Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220630


Dossier : IMM-5109-20

Référence : 2022 CF 980

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

AYOUB HAJI MOHAMMED,

AIERKEN MAILIKAIMU

 

AYOUB HAJI MOHAMMED,

AIERKEN MAILIKAIMU

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Les demandeurs, qui sont mari et femme, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue le 21 août 2020 à l’issue d’un nouvel examen [la nouvelle décision] par un agent des visas [le second agent]. Ayoub Haji Mohammed est le demandeur principal en l’espèce [le demandeur principal]. Dans la nouvelle décision, le second agent a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur principal.

[2] Dans une décision datée du 11 juillet 2016 [la première décision], une agent des visas [la première agente] a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur principal. La première décision a été jugée inéquitable sur le plan procédural par notre Cour dans la décision Mohammed c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 326 [Mohammed 2019], et l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision. Le présent contrôle judiciaire porte sur la décision rendue à l’issue du nouvel examen.

[3] Dans la nouvelle décision, le second agent a jugé que le demandeur principal était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], relativement à l’alinéa 34(1)c). L’agent a jugé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur principal était membre du mouvement islamique du Turkestan oriental [l’ETIM], une organisation qui aurait commis des actes de terrorisme. Par conséquent, le second agent a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur principal en vertu du paragraphe 11(1) de la LIPR.

[4] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[5] Le demandeur principal, un citoyen chinois d’origine ethnique ouïghour, déclare avoir quitté la Chine pour se rendre au Pakistan en août 2001 afin de fuir les persécutions et aller étudier aux États-Unis.

[6] En réponse aux lettres d’équité procédurale envoyées au cours du processus ayant mené à la nouvelle décision, le demandeur principal a soumis des déclarations solennelles au second agent le 9 avril 2020 [la déclaration solennelle d’avril] et le 16 juillet 2020 [la déclaration solennelle de juillet]. Le demandeur principal a indiqué ce qui suit dans ses déclarations solennelles.

[7] Il a quitté la Chine pour se rendre au Pakistan parce qu’un ami de sa famille qui y vivait allait l’aider à faire sa demande de permis pour étudier aux États‑Unis. Au Pakistan, il s’est lié d’amitié avec un dénommé Ali, qui a également décidé de demander un permis pour étudier aux États‑Unis. Le demandeur principal a reçu son permis d’études et a décidé de voyager au Pakistan et en Afghanistan avec Ali en attendant le permis d’études de ce dernier. Les deux amis se sont rendus en Afghanistan parce qu’ils ont appris que les Pakistanais renvoyaient les Ouïghours en Chine.

[8] Le demandeur principal et Ali ont décidé de quitter l’Afghanistan lorsque les États‑Unis ont commencé leur invasion après les attentats du 11 septembre. Un jour, avant leur départ, Ali n’est pas revenu du marché. Le demandeur principal a décidé de retourner au Pakistan seul en autobus. En chemin vers la gare routière, un groupe d’hommes armés a volé son argent, ses papiers d’identité et son visa d’étudiant. Un homme âgé qui a été témoin de l’incident a accueilli le demandeur principal et a finalement fait venir un taxi pour amener le demandeur principal jusqu’aux montagnes de Tora Bora, où un groupe d’Ouïghours séjournait dans un [traduction] « village ». Le demandeur principal est resté dans le village et a dormi dans une grotte voisine pendant environ trois mois jusqu’à ce que le groupe décide de traverser les montagnes pour retourner au Pakistan.

[9] En octobre 2001 ou vers cette date, les autorités américaines ont arrêté le groupe au Pakistan. Après avoir été détenu pendant six mois à Kandahar, en Afghanistan, le demandeur principal a été détenu sans procès pendant cinq ans à Guantánamo. En 2005, le Tribunal d’examen du statut de combattant a déclaré que le demandeur principal n’était pas un combattant ennemi. Après sa libération en 2006, il a été réinstallé en Albanie, où il réside actuellement en tant que réfugié.

[10] En mars 2010, le demandeur principal s’est marié avec une citoyenne canadienne. Ils ont deux enfants, qui sont également citoyens canadiens. La conjointe et les enfants du demandeur principal ont un statut de résident en Albanie et ont vécu avec ce dernier en Albanie pendant [traduction] « plusieurs périodes », quoique temporairement.

B. La première décision et l’entrevue de mars 2016

[11] Avant la première décision, le demandeur principal a participé à deux entrevues. La première entrevue a eu lieu le 15 janvier 2015 et aucune préoccupation concernant l’interdiction de territoire n’avait été soulevée. En fin de compte, cette entrevue a entraîné la préparation d’un rapport du SCRS et un examen de l’ASFC sur l’interdiction de territoire.

[12] La deuxième entrevue a eu lieu le 10 mars 2016 [l’entrevue de mars 2016]. La convocation indiquait que l’entrevue visait à poursuivre le traitement de la demande de résidence permanente du demandeur. En fin de compte, la première agente a jugé que le demandeur principal était interdit de territoire pour raison de sécurité parce qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre de l’ETIM.

[13] Au cours de l’entrevue de mars 2016, le demandeur principal a expliqué ce qui suit. Il s’est rendu au Pakistan en août 2001 en vue d’obtenir un visa pour étudier aux États‑Unis. Il n’a pas présenté de demande de visa américain en Chine parce qu’il n’y avait pas d’ambassade des États-Unis au Turkestan et parce qu’il avait un proche au Pakistan qui pouvait l’aider à remplir sa demande. Il a obtenu un visa pour étudier aux États‑Unis, mais il n’y est pas allé parce qu’il attendait qu’Ali obtienne le sien afin qu’ils voyagent ensemble. Ils ont décidé d’attendre en Afghanistan parce que le demandeur principal avait entendu des rumeurs selon lesquelles les Pakistanais capturaient les Ouïghours et les renvoyaient en Chine. La première agente a demandé au demandeur principal pourquoi il avait voyagé au Pakistan avant de se rendre en Afghanistan s’il y avait un risque d’être expulsé vers la Chine. Le demandeur principal a déclaré qu’il regrettait sa décision et qu’il voulait découvrir le pays.

[14] Le demandeur principal a également expliqué qu’après son arrivée en Afghanistan, un groupe d’hommes l’a volé, enlevé et battu. Un homme âgé l’a aidé et l’a amené dans un [traduction] « camp d’entraînement » où vivaient d’autres Ouïghours, dont un homme nommé Hamat. Le demandeur principal a déclaré que le camp d’entraînement était destiné au peuple ouïghour « contre la Chine » et que certains membres ne pouvaient pas retourner au Turkestan en raison de « problèmes politiques ». Le demandeur principal a déclaré que pendant trois mois, il « vivait dans une grotte » avec le groupe de manière « solidaire », qu’ils étaient « comme une famille » et « tous sous l’oppression des Chinois ». Il a expliqué que d’autres membres du groupe s’étaient peut-être entraînés avec des armes, mais qu’il ne les avait jamais utilisées. Il a également affirmé qu’il avait entendu que certains étaient retournés en Chine après leur entraînement. Au cours de l’entrevue, le demandeur principal a déclaré qu’il était toujours en contact avec certaines de ces personnes.

[15] La première agente a demandé au demandeur quel était le nom du groupe. Il a déclaré que le groupe était [traduction] « opposé au gouvernement chinois » et qu’ils étaient des personnes « favorables à l’indépendance » qui « voulaient qu’on leur redonne leur pays ». Le demandeur principal a ensuite affirmé que le groupe se nommait le « groupe du peuple ouïghour du Turkistan » et que les États‑Unis le désignaient parfois sous le nom d’« ETIM ».

[16] À la fin de l’entrevue de mars 2016, la première agente a dit au demandeur principal qu’elle avait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire pour raison de sécurité en raison de son appartenance à l’ETIM. La première agente a demandé au demandeur principal s’il voulait ajouter quelque chose, et ce dernier a fait quelques déclarations supplémentaires. C’était la première fois que le demandeur principal était informé des préoccupations quant à l’interdiction de territoire.

C. Mohammed 2019

[17] Le demandeur principal a demandé le contrôle judiciaire de la première décision. Dans la décision Mohammed 2019, la juge St-Louis a conclu que la première agente avait contrevenu au droit à l’équité procédurale du demandeur principal et a accueilli la demande de contrôle judiciaire. Elle a affirmé ce qui suit :

[28] […] dans le contexte de l’interdiction de territoire au titre de l’article 34 de la Loi, qu’un agent contrevient à l’équité procédurale lorsqu’il demande une entrevue sans inscrire précisément l’alinéa de l’article 34 en cause : [AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 134 [AB]] aux para 63-66. En l’espèce, les lettres demandant l’entrevue ne mentionnaient pas à M. Mohammed les préoccupations de l’agente quant à l’interdiction de territoire et ne faisaient pas mention de l’article 34. Pour cette raison, le manquement à l’équité procédurale devient plus flagrant.

La Cour est convaincue qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale parce que l’agente a omis de 1) donner un préavis de ses préoccupations particulières (Brhane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 220 au paragraphe 19), 2) divulguer les documents sur lesquels elle s’était fondée pour rendre sa décision, 3) fournir à M. Mohammed la possibilité de produire des observations après l’entrevue.

[30] Eu égard à l’absence de préavis, les avis de convocation à l’entrevue étaient génériques, puisque M. Mohammed n’a appris l’objet véritable des entrevues — aborder des préoccupations liées à la sécurité — qu’à la fin de la seconde entrevue. La Cour est convaincue qu’une telle façon de faire contrevient à l’équité procédurale (Johnson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 550 aux paragraphes 14 à 17; Bushra c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2016 CF 1412 aux paragraphes 20 et 21). De plus, l’agente a omis, avant l’entrevue, de préciser les alinéas particuliers de l’article 34 de la Loi qui étaient en cause et, pendant l’entrevue, elle a fait connaître à M. Mohammed ses préoccupations relatives aux alinéas 34(1)d) et f) de la Loi, mais en dernière analyse, a conclu à l’interdiction de territoire en fonction des motifs prévus aux alinéas 34(1)c) et f) (A.B. au paragraphe 53).

[31] La Cour est convaincue que l’omission de divulguer les rapports posait problème, étant donné que ceux-ci ont guidé le processus décisionnel (Krishnamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1342 aux paragraphes 38 et 39; Pusat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 428 au paragraphe 30 [Pusat]; Mekonen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1133 aux paragraphes 19, 26).

[32] Au sujet de l’omission d’autoriser la production d’observations après l’entrevue, l’équité procédurale exigeait d’offrir la possibilité de produire des observations après l’entrevue si les demandeurs n’avaient pas été informés à l’avance de préoccupations particulières (Bin Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1227 aux paragraphes 34 et 35). Il ne s’agit pas ici d’un cas où le demandeur a renoncé à son droit de formuler des observations à la première occasion (Lally c Société Telus Communications, 2014 CAF 214 aux paragraphes 25 et 26). Il ne s’agit pas non plus d’un cas où le demandeur a omis de produire des pièces à jour (Rodriguez Zambrano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 481 aux paragraphes 39 et 40).

[33] Le ministre soutient que, à la lumière de la lettre d’observations de l’ancien avocat et des faits qu’il a lui-même communiqués, M. Mohammed était au courant des préoccupations quant à l’interdiction de territoire et aurait pu tenter de les dissiper (Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 aux paragraphes 47 à 50). Toutefois, la lettre accompagnant sa demande de résidence permanente soulignait que les autorités américaines l’avaient innocenté et disait expressément que, si des questions ou des préoccupations supplémentaires quant à l’interdiction de territoire se posaient, M. Mohammed souhaitait avoir la possibilité d’y répondre.

Le ministre affirme que la Cour devrait quand même refuser de casser la décision au motif qu’une décision défavorable est inévitable (Yassine c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1994] ACF no 949 (CAF)). La Cour n’est pas de cet avis. En règle générale, « la faiblesse d’une cause ne devrait pas normalement amener les tribunaux à ignorer les manquements à l’équité ou à la justice naturelle » sauf lorsque « le fondement de la demande est à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir » (Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 au paragraphe 54). Dans l’affaire en l’espèce, M. Mohammed a demandé la possibilité de présenter des observations supplémentaires au besoin et ignorait tout des mémoires du SCRS et l’ASFC. La Cour ne peut pas supposer l’incidence que n’aurait pas pu avoir les réponses et les explications de M. Mohammed sur la décision de l’agente (Pusat, aux paragraphes 33 et 34).

[18] La juge St-Louis a conclu : « La Cour accueillera la demande et renverra le dossier pour que soit rendue une nouvelle décision » (au para 35).

D. Processus ayant mené à la nouvelle décision

[19] Selon les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas, un agent des visas en poste à l’ambassade du Canada à Rome [l’agent de Rome] a rendu ce que les demandeurs ont qualifié de [traduction] « conclusion d’interdiction de territoire préliminaire » le 6 juin 2019. Ces notes n’ont pas été communiquées au demandeur principal.

[20] Le 4 septembre 2019, l’ambassade du Canada à Rome a informé l’avocat des demandeurs [l’avocat] que le demandeur principal serait interrogé dans la semaine du 16 septembre 2019. La correspondance entre l’ambassade du Canada à Rome et l’avocat indique que l’entrevue était prévue pour le 19 septembre 2019. L’ambassade du Canada à Rome a indiqué qu’il incombait au demandeur principal de trouver un interprète et de fournir son nom. L’avocat a indiqué qu’un interprète ouïghour non identifié d’une société de traduction canadienne participerait à l’entrevue par téléphone. L’avocat a écrit : [traduction] « Si ce n’est pas possible, alors [le demandeur principal] ne sera pas en mesure de “participer de manière significative”. » L’ambassade du Canada à Rome a annulé l’entrevue par courriel en invoquant des « problèmes techniques et de sécurité ». L’avocat a pris acte de l’annulation et a expliqué que le demandeur principal ne connaissait aucun interprète ouïghour en Albanie. Par conséquent, l’avocat a déclaré que la participation d’un interprète de la société canadienne serait toujours requise lors de la nouvelle entrevue.

[21] Le 22 novembre 2019, l’ambassade du Canada à Rome a demandé si le demandeur principal pouvait se rendre dans un autre bureau pour être interrogé. Le 19 décembre 2019, l’avocat a répondu que le demandeur principal ne pouvait pas quitter l’Albanie parce qu’il n’avait pas de documents de voyage.

[22] Le 28 janvier 2020, l’ambassade du Canada à Rome a indiqué que le demandeur principal ne serait pas interrogé au téléphone pour des raisons de protection de la vie privée. Dans son courriel, l’ambassade du Canada à Rome a expliqué ses efforts pour trouver un interprète ouïghour, puis a déclaré que, [traduction] « étant donné qu’il est dans l’intérêt de tous de faire avancer le dossier, [Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada] procédera désormais à l’écrit par lettres d’équité procédurale ». L’ambassade du Canada à Rome a également indiqué que la demande serait transférée au bureau de Nairobi, au Kenya. Le 14 février 2020, l’avocat a répondu ce qui suit : « Nous attendons la lettre d’équité procédurale dont il a été question dans votre communication reçue par [l’avocat] le 29 janvier 2020. » L’avocat a également expliqué que la demande n’avait pas été traitée rapidement dans le passé. L’avocat a déclaré qu’il espérait « que le processus menant à une nouvelle décision commence aussi vite que possible ».

[23] À la suite de ces communications, le demandeur principal a reçu deux lettres d’équité procédurale datées du 12 mars 2020 [la lettre d’équité procédurale de mars] et du 16 juin 2020 [la lettre d’équité procédurale de juin]. Le demandeur principal a répondu aux deux. La lettre d’équité procédurale de mars faisait référence à l’entrevue de mars 2016. Dans sa réponse, le demandeur principal a soulevé des inquiétudes quant au fait que le second agent s’était appuyé sur les déclarations faites durant l’entrevue de mars 2016.

[24] La lettre d’équité procédurale de juin faisait également référence à l’entrevue de mars 2016 et à certains doutes quant à la crédibilité découlant d’une publication. Le demandeur principal a répondu en faisant de nouveau part de ses préoccupations quant au fait que le second agent s’était appuyé sur l’entrevue de mars 2016. La réponse du demandeur principal comprenait des centaines de pages et des dizaines de pièces, y compris sa déclaration solennelle d’avril et sa déclaration solennelle de juillet. Dans sa réponse, le demandeur principal a demandé qu’une décision soit rendue dans les 30 jours.

III. Nouvelle décision

[25] Le second agent a tiré trois conclusions de fait déterminantes dans la nouvelle décision.

[26] Premièrement, l’agent avait des motifs raisonnables de croire que l’ETIM se livrait au terrorisme sur la foi d’un rapport du Conseil de sécurité des Nations Unies et des rapports de 2011 du Département d’État des États-Unis sur le terrorisme. L’agent a également tenu compte de l’observation du demandeur principal selon lequel des experts contestent le statut d’organisation terroriste de l’ETIM. L’agent a conclu que le demandeur principal n’avait pas fourni de preuve suffisante pour contester les conclusions du Conseil de sécurité des Nations Unies ou du gouvernement des États‑Unis.

[27] Deuxièmement, le second agent avait des motifs raisonnables de croire que le groupe avec qui le demandeur principal avait séjourné était l’ETIM pour les raisons suivantes :

  • La description du groupe donnée par le demandeur principal durant l’entrevue de 2016 correspond à celle de l’ETIM figurant dans le rapport du Conseil de sécurité des Nations Unies;
  • Un document du département de la Défense des États‑Unis provenant de Guantánamo indique que le demandeur principal [traduction] « a reçu une formation dans un camp d’entraînement de l’ETIM en Afghanistan »;
  • Hozaifa Parhat, un membre du groupe avec qui le demandeur principal avait séjourné, a déclaré que le dirigeant connu et recherché de l’ETIM se trouvait dans le même [traduction] « camp d’entraînement » que le demandeur principal et lui. M. Parhat a également été détenu à Guantánamo;
  • Les déclarations du demandeur principal dans sa déclaration solennelle d’avril sont sensiblement différentes de celles qu’il a faites durant l’entrevue de 2016. Le second agent a jugé que l’entrevue de 2016 était plus crédible que les déclarations solennelles.

[28] Troisièmement, le second agent a conclu que le demandeur principal était membre de l’ETIM pour quatre raisons :

  • Le séjour de trois mois du demandeur principal démontrait [traduction] « un degré élevé d’engagement »;
  • Les déclarations du demandeur principal lors de l’entrevue de 2016 montraient qu’il adhérait aux objectifs de l’ETIM;
  • Le demandeur principal est demeuré en contact avec des membres de l’ETIM;
  • Les États‑Unis ont retiré le statut de combattant ennemi qu’ils avaient attribué au demandeur principal, mais cela ne le dégage pas de ses liens avec l’ETIM.

[29] Ensuite, le second agent a tenu compte des préoccupations en matière d’équité procédurale soulevées par le demandeur du fait que le second agent s’était fondé sur l’entrevue de 2016. Le second agent a souligné que la décision Mohammed 2019 n’avait pas exclu l’utilisation des notes d’entrevue. De plus, le second agent a conclu que les manquements antérieurs à l’équité procédurale avaient été corrigés, car le demandeur principal avait été informé de la preuve qui pesait contre lui dans les lettres d’équité procédurale de mars et de juin, tous les documents avaient été communiqués et le demandeur principal avait répondu. Enfin, le demandeur principal affirme que des barrières linguistiques avaient nui à l’entrevue de mars 2016, mais le second agent a conclu que la preuve démontrait que le demandeur principal comprenait l’anglais et qu’il pouvait communiquer dans cette langue.

[30] Enfin, le second agent a tiré deux conclusions défavorables en matière de crédibilité. Tout d’abord, il a tiré une conclusion défavorable du fait que le demandeur principal avait fait des déclarations incompatibles quant au moment de sa rencontre avec Ali et sur la question de savoir s’il avait voyagé avec lui de la Chine au Pakistan. Le second agent a également tiré une conclusion défavorable en raison des déclarations incompatibles du demandeur principal quant à l’endroit où il avait séjourné en Afghanistan et concernant la question de savoir si des armes étaient présentes.

IV. Question préliminaire – l’intitulé

[31] Je conviens avec les parties que le nom des deux enfants des demandeurs devrait être retiré de l’intitulé. La nouvelle décision ne touche pas directement les droits des enfants.

V. Questions en litige et norme de contrôle

[32] Après avoir examiné les observations des parties, j’estime qu’il convient de formuler les questions en litige comme suit :

  1. Le second agent a‑t‑il violé le droit à l’équité procédurale du demandeur?

    1. Y a‑t‑il une crainte raisonnable de partialité dans la nouvelle décision?

    2. La décision Mohammed 2019 a-t-elle interdit l’utilisation de l’entrevue de 2016?

    3. Le second agent a-t-il commis une erreur en se fondant sur l’entrevue de 2016?

    4. Le demandeur principal avait-il droit à une nouvelle entrevue?

  2. La conclusion d’interdiction de territoire du second agent était-elle déraisonnable?

    1. La conclusion du second agent sur la crédibilité était-elle déraisonnable?

    2. La conclusion du second agent suivant laquelle le groupe avec qui le demandeur principal avait séjourné était l’ETIM était-elle déraisonnable?

    3. La conclusion du second agent suivant laquelle le demandeur principal était membre de l’ETIM était-elle déraisonnable?

  3. La Cour doit-elle procéder à une substitution indirecte?

[33] Les parties conviennent que la décision sur le fond est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. En l’espèce, aucune des exceptions énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne s’applique. Par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas réfutée (Vavilov, aux para 23-25, 53).

[34] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit tenir compte non seulement du résultat de la décision, mais également du raisonnement sous‑jacent afin de s’assurer que « la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov, au para 15). La cour de révision doit examiner à la fois le résultat de la décision et le raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87). Pour que sa décision soit raisonnable, le décideur doit avoir rendu compte de manière suffisante de la preuve dont il disposait et avoir tenu compte des observations des demandeurs (Vavilov, aux para 125‑128). Si les motifs du décideur permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi la décision a été rendue et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la décision sera jugée raisonnable (Vavilov, aux para 85‑86).

[35] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Oleynik c Canada (Procureur général), 2020 CAF 5 au para 39, Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Canadien Pacifique]).

[36] Le défendeur a raison de faire valoir que dans le cas où des ressortissants étrangers cherchent à entrer au Canada, le contenu procédural de l’obligation d’équité se trouve à l’extrémité inférieure du registre, surtout lorsque des questions de sécurité nationale sont en jeu (Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (CA) aux para 41‑54; Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345 aux para 30‑32; Fallah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1094 au para 8.

VI. Analyse

A. Le second agent a-t-il violé le droit à l’équité procédurale du demandeur?

(1) Y a-t-il une crainte raisonnable de partialité dans la décision?

a) Thèse des demandeurs

[37] Suivant ce que la Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], les notes du 6 juin 2019 de l’agent de Rome donnent lieu à une crainte raisonnable de partialité, et la nouvelle décision s’en trouve viciée (Baker, aux para 45‑48). Ces notes indiquent que l’agent de Rome était fermé d’esprit et avait déjà décidé de l’interdiction de territoire avant même le début du processus ayant mené à la nouvelle décision. L’agent de Rome a joué un rôle important parce que ses notes font partie de la décision et que ses commentaires se rapportent à la question déterminante de l’interdiction de territoire.

b) Thèse du défendeur

[38] Neuf lignes dans les notes de l’agent de Rome ne donnent pas lieu à des « motifs sérieux » d’une crainte raisonnable de partialité (Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 [Committee for Justice]). Le second agent s’est soigneusement attaqué à la question. Il a écrit sept pages de notes expliquant ses préoccupations en matière d’interdiction de territoire, il a examiné la décision Mohammed 2019 avec attention, il a permis au demandeur principal de présenter de nouvelles observations et il a fourni des motifs détaillés et pertinents. En l’espèce, contrairement à l’affaire Baker, l’agent de Rome n’a pas joué un rôle important dans la décision.

c) Conclusion

[39] Les notes de l’agent de Rome du 16 juin 2019 ne donnent pas lieu à une crainte raisonnable de partialité. Dans son évaluation de la partialité, la Cour doit se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? » (Baker, au para 46 citant Committee for Justice, au para 394). De plus, comme l’a souligné le défendeur, les motifs justifiant une crainte raisonnable de partialité doivent être « sérieux » (Committee for Justice, au para 395).

[40] Le point de départ en l’espèce consiste à se demander si l’agent de Rome a joué un rôle important dans la décision. Les notes de l’agent de Rome du 6 juin 2019 indiquent ce qui suit :

[traduction]
[A]près un examen minutieux des renseignements au dossier, des notes de la première agente, des notes de l’entrevue du 10 mars 2016 et des renseignements fournis par le demandeur, ainsi que des renseignements publiquement accessibles, j’ai des motifs raisonnables de croire que [le demandeur principal] était membre de l’ETIM, une organisation qui s’est livrée au terrorisme, et que le demandeur principal est interdit de territoire en application des alinéas 34(1)c) et 34(1)f) de la LIPR. La lettre d’équité procédurale doit être envoyée. Le délai de réponse est de 60 jours.

[41] Je ne suis pas d’avis que l’extrait ci-dessus indique que l’agent de Rome a imposé ou recommandé un résultat, ni que le dossier indique que l’agent de Rome a joué un rôle important dans la décision.

[42] En supposant que l’agent de Rome ait joué un « rôle important », je n’estime tout de même pas que ses notes donnent lieu à des motifs sérieux de crainte raisonnable de partialité. L’agent de Rome renvoie uniquement aux [traduction] « renseignements au dossier », aux « notes de la première agente », aux « notes de l’entrevue », aux « renseignements fournis par le demandeur » et aux « renseignements publiquement accessibles ». Rien dans les notes du 6 juin 2019 ne démontre que l’agent de Rome a préjugé l’affaire, qu’il s’est appuyé sur des stéréotypes ou qu’il a suivi un quelconque raisonnement inadmissible (voir la décision Baker, aux para 5, 45, 48). Plus important encore, dans sa décision rendue à l’issue du nouvel examen, le second agent a manifestement tenu compte des observations des demandeurs de manière indépendante. À mon avis, les notes de l’agent de Rome ne représentent qu’une partie de la nouvelle décision.

(2) La décision Mohammed 2019 a-t-elle interdit l’utilisation de l’entrevue de mars 2016?

a) Thèse des demandeurs

[43] La décision Mohammed 2019 a implicitement ordonné que l’entrevue de mars 2016 soit exclue lors du réexamen (Mohammed 2019, aux para 29‑32). Un « décideur [...] à qui est retourné un dossier doit toujours se conformer aux motifs et aux conclusions du jugement accueillant le contrôle judiciaire, ainsi qu’aux directives ou instructions explicitement formulées par la Cour fédérale » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48 au para 27 [Yansane]). Par conséquent, la Cour devrait se concentrer sur les conclusions et les motifs de la décision Mohammed 2019 et sur le fait que le second agent ne s’y est pas conformé.

b) Thèse du défendeur

[44] La décision Mohammed 2019 n’exclut pas expressément l’utilisation de l’entrevue de mars 2016, et cette exclusion ne peut non plus être déduite. Quoi qu’il en soit, seules les directives et les instructions explicitement formulées dans le dispositif d’un jugement lient un décideur (Yansane, aux para 19, 23, 25). Dans la décision Mohammed 2019, le demandeur principal n’a même jamais sollicité cette réparation. En l’absence d’instruction ou de directive d’une cour de révision, l’agent peut examiner les renseignements fournis dans des demandes antérieures et des entrevues, à condition de ne pas entraver son pouvoir discrétionnaire (Ngyuen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1126 aux para 19‑21 [Ngyuen]). La preuve ne démontre pas que le second agent s’est senti lié par la première décision, et le demandeur ne l’allègue pas non plus.

c) Conclusion

[45] Je conclus que la décision Mohammed 2019 n’a pas interdit l’utilisation de l’entrevue de mars 2016. C’est ce qui ressort de la lecture des motifs de la juge St-Louis exposés précédemment au paragraphe 17. Je conviens que lors d’un réexamen, le décideur doit toujours tenir compte de la décision et des conclusions de la cour de révision, mais rien dans la décision Mohammed 2019 n’indique que les manquements commis par la première agente ont [traduction] « entaché » ou « vicié » le contenu de l’entrevue de mars 2016. Les violations relevées par la juge St-Louis sont liées au processus menant à la première décision. La juge St‑Louis n’a pas conclu que les erreurs de procédure de la première agente avaient [traduction] « vicié » le contenu de l’entrevue de mars 2016, et elle n’a pas ordonné que l’entrevue de mars 2016 soit exclue lors du nouvel examen. Seules les instructions explicitement formulées dans le dispositif d’un jugement lient le décideur subséquent (Yansane, au para 19).

[46] Le second agent a également examiné l’argument du demandeur principal selon lequel la décision Mohammed 2019 lui interdisait de tenir compte de l’entrevue de mars 2016. L’agent a fait remarquer que les demandeurs n’ont jamais sollicité cette réparation dans la décision Mohammed 2019 et que la juge St‑Louis n’avait jamais explicitement exclu le recours à l’entrevue. La façon de procéder du second agent est conforme à l’arrêt Yansane.

[47] De plus, le second agent a examiné les conclusions de la juge St‑Louis concernant la non‑divulgation, l’absence d’avertissement et la possibilité de produire des observations après l’entrevue et a conclu que tous ces problèmes avaient été corrigés en l’espèce.

[48] À la suite de la décision Mohammed 2019 et du processus menant aux lettres d’équité procédurale de mars et de juin, le demandeur principal était bien au courant des préoccupations concernant l’interdiction de territoire, il avait eu pleinement accès à la preuve en question et il savait que le bien-fondé de la conclusion d’interdiction de territoire serait examiné dans le cadre du nouvel examen. Le demandeur principal a eu deux occasions de présenter des observations sur ces points (dans ses réponses aux deux lettres d’équité procédurale). En bref, le demandeur principal était bien informé lors du processus ayant mené à la nouvelle décision et il connaissait la preuve qui pesait contre lui. Ainsi, l’obligation d’équité procédurale relativement peu élevée a été respectée (Lyu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 134 aux para 15, 17‑18; Ngyuen, au para 20. Par conséquent, rien n’empêchait le second agent d’examiner l’entrevue de mars 2016.

(3) Le second agent a-t-il commis une erreur en se fondant sur l’entrevue de mars 2016?

a) Thèse des demandeurs

[49] Le choix du second agent de s’appuyer sur l’entrevue de mars 2016 a enfreint le droit à l’équité procédurale du demandeur principal parce que l’entrevue en soi était inéquitable sur le plan procédural. L’entrevue de mars 2016 était inéquitable sur le plan procédural, en partie parce que le demandeur ne bénéficiait pas d’un interprète.

[50] En réponse à l’argument du défendeur, le demandeur soutient que le critère à trois volets de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’est pas respecté. Les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont les suivantes :

  1. que la même question ait été décidée;

  2. que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale;

  3. que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droits (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, au para 25 [Danyluk]).

[51] Le premier volet n’est pas rempli parce que, dans la décision Mohammed 2019, la juge n’a pas examiné la question de savoir si le demandeur principal avait droit à un interprète. Le troisième volet n’est pas respecté non plus parce que la nouvelle décision porte sur une nouvelle question distincte de la décision de la première agente et que les décideurs ne sont pas les mêmes. Les demandeurs ne présentent aucune observation sur le deuxième volet du critère.

b) Thèse du défendeur

[52] Les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure excluent les arguments des demandeurs portant sur un manquement à l’équité procédurale. La question de la présence d’un interprète lors de l’entrevue de mars 2016 est exclue par les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et l’abus de procédure parce qu’elle a été soulevée, puis abandonnée dans la décision Mohammed 2019. La preuve montre également que le demandeur principal peut comprendre l’anglais et communiquer dans cette langue, comme il est indiqué dans les notes de l’entrevue de mars 2016. Le demandeur n’a soulevé des préoccupations de nature linguistique qu’après la première décision.

c) Conclusion

[53] Je conviens avec le défendeur que les observations du demandeur concernant l’absence d’interprète sont exclues par les principes de l’autorité de la chose jugée et de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Les demandeurs ont énoncé le bon critère, et j’ajoute que le critère a également été énoncé par le juge en chef de notre Cour dans la décision Watts c Canada (Agence du revenu), 2019 CF 1321 [Watts] aux paragraphes 17 à 19 :

La doctrine de la chose jugée est fondée sur le principe selon lequel « un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative » : Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 46, au par. 18 [Danyluk]. Autrement dit, une fois tranché, un différend « ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. » : Danyluk, précité.

L’approche qu’adopte la Cour à l’égard de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (une forme de chose jugée) comporte deux volets. Dans le premier volet, la Cour établit si les trois conditions préalables pour l’application de la doctrine sont satisfaites :

i. la même question doit déjà avoir été tranchée;

ii. la décision antérieure invoquée comme créant la préclusion doit avoir été finale;

iii. les parties dans la décision invoquée (ou leurs ayants droits) doivent être les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est soulevée.

 

Danyluk, précité, au par. 25.

Dans le deuxième volet, la Cour évalue si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[54] Je conviens avec le défendeur que la question de l’interprète est visée par la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Lorsque, en exerçant une diligence raisonnable, une partie aurait pu ou aurait dû soulever une question dans le cadre d’une instance précédente, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique (Doering c Grandview, [1976] 2 RCS 621 à la p 638; Pharmascience Inc c Canada (Santé), 2007 CAF 140, aux para 2, 39). Comme le souligne le défendeur, et le reconnaissent les demandeurs, ces derniers ont soulevé cette question lorsqu’ils ont demandé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la première décision, mais ils l’ont abandonnée lors du contrôle judiciaire devant la juge St-Louis. Comme l’a déclaré la Cour suprême, « [le] droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire » (Danyluk, au para 18). Par conséquent, je conclus que les demandeurs ne peuvent s’appuyer sur cet argument en l’espèce – en particulier après avoir décidé de ne pas le soulever dans la décision Mohammed 2019.

[55] Je conclus également que la décision Mohammed 2019 était une décision définitive, ce qui satisfait au deuxième volet. Les parties ont eu l’occasion de présenter des observations, ce qu’elles ont fait, et la juge St-Louis s’est prononcée sur les questions relatives aux manquements à l’équité procédurale.

[56] Le troisième volet est respecté parce que les parties en l’espèce sont les mêmes que dans la décision Mohammed 2019. J’en viens à cette conclusion indépendamment du fait que différents agents ont examiné la demande du demandeur principal.

[57] Comme j’ai déjà conclu que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique à la question de l’interprète, il n’est pas nécessaire de se demander si le fait de soulever cette question constitue aussi un abus de procédure.

[58] Pour ce qui est de la deuxième étape, la Cour doit examiner si les circonstances de l’espèce entraîneraient une injustice dans l’éventualité où j’appliquerais le principe en faveur du défendeur (Watts, au para 33 citant Danyluk, aux para 63‑67). À mon avis, la question de savoir si le demandeur principal peut comprendre l’anglais et communiquer dans cette langue est manifestement pertinente pour savoir s’il serait injuste d’appliquer le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Le demandeur principal a soulevé la question de l’interprète auprès du second agent, et ce dernier a raisonnablement conclu que, selon la preuve, le demandeur principal pouvait comprendre l’anglais et communiquer dans cette langue. Le second agent a fait remarquer que, dans son formulaire de demande générique initial, le demandeur principal avait indiqué que la langue qu’il préférait pour une entrevue était l’anglais. Le second agent a également fait remarquer que le demandeur principal avait déclaré à la première agente qu’il comprenait son anglais et a souligné que le demandeur principal n’avait jamais soulevé de préoccupations linguistiques auprès de la première agente lors de l’entrevue de mars 2016. La preuve permettait au second agent de conclure que le demandeur principal pouvait comprendre l’anglais et communiquer dans cette langue. Par conséquent, je conclus qu’aucune injustice ne découlerait du fait d’empêcher les demandeurs de soulever la question de l’interprète, qui avait été abandonnée dans la décision Mohammed 2019.

(4) Le demandeur principal avait-il droit à une nouvelle entrevue?

a) Thèse des demandeurs

[59] Si le second agent n’a pas commis d’erreur en se fondant sur l’entrevue de mars 2016, il y a eu manquement au droit à l’équité procédurale du demandeur principal parce qu’il n’a pas passé de nouvelle entrevue. Le demandeur principal pouvait légitimement s’attendre à passer une entrevue pour au moins quatre raisons. Premièrement, comme dans la décision Kandiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1096 [Kandiah], on avait à plusieurs reprises assuré au demandeur principal qu’il serait interrogé. Deuxièmement, le décideur a volontairement réalisé une entrevue avec le demandeur principal dans le passé (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 aux para 94‑95). Troisièmement, les bulletins opérationnels d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] indiquent que, lorsque les dossiers sont transférés à de nouveaux bureaux, de nouvelles lettres d’équité procédurale ou de nouvelles entrevues peuvent être nécessaires. Contrairement aux observations du défendeur, le demandeur principal n’a pas accepté que le processus ayant mené à la nouvelle décision se fasse par voie de lettres d’équité procédurale. Enfin, le demandeur principal pouvait légitimement s’attendre à passer une entrevue puisque sa crédibilité était en cause.

b) Thèse du défendeur

[60] L’équité procédurale n’exigeait pas de nouvelle entrevue. Le demandeur principal connaissait la preuve qui pesait contre lui et a eu l’occasion d’y répondre (Canadien Pacifique, au para 56). Le défendeur a informé le demandeur principal que le processus menant à la nouvelle décision aurait lieu par voie de lettres d’équité procédurale et l’avocat a accepté. Le demandeur principal s’est dit préoccupé par le fait qu’il n’a pas eu d’entrevue seulement après le prononcé de la nouvelle décision. En effet, le 17 juillet 2020 (35 jours avant la publication de la nouvelle décision), l’avocat a demandé qu’une décision soit rendue dans les 30 jours suivant le 16 juillet 2020.

[61] Les faits en l’espèce diffèrent de ceux de l’affaire Kandiah, car contrairement à l’affaire Kandiah, une entrevue n’a jamais été promise. Une tentative d’en planifier une a échoué en raison de problèmes de sécurité. Le demandeur principal a passé une entrevue dans le passé, et il a fourni des réponses écrites aux préoccupations découlant de cette entrevue.

c) Conclusion

[62] Je conclus que le demandeur principal n’avait pas droit à une nouvelle entrevue. Un « processus administratif peut être changé tant que le changement est équitable et convenablement communiqué » avec un préavis suffisant (Kandiah, au para 27). Dans la décision Kandiah, la juge Walker a souligné que la lettre d’équité procédurale « ne contenait aucune indication qu’on lui demandait de fournir des observations écrites, plutôt que de passer une entrevue. Elle n’indiquait pas ou ne laissait pas entendre que CIC changeait le processus d’examen qu’il avait établi et communiqué au demandeur » (Kandiah, au para 26). Les faits sont différents en l’espèce.

[63] Après que l’ambassade du Canada à Rome a annulé l’entrevue, elle a écrit ce qui suit à l’avocat le 28 janvier 2020 [traduction] : « Étant donné qu’il est dans notre intérêt à tous de faire avancer le dossier, IRCC procédera désormais à l’écrit par voie de lettres d’équité procédurale. » Lorsque cette phrase est replacée dans son contexte élargi, il est clair qu’elle constituait un avis suivant lequel le dossier procéderait par voie de lettres d’équité procédurale plutôt que par entrevue. Le paragraphe précédent du courriel du 28 janvier 2020 explique toutes les difficultés liées à l’obtention d’un traducteur. Le 12 février 2020, l’avocat a répondu [traduction] : « Nous attendons la lettre d’équité procédurale dont il était question dans votre communication reçue par [l’avocat] le 29 janvier 2020. » À mon avis, ces courriels constituent un avis suffisant d’un changement de procédure et témoignent du consentement de l’avocat de procéder par lettres d’équité procédurale. Plus important encore, je conviens avec le défendeur que la demande de l’avocat visant à obtenir une décision définitive dans les 30 jours suivant leur réponse à la seconde lettre d’équité procédurale du 17 juillet 2020 démontre d’autant plus leur consentement.

B. La conclusion d’interdiction de territoire du second agent était-elle déraisonnable?

(1) La conclusion du second agent sur la crédibilité était-elle déraisonnable?

a) Thèse des demandeurs

[64] Les conclusions de crédibilité du second agent étaient déraisonnables pour deux raisons. Premièrement, le second agent a tiré une conclusion défavorable déraisonnable quant au moment de la rencontre entre Ali et le demandeur principal. L’agent s’est appuyé sur une phrase ambiguë dans la déclaration solennelle du demandeur principal : [TRADUCTION] « Après avoir quitté la Chine, je suis allé au Kirgizstan puis au Pakistan avec un ami pour présenter une demande de visa américain. » Étant donné que le demandeur principal ne parle pas couramment l’anglais, cette phrase pourrait avoir plusieurs significations. Le demandeur principal a toujours été cohérent au sujet de son voyage seul au Pakistan, où il a rencontré Ali. Quoi qu’il en soit, les divergences au sujet d’Ali sont mineures et ne peuvent être utilisées pour tirer une conclusion défavorable sur la crédibilité. Ces détails ne sont pas pertinents pour la crédibilité générale ou l’interdiction de territoire du demandeur principal. Le défendeur tente indûment d’étayer la conclusion de l’agent sur ce point en faisant état des déclarations antérieures faites par l’ancien avocat et l’avocat actuel dans la décision Mohammed 2019 (Vavilov, au para 96).

[65] Deuxièmement, le second agent a tiré une conclusion défavorable déraisonnable au sujet de l’endroit où le demandeur principal vivait et sur la présence d’armes en ne tenant pas compte du dossier de preuve. Dans l’entrevue de mars 2016, le demandeur principal a déclaré qu’il séjournait dans un village délabré et qu’il dormait dans une grotte. Contrairement aux conclusions du second agent, cette déclaration était conforme à la réponse du demandeur principal à la lettre d’équité procédurale de mars.

[66] Le demandeur principal a toujours maintenu qu’il n’avait vu qu’un seul fusil. Le second agent a fait fi de cette déclaration et a fait référence de façon sélective à un autre passage de l’entrevue de mars 2016 pour étayer sa conclusion qu’il y avait plusieurs armes. L’agent n’a également pas tenu compte des réponses subséquentes du demandeur principal aux lettres d’équité procédurale concernant les armes.

b) Thèse du défendeur

[67] Les conclusions du second agent au sujet de la crédibilité étaient raisonnables. La déclaration [traduction] « [a]près avoir quitté la Chine, je suis allé au Kirgizstan puis au Pakistan avec un ami pour présenter une demande de visa américain » n’est pas ambiguë. Le second agent s’est raisonnablement appuyé sur cette déclaration pour tirer une conclusion défavorable. Le fait que les avocats précédent et actuel du demandeur principal ont déclaré dans la décision Mohammed 2019 que ce dernier a voyagé avec un ami au Pakistan appuie la conclusion défavorable de l’agent. Cette incohérence n’est pas mineure parce qu’elle remet en question un aspect déterminant du récit du demandeur principal. Quoi qu’il en soit, des préoccupations mineures en matière de crédibilité peuvent affecter la crédibilité générale du demandeur (Qasem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1182 au para 48; Zhai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 452 au para 17.

[68] La conclusion défavorable de l’agent quant à l’endroit où le demandeur principal résidait et à la question de savoir s’il y avait plusieurs armes est raisonnable. L’agent a raisonnablement déduit qu’il y aurait plus d’une arme puisque le but du camp était de [TRADUCTION] « s’entraîner contre la Chine ». En outre, cette conclusion est appuyée par le fait que le demandeur principal était en Afghanistan près du tristement célèbre complexe de cavernes de Tora Bora peu après les attentats du 11 septembre. Les décisions des cours d’appel des États-Unis impliquant d’autres Ouïghours dans le même camp confirment également qu’il y avait plusieurs armes.

c) Conclusion

[69] Je conviens avec le demandeur principal que le défendeur a tenté d’étayer indûment les motifs du second agent en faisant référence aux éléments de preuve que le second agent n’a pas examinés (Vavilov, au para 96). J’estime néanmoins que toutes les conclusions tirées par le second agent quant à la crédibilité sont raisonnables.

[70] Le second agent a raisonnablement tiré une conclusion défavorable en s’appuyant sur des incohérences quant au moment et à l’endroit où le demandeur principal a rencontré Ali. La déclaration suivante n’est pas ambiguë : [TRADUCTION] « Après avoir quitté la Chine, je suis allé au Kirgizstan puis au Pakistan avec un ami pour présenter une demande de visa américain. » À mon avis, cette phrase signifie que le demandeur principal a voyagé avec Ali au Pakistan dans l’intention de présenter une demande de visa d’étudiant. Par conséquent, je conclus que l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur principal avait fait des déclarations incohérentes sur le lieu et le moment où il a rencontré Ali.

[71] J’estime que les incohérences concernant le lieu et le moment où le demandeur principal a rencontré Ali sont pertinentes en l’espèce. Le second agent a raisonnablement conclu que [traduction] « [c]ette incohérence est liée à la question de savoir si [le demandeur principal] a voyagé seul de la Chine au Pakistan ou s’il était accompagné d’un ami – ami que le demandeur invoque notamment pour justifier son voyage en Afghanistan […] ». La raison pour laquelle le demandeur principal est allé en Afghanistan est une question centrale en l’espèce. Le demandeur principal a affirmé qu’Ali et lui se sont rencontrés au Pakistan et qu’Ali a présenté une demande de visa d’étudiant après que le demandeur principal a demandé le sien. Selon le demandeur principal, il a voyagé avec Ali au Pakistan, puis en Afghanistan, dans l’attente du visa d’étudiant d’Ali. L’endroit où ils se sont rencontrés est important, car il explique pourquoi ils n’ont pas présenté leur demande en même temps. S’ils avaient voyagé ensemble au Pakistan pour obtenir un visa d’étudiant, ils auraient probablement présenté leur demande à peu près au même moment. Le décalage dans la présentation des deux demandes a été invoqué pour expliquer pourquoi ils ont choisi de voyager au Pakistan puis, en fin de compte, en Afghanistan. En tenant compte de ce détail, l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en effectuant un « examen à la loupe de questions secondaires ou non pertinentes à une affaire » (He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 2 au para 23 citant Haramicheal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1197 au para 15).

[72] De même, j’estime que l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur principal avait fait des déclarations incohérentes sur les endroits où il avait séjourné et sur la question de savoir s’il y avait plusieurs armes. Je ne conviens pas avec les demandeurs que le demandeur principal a toujours déclaré qu’il n’avait vu qu’un seul fusil. Au cours de l’entrevue de mars 2016, la première agente a fait remarquer que le demandeur principal avait déclaré ce qui suit [traduction] : « Je n’ai pas utilisé ces armes. Les armes étaient destinées à l’entraînement contre la Chine. » Le second agent a souligné que le mot [traduction] « armes » avait été utilisé au pluriel et a conclu que cette déclaration était incompatible avec la version des événements du demandeur principal dans ses déclarations solennelles. Compte tenu de ces incohérences, le second agent pouvait tirer une conclusion défavorable. Le second agent est également parvenu à cette conclusion en déduisant raisonnablement qu’il y aurait plus d’une arme si le groupe s’entraînait contre la Chine.

[73] Les demandeurs contestent le fait que le second agent n’a pas tenu compte de la déclaration du demandeur principal à la première agente selon laquelle le groupe avait [traduction] « une Kalachnikov ». En tout respect, cette déclaration renforce la conclusion du second agent selon laquelle le récit du demandeur principal est incohérent. Le fait que le demandeur principal ait déclaré à la première agente qu’il avait vu « une Kalachnikov » ne modifie ni n’efface ses multiples références aux « armes ».

[74] De même, l’observation des demandeurs selon laquelle le demandeur principal a toujours affirmé avoir vécu dans le village et dormi dans la grotte ne me convainc pas. Le demandeur principal a décrit le village lors de l’entrevue de mars 2016, mais il n’a jamais déclaré y vivre. Comme l’a souligné le second agent, lors de l’entrevue de mars 2016, le demandeur principal a déclaré qu’il [traduction] « vivait » dans la grotte – ce qui diffère de ses déclarations solennelles. À ce titre, il était raisonnable pour le second agent de conclure que le demandeur principal avait fait des déclarations incohérentes et de tirer une conclusion défavorable sur ce fondement.

(2) La conclusion du second agent suivant laquelle le groupe avec qui le demandeur principal avait séjourné était l’ETIM était-elle déraisonnable?

a) Thèse des demandeurs

[75] La conclusion de l’agent au sujet de l’appartenance au groupe était déraisonnable, car il s’est fondé sur des documents contestés et n’a pas tenu compte de la preuve qui lui avait été présentée. Les experts ont qualifié le rapport du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui classe l’ETIM comme étant associé à al-Qaïda, Oussama ben Laden ou aux talibans, de « contrepartie » offerte à la Chine par les États‑Unis. Ces opinions d’experts, qui contredisent une conclusion déterminante, ont été soumises au second agent, mais ce dernier les a complètement ignorées (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 au para 17 [Cepeda-Gutierrez]). Le second agent a préféré les déclarations du demandeur principal dans l’entrevue de mars 2016 à la déclaration solennelle d’avril dans laquelle ce dernier décrivait le village. Le second agent a jugé que l’entrevue de mars 2016 était davantage crédible en soulignant sa spécificité et sa nature spontanée, ce qui n’est pas pertinent. L’entrevue de mars 2016 était inéquitable sur le plan procédural. Il est inéquitable de s’appuyer sur la spontanéité du demandeur principal dans ses déclarations pour trancher la question de son appartenance, ou à toute autre fin.

b) Thèse du défendeur

[76] Le second agent a raisonnablement conclu que le groupe était l’ETIM. Le second agent s’est appuyé sur l’entrevue de mars 2016, le rapport du Conseil de sécurité des Nations-Unies, un document présenté par le demandeur principal et les observations formulées par ce dernier en réponse aux lettres d’équité procédurale. La première déclaration spontanée d’une personne est habituellement la plus authentique et, par conséquent, la plus crédible (Azam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1033 au para 18).

c) Conclusion

[77] Je ne conviens pas avec les demandeurs que le second agent n’a pas tenu compte du dossier dont il disposait du fait qu’il n’a pas directement mentionné les [traduction] « rapports d’experts » qui contredisaient la conclusion du gouvernement des États-Unis et du Conseil de sécurité des Nations Unies, à savoir que l’ETIM est un groupe terroriste. La cour de révision ne devrait pas être hypercritique ou astreindre le décideur à juger selon une norme de perfection (Vavilov, au para 91; Medina c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] ACF no 926 à la p 4 (CAF). De même, les décideurs ne sont pas tenus de faire référence à chaque élément de preuve contraire à leur conclusion et d’expliquer comment ils les ont traités (Hassan v Canada (Minister of Employment and Immigration), [1992] FCJ No 946 à la p 2). Comme la Cour l’a fait remarquer dans la décision Cepeda-Gutierrez, « [i]mposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd » (Cepeda-Gutierrez, au para 16. Voir également Vavilov, au para 91).

[78] Le décideur est toutefois tenu d’examiner les éléments de preuve dont il dispose (Vavilov, aux para 125‑126). En l’espèce, je conclus que le second agent a examiné les éléments de preuve contradictoires présentés par les demandeurs. Le second agent fait explicitement remarquer que les demandeurs se sont référés aux [traduction] « déclarations d’un membre du Congrès des États-Unis, d’un professeur de l’Université George Washington et d’un chercheur du Congressional Research Service, entre autres ». Le second agent souligne les principales préoccupations du demandeur, à savoir que la classification de l’ETIM comme groupe terroriste avait été faite à titre de contrepartie, que l’ETIM n’a pas revendiqué les actes de violence allégués et que ces actes de violence n’ont pas été rendus publics en Chine. Tout cela démontre que le second agent a examiné la preuve et qu’il a porté attention aux observations du demandeur principal. Après avoir examiné les éléments de preuve, le second agent a conclu qu’ils ne suffisaient pas à démontrer que le Conseil de sécurité des Nations Unies ou le gouvernement des États-Unis avaient inscrit à tort une organisation sur la liste des organisations terroristes. L’appréciation de la preuve relève de l’expertise du décideur. Les motifs du second agent démontrent qu’il a tenu compte adéquatement des éléments de preuve dont il disposait. En outre, ces motifs sont transparents, intelligibles et justifiés.

(3) La conclusion du second agent suivant laquelle le demandeur principal était membre de l’ETIM était-elle déraisonnable?

a) Thèse des demandeurs

[79] La conclusion du second agent selon laquelle le demandeur principal est membre du groupe est déraisonnable, car il n’a pas appliqué le critère juridique de l’appartenance et n’a pas tenu compte des faits en l’espèce. La « participation » du demandeur principal aux activités du groupe ne constitue pas une « appartenance » au sens de la jurisprudence.

[80] Une interprétation « large et libérale » d’« appartenance » ne signifie pas que quiconque ayant déjà eu affaire à une organisation terroriste peut être considéré comme étant membre de cette organisation (Toronto Coalition to Stop the War c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 957 au para 118 [Coalition to Stop the War]). La « simple appartenance passive » n’est pas suffisante pour conclure à l’appartenance au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR (Hosseini c Canada (Ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté), 2018 CF 171 au para 44 [Hosseini]). De même, les « activités de faible niveau » telles que la distribution ou la photocopie de tracts, la participation à des réunions ou la possession d’une carte de sympathisant ne signifient pas automatiquement qu’il y a appartenance à une organisation terroriste (Nassereddine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 85 au para 24 [Nassereddine]; Miguel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 802 aux para 24, 32‑33 [Miguel]). D’après les conclusions du second agent, le demandeur principal ne participait même pas aux activités de faible niveau. De toute évidence, sa « participation » n’était pas assez importante pour en déduire qu’il était un membre en règle (Miguel, au para 31). Le demandeur principal n’a jamais participé à l’entraînement militaire et n’a touché à aucune arme. Il n’avait jamais entendu parler de l’ETIM avant d’être interrogé à Guantánamo.

[81] De plus, les conclusions du second agent concernant les activités du demandeur principal sont elles-mêmes déraisonnables. Premièrement, le séjour de trois mois du demandeur principal dans le village ne devrait pas être considéré comme une appartenance au groupe. Deuxièmement, l’adhésion du demandeur principal aux objectifs de l’ETIM ne peut être considérée comme une appartenance au groupe. Troisièmement, l’association à des Ouïghours qui ont également été accusés à tort d’être des terroristes ne peut raisonnablement permettre de conclure à l’appartenance au groupe. Enfin, non seulement le demandeur principal n’est pas un combattant ennemi, mais il n’existe aucune preuve crédible qu’il est membre de l’ETIM.

[82] Enfin, le demandeur principal ne possède pas le « lien institutionnel » avec le groupe ou la « participation consciente » aux activités du groupe nécessaires pour être membre de l’ETIM suivant l’alinéa 34(1)f) (Sinnaiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1576 au para 6 [Sinnaiah]). Un tel lien peut être établi si le demandeur a « admis être membre » et qu’il a « volontairement participé à diverses activités qui sont écrites par la jurisprudence comme respectant les exigences d’appartenance de l’alinéa 34(1)f) » (Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 397 au para 34 [Khan]). Le demandeur principal n’a jamais participé à des activités qui soutiennent l’ETIM et il n’est pas membre de l’organisation.

b) Thèse du défendeur

[83] La conclusion d’appartenance du second agent était raisonnable. L’« appartenance » au sens de la LIPR n’exige pas le statut de membre en règle ni la participation concrète à des actes de terrorisme (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 aux para 24‑25; Khan, aux para 29‑30); Vukic c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 370 aux para 33‑34. L’appartenance devra souvent être inférée en fonction des circonstances (Coalition to Stop the War, au para 128; Nassereddine, au para 55). En l’espèce, les faits satisfont à l’interprétation « large et libérale » donnée aux termes « organisation » et « membre » à l’article 34 de la LIPR (Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux para 27‑32).

[84] Les demandeurs s’opposent à l’observation du second agent selon laquelle le demandeur principal maintient des liens avec les membres du camp, mais ce dernier ne tient pas compte de la déclaration explicite du second agent selon laquelle sa conclusion sur l’appartenance ne changerait pas si le demandeur principal n’était pas en contact avec ces personnes.

c) Conclusion

[85] À mon avis, si l’on tient compte des faits de l’espèce et des conclusions défavorables du second agent en matière de crédibilité, la conclusion selon laquelle le demandeur principal est un membre de l’ETIM se situe à l’intérieur d’une gamme d’issues raisonnables.

[86] Comme l’a indiqué le défendeur, la conclusion d’appartenance devra presque toujours être inférée par le décideur, puisqu’il sera rare que de telles informations soient fournies volontairement (Coalition to Stop the War, au para 128; Nassereddine, au para 55).

[87] Le demandeur principal invoque une série de décisions à l’appui de la proposition selon laquelle les contributions mineures aux organisations terroristes ne suffisent pas à démontrer l’appartenance (Hosseini, au para 44; Nassereddine, au para 24; Miguel, aux para 24, 33). Les critères d’évaluation de l’appartenance sont contextuels et peuvent comprendre le degré de participation et sa durée, les intentions d’un demandeur, son but et son engagement à l’égard de l’organisation et son adhésion à ses objectifs (Nassereddine, au para 24). L’appartenance officielle au sens que l’on donne aux organisations légitimes n’est pas requise (Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 au para 92 [Mahjoub CAF]). La participation officieuse ou un appui peut suffire à démontrer l’appartenance (Khan, au para 30).

[88] Le demandeur fait valoir que le « lien institutionnel » avec une organisation terroriste ou la « participation consciente » aux activités de cette dernière est nécessaire pour justifier l’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f), mais je fais remarquer que notre Cour a conclu que ni la décision Sinnaiah, ni la décision Krishnamoorthy n’avaient précisé le sens de ces expressions (Khan, au para 34).

[89] D’une part, notre Cour a conclu que la « connaissance » et la « complicité » ne sont pas des conditions préalables à l’« appartenance » (Khan, au para 29; Kanagrendin, aux para 22, 25; Nassereddine, au para 74). Toutefois, la question de savoir s’il existe un « lien institutionnel » ou un « élément mental » a néanmoins été examinée dans diverses décisions malgré cette règle (voir, par exemple, Khan, au para 43 et Mahjoub (Re), 2013 CF 1092, aux para 64‑65, 590‑591, 631 [Mahjoub (Re)]).

[90] Dans la décision Mahjoub (Re), la Cour fédérale a examiné la question de savoir si le demandeur en l’espèce présentait un élément mental d’appartenance. La Cour fédérale a conclu que le demandeur avait « “un lien institutionnel avec [Al Jihad] et [...] il a sciemment participé aux activités de l’organisation” et il y avait des motifs raisonnables de croire “que [le terroriste] était au courant de cet entraînement” qui se donnait dans une ferme au Soudan où il travaillait et qu’il en était “complice” » (Mahjoub CAF, au para 95 citant Mahjoub (Re) aux para 482, 504, 628‑632). En appel, la Cour d’appel fédérale n’est pas intervenue dans l’approche adoptée par la Cour fédérale (Mahjoub CAF, aux para 91, 95, 98). En fin de compte, l’existence d’un lien institutionnel exige des éléments de preuve et dépend des faits de l’espèce bien que cela ne soit pas toujours nécessaire (Sinnaiah, au para 17).

[91] À mon avis, les motifs du second agent démontrent qu’il a adéquatement tenu compte de ces principes juridiques et qu’il les a appliqués à la preuve dont il disposait. Le second agent a indiqué que le demandeur principal a vécu avec des membres de l’ETIM pendant trois mois en Afghanistan et que cela démontrait un degré élevé d’engagement. Le second agent a également fait remarquer que le groupe possédait des [TRADUCTION] « armes » pour leur « entraînement contre la Chine ». En outre, le second agent a souligné qu’à l’entrevue de mars 2016, le demandeur principal s’était dit d’accord avec les objectifs du groupe et avait déclaré qu’ils vivaient de manière « solidaire » et qu’ils étaient comme une « famille ». J’estime qu’à la lumière de ces faits en particulier, l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur principal était membre de l’ETIM. Je conclus que ces faits, pris ensemble, démontrent que le demandeur principal avait un lien institutionnel avec une organisation terroriste ou qu’il a consciemment participé aux activités de cette dernière pour l’application de l’alinéa 34(1)f). Bien que la connaissance ou la complicité ne soient pas requises, je conclus, au vu de la preuve au dossier, que la connaissance et l’acceptation des objectifs du groupe par le demandeur principal, en plus de la durée de son séjour avec le groupe, indiquent plus qu’une simple participation passive.

[92] Le second agent a raisonnablement tenu compte de la preuve, y compris les questions liées à la crédibilité, et il a raisonnablement conclu que le demandeur principal était membre de l’ETIM.

C. La Cour doit-elle procéder à une substitution indirecte?

[93] Il n’est pas nécessaire d’examiner cette question puisque j’ai conclu que la nouvelle décision était raisonnable et que le second agent n’a pas enfreint le droit à l’équité procédurale du demandeur principal.

VII. Conclusion

[94] La demande de contrôle judiciaire est rejetée sans frais. Il n’y a pas eu violation du droit à l’équité procédurale des demandeurs et la décision rendue à l’issue du nouvel examen possède toutes les caractéristiques d’une décision raisonnable.

[95] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5109-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

  3. L’intitulé est modifié afin de retirer le nom des deux enfants.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-5109-20

 

INTITULÉ :

AYOUB HAJI MOHAMMED, AIERKEN MAILIKAIMU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Prasanna Balasundaram

POUR LES DEMANDEURS

Gregory George

Bradley Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Downtown Legal Services

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.