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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